Manger,
quand on y pense, ça ressemble toujours à un meurtre : n‘est-ce
pas, en effet, le seul acte qui nous « condamne » à supprimer
l’objet même de notre désir ?
(Nadine
Vasseur, Le
poids et la voix,
Le temps qu’il fait, 1996)
Cette
excellente remarque de Nadine Vasseur dans son bel essai vaut pour
quasiment tous les désirs : ne parle-t-on pas de « petite
mort » pour l'amour ? Et, quand on a vu un film, la
plupart du temps, ne disparaît-il pas de notre désir ? Idem
pour un roman ? Cependant, il est des films, des romans, des
amours fort heureusement et même des aliments qu'une seule
consommation n'annihile pas. Parmi les derniers films vus, je vais
vous en présenter deux que je recommande : des films français
qui donnent une belle vision de notre cinéma, toujours vivant.
***
Avec
Tempête,
Samuel Collardey nous offre un très beau film, qui sonde
formidablement les âmes. Il se passe en partie sur la mer, car le
personnage principal, Dom, pratique le "grand métier", dix jours en
mer et deux jours à terre l'hiver, quinze jours en mer et deux jours
de repos l'été. C'est dire qu'il ne peut pas s'occuper excellemment
de ses deux adolescents dont il a la garde et qu'il aime farouchement
au point d'avoir adopté l'aînée, Maylis, fille de sa femme et de
père inconnu.
Ah !
La mer… Éléments déchaînés… Ses somptueuses tempêtes, la
vulnérabilité pour ceux qui vivent de tels moments. Et le gouffre
qui sépare la terne vie des terriens de celle, exaltante, des marins...
Pour Dom,
trente-huit ans, la mer et la pêche sont sa passion. Il balance
entre entre l'état d'adulte et celui de l'éternel adolescent qu'il
fut lors de son premier embarquement à seize ans. Mais voilà, ses enfants sont
devenus adolescents, et il se comporte en grand frère
avec Matteo et Mailys : taquineries, batailles, jeux quand ils
se retrouvent. Mais Matteo et surtout Maylis ne sont pas vraiment armés pour la vie, ils auraient besoin d'un père. Certes Matteo pourra suivre sa trace et devenir marin. Mais Mailys, c'est autre chose. À seize
ans, elle est enceinte quoique dans un déni de grossesse, et le bébé
présente des malformations, il faut faire une opération. Et Dom,
reparti sur la mer, sera absent dans ce moment crucial pour elle.
Comprenant qu'il risque alors de perdre la garde de ses enfants, Dom
tente une reconversion à terre. Mais nous sommes aujourd'hui :
le contexte social est mauvais, la crise affecte aussi la pêche, et
se lancer dans l'aventure (achat d'un bateau) sans soutien financier se révèlera
impossible. Tempête
est un film d'une humanité profonde, un grand film social qui parle des humbles,
chose rare au cinéma. Ne le ratez pas quand il passera à la
télévision. Les trois acteurs principaux jouent leur propre rôle.
Avec
Le
cœur
régulier,
cette fois co-production franco-belge tirée d'un roman d'Olivier Adam, on est dans un autre monde. Qui n'a
jamais eu envie de se suicider ? Alice (Isabelle Carré,
magnifique) vit dans un univers protégé, elle a tout pour être heureuse : maison ultra sophistiquée,
beaucoup d'argent, deux beaux enfants, un mari aimant, mais sa vie tourne à vide. Quelque chose ne va pas tout à fait chez elle. C'est l'arrivée de son jeune frère
Nathan et son accident de moto dans lequel il meurt qui va la
troubler. Mais avant sa mort tragique, elle a eu le temps de renouer le lien avec Nathan
le vif, l'impétueux, le bohème, riche de ses faiblesses et
de ses sentiments, qui vit, lui. Quand il a débarqué dans la
maisonnée (en l'absence du couple de parents partis pour une soirée), il chamboule tout : il organise une partie de crêpes dans la
cuisine, les gosses crient, osent rire, et Alice s'illumine. Seul
Léo, le trop parfait mari, résiste à cet enthousiasme. Dans la nuit,
Nathan enfourche sa moto et entraîne Alice. Il lui avoue qu'il
revient du Japon, où il a fait une rencontre qui l'a transformé. Il
se sent en paix avec lui-même.
Désarçonnée par ce décès brutal, Alice prend l'avion. C'est
au-dessus de falaises battues par les vents, au Japon, qu'elle va
trouver le désir de vivre et non pas de survivre. Elle y est en quelque sorte sauvée par
Daïsuke, celui qui recoud ceux qui n'ont plus le cœur à vivre. Sans les juger, sans les consoler. Simplement il écoute. Il a tout abandonné
pour se placer du côté de ceux qui ont besoin d'une main secourable
à un moment de leur vie. C'est très beau, fin, délicat, sans pathos ! Un personnage proche de Fúsi dans le film islandais récent. Belle utilisation du cinémascope. Un grand moment.