samedi 29 septembre 2018

29 septembre 2018 : Le "manger"...


Pousser jusqu’en haut des collines, chez les Mzoungous, nantis métropolitains parqués dans leurs luxueux ghettos gardés par des molosses qui mangent trois fois plus de viande qu’une famille entière de pêcheurs anjouannais.
(David Jaomanoro, Le cycle de Mayotte, Pierrot, in Œuvres complètes, L’Harmattan, 2017)


Le fait que j’ai participé à des ateliers d’écriture autobiographique ces deux dernières années a fait ressurgir à ma mémoire des souvenirs enfouis et parfois douloureux, notamment en ce qui concerne mon rapport à la nourriture. c’est que je reviens de loin !
En effet, mes premiers souvenirs de table qui remontent aux années 1949 à 1951 montrent que je venais manger à reculons. Car j’allais trouver dans mon assiette des mets qui me déplaisaient. Ma mère avait bien compris que je n’aimais pas le lait (mais avec sept morceaux de sucre, le lait au chocolat du petit déjeuner arrivait à glisser dans mon gosier, sucre + chocolat couvrant le goût infect du lait) ni le beurre. Donc elle ne beurrait pas mes tartines du petit déjeuner (elle avait bien essayé en le recouvrant de confiture, mais je l'avais remarqué, ça puait le beurre), mais elle en mettait dans tout le reste de la nourriture : résultat, je n’aimais quasiment aucun légume (sauf les frites, cuites à l’huile chez nous). Me restaient la soupe (ma grand-mère n’y mettait jamais de beurre), la viande et le poisson, en général grillés à la poêle ou au four, les œufs au plat et les omelettes pour lesquelles on n’utilisait pas non plus le beurre. Mais la purée (gorgée de lait et de beurre), les petits pois, les haricots verts et la plupart des végétaux puaient le beurre, qu’on ne voyait pas, puisqu’il avait fondu.
Ma mère pensait que le beurre contenait une vitamine qu’on ne trouvait pas ailleurs, et donc que j’en avais besoin, comme mes frères et sœurs. Résultat, mangeant en grande partie par déplaisir (d’autant plus que mon père, quand il était là, ne me laissait pas sortir de table avant que mon assiette ne soit entièrement vide), je mâchonnais par bribes et buvais pour pour faire glisser ces mixtures infâmes, et bien sûr, je traînais, donc ça avait refroidi et c’était encore plus mauvais ! Mangeant sans plaisir, je ne profitais pas, ne grandissais guère et étais très maigre. Ce qui m’a sauvé, ce fut le médecin de famille qui exigea un changement d’air en 1952 ; je fus expédié en août chez mon oncle et ma tante des Basses-Pyrénées, où, Dieu merci, on ne cuisinait pas au beurre, et où je découvris avec stupeur que carottes, petits pois, poireaux, haricots verts, épinards etc., avaient bon goût, une fois retiré le goût du beurre… On me ramena en meilleure forme, et ma tante dit à ma mère de ne pas rajouter de beurre à mon alimentation et que je mangeais très bien.
J’ai gardé aussi de cette époque un retard de croissance important : à quatorze ans, en 3ème, je mesure à peine 1,30 m et je craignais de ne jamais grandir comme les autres. J’étais toujours un enfant et j’ai eu une puberté très tardive. Par ailleurs, c’est quand même dans ma petite enfance que j’eus mes première douleurs d’estomac qui, au fil des ans, se muèrent en un ulcère qui culmina en novembre 1968 par une perforation et une hémorragie interne dont je fus sauvé de justesse.
Tout ça pour dire que manger est pour moi seulement une nécessité, mais que je ne ferai aucune folie pour aller manger au restaurant (d’autant plus que viandes et poissons y sont la plupart du temps enrobés de sauces qui puent le beurre, la crème fraîche, le yaourt ou le fromage). Pourtant, je ne suis pas si difficile qu’on le dit : sur les cargos, ou à Cuba, par exemple, j’ai toujours très bien mangé, alors que je suis presque toujours malheureux dans les restaurants gastronomiques !


Sur ce, je pars à Bruxelles signer mon nouveau livre et rencontrer les autres auteurs de la collection Opuscules demain dimanche à la Librairie Les mots passant...

vendredi 28 septembre 2018

28 septembre 2018 : des hommes libres et fraternels


Des gens quittent leur pays pour mille raisons : pour sauver leur vie, pour manger, pour vivre décemment, pour fuir des persécutions, à cause d’une pénurie, à cause de leur religion, à cause de leur orientation sexuelle...
(Éric Pessan, Dans la forêt de Hokkaïdo, L’école des loisirs, 2017)


J’attendais ce film avec impatience, et je dois dire qu’il ne m’a pas déçu. Libre relate deux années environ de la vie de Cédric Herrou, un de ces Français admirables (si, si, il en existe !) qui font que je n’ai pas honte d’être français. Il se trouve que ce matin même, à la radio, j’entendais que selon un sondage, 74 % des Français sont hostiles à "l’accueil de l'Aquarius", soi-disant toutes sensibilités politiques confondues (même la France insoumise serait à 53 % ou quelque chose comme ça…). Je sais bien ce qu’il faut penser de la radio et des sondages : c’est bien souvent du vent ! Cependant, je trouve étonnant d’une part, qu’ils aient sorti ce sondage, en même temps que le film, d’autre part, qu’ils aient cru bon d’ajouter le score des "Insoumis". Comme pour dire, voyez, même les gens prétendument de gauche sont contre ! Je regrette, je me considère comme de gauche, j'étais et je suis toujours pour l'accueil de l'Aquarius en France, et je trouve ignoble, d'abord la tenue d’un tel sondage, et surtout la façon de le manipuler. J’ai pu discuter avec quelques spectatrices à la sortie du film, et constater que la France accueillante existe bel et bien, c’est celle qui n’oublie pas la totalité de la devise républicaine, et pour qui la fraternité et l’égalité ne sont pas des vains mots…


Donc on trouve ici le portrait d’un juste, d’un solidaire pour qui les migrants sont d’abord des êtres humains, des frères et sœurs. Son action a tout de même permis que le Conseil constitutionnel le 6 juillet dernier, rappelle que l’aide désintéressée au séjour de personnes en situation irrégulière (sans papiers) ne pourra plus être passible de poursuites. C’est donc la fin du délit de solidarité ! Cédric est un simple paysan, mais un homme qui réfléchit, un homme de bon sens aussi ; il a de l’espace chez lui et commence en 2016 à accueillir des réfugiés (c’est le terme qu’il utilise), à convaincre d’autres solidaires comme lui d’apporter une aide alimentaire, juridique (avocats), médicale (infirmières et médecins), à squatter un bâtiment inoccupé des la SNCF pour les loger, quand l’afflux devient trop massif. Il est harcelé par la police et la gendarmerie aussi bien que par la Préfecture qui, pourtant, se met elle-même hors-la-loi en refusant d’accueillir les demandeurs de droit d’asile. Toujours calme, jamais il ne se laisse intimider par les gardes à vue et les convocations au tribunal, et galvanise par son action d’autres hommes et femmes de bonne volonté. Pour justifier son action, outre le devoir d'humanité, il prend surtout prétexte que, parmi les réfugiés qui débarquent chez lui, il y a de nombreux enfants et adolescents, et que les mineurs sont censés être protégés, une fois qu’ils sont en France.


Au moment où jeudi prochain, je vais à Aigues-Mortes participer à la journée de commémoration du deux cent cinquantième anniversaire de la libération de Marie Durand (après trente-huit ans de détention !), célèbre résistante protestante aux persécutions du fanatisme étatique de la Royauté française, consécutif à la Révocation de l’Édit de Nantes, voir qu’il existe des hommes et des femmes qui ne sacrifient rien au principe de la fraternité, ça fait chaud au cœur ! Et, le 17 octobre prochain, sort le superbe documentaire consacré au procès de Mandela ; je nage dans la félicité de la fraternité en marche, pour reprendre une expression à la mode...




Lire, sur le même sujet de l'accueil des migrants, une autre action intéressante, celle du maire de Lalizolle : 
https://www.anti-k.org/2018/09/28/lalizolle-terroir-daccueil-pourlaccueildesmigrants-regards-fr/

jeudi 27 septembre 2018

27 septembre 2018 : le poète du mois, Eugène Guillevic


Ils étaient probablement en quête des mêmes choses : l’obscur, le sauvage, la timidité et la sécurité perdue de l’enfance.
(Tove Jansson, Le loup, in La cartographe et autres nouvelles, Le livre de poche, 2018)


Je ne sais si on lit toujours Guillevic aujourd’hui ; mort en 1997, il doit traverser le purgatoire des poètes et des écrivains ! Je suis tombé dans ma bibliothèque de quartier sur un recueil de textes posthumes : Ouvrir, poèmes et proses, 1929-1996 (Gallimard, 2017). Une chance pour une si petite bibliothèque d’avoir un fonds poésie assez fourni !
J’en extrais cette chanson, extraite de Les chansons de Clarisse, écrites en 1967-1968, en hommage à Elsa Triolet, recueil de chansons qui furent mises en musique par Philippe Gérard et chantées par Jeanne Moreau.


On me reproche aussi
De n’avoir pas aimé,


Ce qui s’appelle aimer,
Qu’ils appellent aimer.


Mais qu’est-ce qu’ils en savent
Et qu’est-ce que j’en sais ?


À chacun son amour
Et son besoin d’aimer.


Peut-être que le mien
Est un besoin d’amour,


Qui ne peut tout à fait
Se fixer dans un corps


Et qui reste le chant
Que je jette vers vous,


Que je n’oserais pas,
Si je manquais d’amour.


samedi 22 septembre 2018

22 septembre 2018 : Dostoïevski en filigrane


BORKMAN : Oui, voilà bien notre mal, la malédiction qui pèse sur nous autres, les isolés, les élus. La masse, la foule, la médiocrité ne nous comprend pas, Wilhelm.
(Henryk Ibsen, John Gabriel Borkman, trad. Maurice Prozor, Actes sud-Papiers, 1989)



Voici deux cinéastes relativement reconnus, avec déjà quelques films à leur actif, et dont je n’avais jamais rien vu. Leurs films sont sortis en même temps cette semaine en France et m’ont fait penser à Dostoïevski (Les possédés pour Climax, L’idiot pour Leave no trace), sans doute parce que cet écrivain est un de ceux qui laissent le plus de traces en nous, et qu’on en trouve des reflets ici et là.



Debra Granik nous conte l’histoire d’un père et de sa fille. Le père a un passé troublant (sans doute vétéran d’une guerre, Afghanistan ou Irak, mais nous n’en saurons rien) qui l’empêche de se réadapter dans le monde tel qu’il est ; il a entraîné son adolescente de fille, Tom, dans la forêt de l’Oregon. Ils y vivent libres et heureux, dans une sorte de clandestinité sauvage, faisant de temps en temps un saut en ville pour se ravitailler (et sans doute récupérer la pension de Will), même s’ils se livrent aussi à la cueillette de champignons et à un peu de jardinage. Ils recueillent l’eau de pluie, font du feu de manière archaïque pour économiser le propane et dorment ensemble sous la tente ; et Will éduque parfaitement sa fille. Mais, quand ils sont découverts, ils se retrouvent propulsés dans une maison que leur proposent les services sociaux où Will ne se sent pas à l'aise. Ils s’enfuient de nouveau au bout d’un certain temps et échouent dans une sorte de camping en forêt, peuplé de "baba-cools". Tom s’y plaît. Je n’en dis pas plus pour ne pas dévoiler toute l’intrigue (le roman original L’abandon de Peter Rock est traduit en Points Seuil). On voit ici l’Amérique des "laissés-pour-compte" : par moments, on pense à Steinbeck. La nature est magnifique, il pleut beaucoup en Oregon. Mes voisins étaient des Américains originaires de l’Oregon, avec qui j’ai pu discuter un peu à la sortie. Le duo père-fille est magnifique et nous permet d’entrevoir la manière d’explorer d’autres chemins de vie, hors de la normalité, de la société de consommation, de la publicité et des écrans envahissants. Quand l’assistance sociale offre un téléphone au père, il décline, disant ; « On s’en est bien passé jusqu’ici ! » (je rappelle que je n'ai eu un téléphone à la maison qu'en 1984 !). Ce père, qui m’a rappelé le prince Muychkine de Dostoïevski, par son inadaptation au réel, est une figure bouleversante. Mais la fille, Tom, prouve qu’elle a été bien éduquée, en lui laissant in fine vivre sa vie… Bouleversant.


Je suis resté plus mitigé devant Climax. C’est effectivement très bien filmé, et Gaspar Noé montre qu’il sait se servir d’un caméra. La première séquence musicale est, à ce titre, virtuose : une séquence de danse collective admirablement chorégraphiée sur une musique qui aurait eu tout pour me déplaire, mais qui m’a plu parce qu’elle convenait aux mouvements de caméra et des danseurs. Mais la suite n’est pas à la hauteur, à mon avis, ou bien j’ai décroché en cours de route. On comprend qu’on est dans un lieu fermé où un groupe danse sous la direction d’une chorégraphe : sans doute pour clôturer une fin de répétition. Mais, après ce premier moment magnifique, il y a un buffet avec de la sangria dans laquelle quelqu’un a mis une drogue ; la soirée devient une espèce de défonce qui se termine plutôt mal. Ce qui a commencé en "musical" s’achève en film noir, voire d’horreur. Je ne regrette pas de l’avoir vu, mais je suis perplexe ; j’irai emprunter des dvd d’autres films de Gaspar Noé à la médiathèque pour essayer de me faire une idée plus juste. Pourquoi ai-je pensé aux Possédés de Dostoïevski ? Parce qu’ici la musique électro et disco, la danse et la drogue du XXIème siècle remplacent pour nos modernes nihilistes l’attrait de la révolution qu'avaient les Russes de l’avant-dernier siècle. Et on est dans un lieu clos, étouffant, où il manque le "bonheur qui arrive : c’est le vent salé qui te frappe au visage, un frémissement qui te parcourt la peau et qui te donne envie d’embrasser tout le monde" (Eduardo Galeano, La chanson que nous chantons, Albin Michel, 1977), ce bonheur que procure la forêt aux héros de l’autre film. 

 
Anniversaire : 22 septembre 1792 : proclamation de l’an 1 de la République française !

vendredi 14 septembre 2018

14 septembre 2018 : un manifeste pour l'égalité de "toustes" ?


accepter pleinement la différence des sexes et pourtant refuser ce qui en découle dans notre société. Refuser ce qu’on fait aux filles et aux garçons, et en particulier qu’il faille nécessairement leur apprendre qu’ils sont des filles et des garçons. Refuser de les transformer en filles et en garçons, c’est-à-dire en caricatures, en stéréotypes, en images d’Épinal.
(Thierry Hoquet, Sexus nullus, ou l’égalité, iXe, 2015)


Eh bien, à peine rentré, je me suis lancé dans la lecture (encore, me dites-vous ? Ben oui, y a pas de raison, j’ai appris à lire, j’ai du temps devant moi, il y a des tas de livres que j’ai envie de lire, et pourquoi m’en priverais-je, puisque j’aime ça. Ceux qui ne lisent pas peuvent toujours trouver comme excuse : « Je n’ai pas le temps », la vérité est qu’ils n’aiment pas ça. Ils trouvent bien du temps à perdre en allant au bistrot, voir un match de foot ou de rugby, regarder une nième émission de télévision… En réalité, on fait ce qu’on aime, on ne fait pas ce qu’on n’aime pas. Osons le dire, et ne pas nous cacher sous des prétextes ou des excuses bidon !) d’un livre que m’a prêté mon ami G. à mon retour de Venise. Il s’agit d’un livre dont je ne connaissais pas l’auteur, et dont je n’avais jamais entendu parler, bien que paru depuis 2015. Depuis, il semble que Thomas Hoquet ait écrit une sorte de suite, intitulée Déicide, ou la liberté (même éditeur féministe), en attendant sans doute de terminer sa trilogie sur ..., ou la fraternité ?.


C’est un roman politique, mais à la manière d’un conte philosophique à la Diderot ou à la Voltaire. L’auteur nous convie à nous interroger sur la question du genre (masculin/féminin) à propos d’une élection présidentielle en France, tout à fait transparente, puisqu’il se serait agi de celle de 2018 si le héros, notre Candide candidat imaginaire, prénommé Ulysse Riveneuve (en référence à l’Odyssée ?) s’y était présenté. Son programme unique : faire disparaître la notion du genre, donc du sexe, dans notre état-civil et sur les cartes d’identité, le genre ne sera plus considéré, au même titre que la religion ou les origines, que comme une donnée privée. Riveneuve va démontrer au fil de sa campagne électorale le bien-fondé de son idée toute simple et peu à peu gagner les médias, les médecins et biologistes (car effacer le sexe de l’acte de naissance n’altère en rien la différenciation sexuelle réelle), les juristes, les athées aussi bien que les représentants des différentes religions, les féministes et fin de compte presque tout le monde, en dehors des fieffés réactionnaires et intégristes de tout poil, il est vrai, fort nombreux. Et ça pourrait changer toute la société. Allant jusqu’au bout de l’idée (et l’on sent pointer ici l'auteur, philosophe spécialiste des Lumières), le candidat nous convie à imaginer une nouvelle société et à nous interroger sur la notion de genre, son sens et son utilité dans nos sociétés, sur l’éducation des garçons et des filles ("Le monde des enfants est le premier cercle du royaume des normes"). L’auteur se montre particulièrement critique, voire ironique, sur la classe politique dans son ensemble, sur la nullité des médias, quand ils sont pris de court par une idée nouvelle, et surtout par un quidam non issu du sérail politique. Il donne les arguments pour et contre (ceux-ci provenant principalement du Parti Pour Tous, inénarrable assemblage unifié du FN et de la droite conservatrice), et en fin de compte parvient à convaincre et à être élu.
Un livre qui fait réfléchir sur les transformations de la société (mariage pour tous, PMA, GPA, mixité) et à l’heure des "meetoo", "mais délivre-nous du Mâle !" et autres "balance ton porc", il nous invite à réfléchir sur les difficiles conquêtes de l’égalité, toujours potentiellement suspendues (acceptation et non pas simple tolérance des diverses formes de sexualité, acceptation et non pas simple tolérance de l’interruption de grossesse, parité insuffisante dans les professions et la politique) sur la situation des femmes, toujours citoyennes de seconde zone, sur la frilosité des diverses gauches, toujours un peu (et même beaucoup) machistes.
Ça pourrait être ennuyeux : c’est palpitant, et ça nous change des nombreux ouvrages se disant politiques sur les campagnes présidentielles, qui nous plongent dans l’inintérêt le plus absolu. Ici, les discours, les manifestes (le "Manifeste Unisexe"), les débats sur les plateaux télévisés, tout concourt à maintenir l’intérêt. Et si on sortait des stéréotypes de genre, si on permettait à chacun de devenir ce qu'il veut, si "Sexe ne rimait plus avec Pouvoir" ?  Le mot "épicène" est longuement développé : Amélie Nothomb aurait-elle lu ce livre qui lui aurait donné l'idée de son nouveau roman ???

 

jeudi 13 septembre 2018

13 septembre 2018 : L'Italie "une et indivisible" ?


Le roman, en revanche, le saisit à chaque page, et il se plonge dans la tragédie annoncée d’un personnage anonyme et banal – si lointain, si étranger qu’il finit par s’en sentir proche.
(Canek Sánchez Guevara, 33 révolutions, trad. René Solis, Métailié, 2016)


Il n’est pas de plaisir complet dans la vie, pour moi, sans avoir un brin de lecture. Et, quand je suis à Venise, c’est pareil.  Et, comme toujours en déplacement, j'essaie de lire "local" !

 
J’avais emporté là-bas deux romans italiens. J’ai commencé par un grand classique italien, celui d'Antonio Fogazzaro, Un petit monde d'autrefois (1895). Il s’agit d’un roman historique qui se déroule dans la région de la Valsoda, sous occupation autrichienne, pendant les années 1850, jusqu’à la guerre d’indépendance et la formation du royaume d'Italie. C’est un roman à la fois réaliste, régionaliste, aussi bien que spiritualiste. Franco Maironi, jeune homme élevé par sa grand-mère attachée à la cause autrichienne, rompt avec elle en se mésalliant avec une jeune fille d'opinions libérales et favorables à la cause italienne. La grand-mère menace de le déshériter. Heureusement, un vieil oncle de Louise les abrite dans sa maison au bord du lac de Lugano, et partage avec eux sa modeste retraite. Franco et Louise ont une petite fille, Maria. Mais un jour que Louise s'est absentée dans l'intention de faire valoir les droits de Franco auprès de sa grand-mère, la petite fille échappe à la surveillance de la servante et se noie. Fatalité, injustice, Louise, malgré son chagrin, reste décidée à se battre, sans l’aide de la religion. C’est la foi par contre qui conforte Franco dans cette dure épreuve et le décide à rejoindre Turin pour se battre pour la future patrie. Conflit de famille, conflit d'opinions politiques, esprit de liberté et enthousiasme patriotique se mêlent avec bonheur dans ce roman très vivant et bien documenté. Je l’ai dévoré, encore un grand roman du XIXème siècle. Il m'a tellement plu que j'ai acheté la version originale italienne !!!

Le roman de Francesca Melandri, Eva dort, très différent et plus moderne, est également un roman historique. Mais il parcourt toute l’histoire du XXème siècle à partir du moment où les traités de 1919 ont attribué à l’Italie le Tyrol du sud, devenu Haut Adige, enlevé à l’Autriche qui a perdu la guerre. Mais la population qui y vit est germanophone et n’entend pas s’intégrer ni subir une assimilation forcée. Ce rattachement arbitraire, la colonisation brutale sous Mussolini, l’exil de certains et la résistance des autres habitants, leur attachement à leur langue, leur culture et leurs traditions, vont entraîner après la guerre des formes violentes : attentats et terrorisme, avant d’arriver tardivement à un compromis avec le gouvernement italien, octroyant une large autonomie à la région. Telle est la toile de fond du roman qui raconte l’histoire de deux femmes, Gerda, fille-mère qui doit se battre pour mériter la considération, et sa fille, Eva, jeune femme émancipée et libre. C’est à la fois un itinéraire géographique (Eva entreprend un long voyage du Haut Adige jusqu’en Sicile pour aller assister aux derniers moments de Vito, un ancien carabinier qui fut le grand amour de sa mère et qui lui a servi de père pendant quelques années de son enfance) qui alterne avec les souvenirs qui remontent pendant le temps du voyage, une sorte de narration chronologique qui évoque l'histoire de la mère, de son entourage, du grand-père, du frère, des autres habitants du village et de la vallée. Les uns s’accommodent du joug italien. D’autres se révoltent. C’est donc un double voyage qui nous est raconté, le voyage actuel d’Eva et le voyage dans le passé. La complexité des situations et de l’évolution de la région du pays est très bien rendue, les rapports sociaux sont impressionnants de justesse (riches/pauvres, relations difficiles entre les "colons" italiens, la police, l'armée et les autochtones, difficulté d’être fille-mère dans les années 50, difficulté de vivre son homosexualité pour certains, dont l’ami d’enfance d’Eva) et en filigrane, la délicate problématique des minorités linguistiques écrasées par le poids d'une république qui se veut une et indivisible (tiens, comme la nôtre !). L’auteur, qui connaît bien la région, utilise de nombreux mots du dialecte local dans les domaines quotidiens : se saluer, le vêtement, la cuisine, etc. C’est un excellent roman dans la lignée de celui de Fogazzaro ou de La storia d’Elsa Morante. 

 

mardi 11 septembre 2018

11 septembre 2018 : la Mostra de Venise 2018



En marchant, les femmes peuvent tout montrer, mais ne rien laisser voir.
(Balzac, Théorie de la démarche, Mille et une nuits, 2015)


Tout de même, quel bonheur c’était de se lever tôt, en général 6 h 45, de se préparer (rasage, douche, assouplissement gymnique), de descendre petit déjeuner à 7 h 15 (et garnir son sac au buffet de quelques victuailles, fruits, galettes de riz, œufs durs, petit pain et jambon pour le pique-nique de midi), puis vers 7 h 45 de se diriger à pied vers la station de vaporetto, le plus souvent San Zaccaria (20 minutes à pied, mais qui nous emmène direct à la Mostra), parfois l’Accademia (7 minutes à pied, mais ensuite, il faut au Lido prendre un bus ou ses jambes à son coup pour rejoindre la Mostra) dans les ruelles (calle) et places (campi, piazze) vides de l’encombrement des touristes encore au lit à cette heure et où l’on peut enfin marcher d’un pas normal.

au petit matin, le Palais des Doges, avant l'afflux des touristes
 
De découvrir dans ces vaporetti des gens de tout âge, en solo, en couple ou en petits groupes, qui ont les mêmes goûts, le même désir de la découverte de films du monde entier, qui se dirigent vers les mêmes lieux, qui compulsent le programme pour faire leur choix, qui parlent dans toutes les langues de ce qu’ils ont vu hier, d’observer leur accoutrement (les femmes démontrent l'aphorisme de Balzac cité en exergue), leur coiffure (pas mal de cheveux colorés en bleu, jaune, toutes les nuances de rouge, tiens, faudrait que j’essaye ça !), leurs tatouages (j’en avais jamais vu autant !), leurs sourires, leur calme lors du contrôle des sacs aux diverses entrées de la Mostra, bref de se sentir inclus enfin et un peu moins différent que dans la vie ordinaire.

le Palais du Casino, au style mussolinien

La Mostra nous propose des projections dans neuf salles allant de 1760 à 48 places. J’ai fréquenté surtout le Palabiennale (1760 places), la Sala Darsenna (1409 places), la Sala Perla (450 places), la Sala Giardino (446 places), et, épisodiquement, la Sala Grande (1032 places, projections officielles en présence de l’équipe du film projeté, je n’y suis allé qu’une seule fois, car il faut montrer patte blanche, c’est plein à craquer et on est souvent mal placé), et la Sala Volpi (149 places, réservée surtout aux projections de copies de films anciens restaurés : je n'en ai vu qu'un, du Mexicain Arturo Ripstein).

un Festival sous haute surveillance

Pour une fois, j’ai vu (dès le premier jour) le film qui a obtenu le Lion d’or, Roma, du Mexicain Alfonso Cuaron. Film en noir et blanc, il faudrait plutôt dire en gris et gris, car le parti pris esthétique est plutôt les différentes nuances de gris, c’est en effet un film intéressant : dans une famille de la classe moyenne, le père disparaît, les femmes (la mère et les servantes) doivent se serrer les coudes pour faire face. Lutte des classes (bourgeoisie/domestiques), lutte des races (bourgeoisie blanche/domestiques indiens) et lutte des sexes sont donc ici imbriquées. Les hommes, violents et inconscients, n’ont pas le beau rôle. Magnifique portrait de la jeune servante Indienne qui m’a fait penser à celle du Flaubert d’Un cœur simple.


Je privilégie toujours à Venise les films italiens et les films venant de petits pays ou de pays exotiques. Ma connaissance de l’anglais et de l’américain est trop faible pour voir ces films sous-titrés en italien. J’ai donc vu des films provenant du Brésil, de Hongrie, de Turquie, de l’Uruguay, du Cambodge, de Syrie, de Palestine, d’Inde, d’Argentine, du Kazakhstan, du Montenegro, du Guatemala, d’Iran, de Tunisie et du Japon. Je ne vais pas les détailler tous, mais parler seulement de ceux qui m’ont frappé.


la Sala Giardino, la plus récente (elle a deux ans)

Chez les Italiens, j’ai fortement apprécié Il bene mio, de Peppo Mezzapesa : dans un village durement touché par un tremblement de terre et vidé de ses habitants, un quinquagénaire fait de la résistance et ne veut pas quitter sa maison. Film humaniste, émouvant, solaire. J’irai le revoir à sa sortie ici, que j’espère vivement, mais dont je ne suis pas sûr.

acteur très applaudi, à juste titre ! 

La sortie des dictatures ou de la répression était souvent évoquée. Le magnifique film uruguayen La noche de 12 años, un des chocs du Festival, raconte le calvaire enduré par trois Tupamaros pendant la dictature militaire : c’est sec, sans graisse ni fioritures, un constat implacable. Le film brésilien Deslembro, lui, parle des disparus de la dictature militaire aussi à la même époque. L’annonce (une des rares comédies de la Mostra) montre des militaires qui tentent un coup d’état en Turquie et qui cherchent à s’emparer de Radio Istanbul pour annoncer leur réussite : j’ai beaucoup ri des péripéties de leur échec complet. Les Tombeaux sans noms est le retour au Cambodge de l’auteur qui a perdu une grande partie de sa famille et qui interviewe des rescapés qui ne savent pas où honorer leurs morts, disparus dans des fosses communes : impressionnant. Le jour où j’ai perdu mon ombre : dans la Syrie de 2012, une femme tente de conserver sa dignité. Le documentaire 1938 : diversi nous rappelle les lois raciales mussoliniennes et leurs terribles conséquences. Mafak raconte le difficile (impossible ?) retour à la réalité d’un prisonnier palestinien ayant passé quinze ans dans les prisons israéliennes.

mon meilleur film avec "Il bene mio" : exceptionnel et longuement applaudi

Autres films que j’ai beaucoup aimés : le film kazakh La rivière, où une famille isolée dans une ferme en pleine steppe se trouve confrontée à l’irruption de la modernité ; le guatémaltèque José traite, comme l’italien Saramo giovanni e bellissimi, du lien mère possessive/fils impossible à couper ; l’iranien As I lay dying, d’après Faulkner, nous révèle des secrets de famille après la mort du père ; l’indien Soni évoque la difficulté des femmes à assumer des charges jusque-là réservées aux hommes ; Le banquier anarchiste, d’après le superbe texte de Fernando Pessoa, est un régal esthétique ; Killing raconte une histoire de samouraïs dans le Japon d’antan ; Une histoire sans nom est un excellent polar hitchcockien tiré de l’histoire vraie du vol en Sicile d’un Caravage par la mafia ; L’heure de la sortie, un des deux films français que j’ai vus, est une formidable leçon sur les relations enseignants-élèves, avec un Laurent Laffitte qui crève l’écran (il sortira en janvier prochain).

très bon film aussi (mais austère)
Malgré tout, une assez bonne Mostra, même si je n’ai pas vu les films de Schoeller (Un peuple et son roi), d’Audiard (The sisters brothers) et de Kusturica (El Pepe, une vida suprema), paraît-il excellents. Et c'est aujourd'hui le 45ème anniversaire du coup d'état (réussi, celui-là, contrairement à celui fomenté dans le film turc) de l'infâme Pinochet !

bulletins de vote  du public pour les films des "Giornale degli autori"


lundi 10 septembre 2018

10 septembre 2018 : retournerai-je à Venise ?



Eh bien oui, messieurs, j’ai préconisé la grève des conscrits ; pourquoi ? C’est bien simple, les prolétaires n’ont rien à défendre, ils n’ont aucun intérêt à aller se faire casser les os à la frontière ou ailleurs. Pourquoi donc se battraient-ils ? Pourquoi exposeraient-ils leur vie ? C’est aux riches, c’est à ceux qui ont du bien au soleil d’empêcher l’ennemi de le leur prendre. C’est vraiment assez qu’ils exploitent les travailleurs sans que les travailleurs aillent risquer de se faire tuer pour garantir à leurs exploiteurs la libre jouissance du fruit de leur exploitation.
(Nicolas Didelin, lors de son procès, 10 janvier 1883)


Je ne sais pas pourquoi, mais pendant mon séjour à Venise (peut-être du fait que je suis passé une douzaine fois près de la prison et du célèbre Pont des Soupirs), j’ai pensé à cette réflexion d’un accusé du procès des 66 qui eut lieu à Lyon en 1883. Sans doute le contenu de plusieurs des films présentés qui dénonçaient diverses dictatures et la répression (Brésil et Uruguay des années 70, fascisme italien de 1938, Syrie de 2012, prisons israéliennes d'aujourd'hui, Cambodge de Pol Pot) ainsi que les difficultés des minorités (qui sont parfois la majorité, ainsi les femmes en Inde ou au Mexique) à survivre, m’ont rappelé la féroce répression des tribunaux de toute obédience (y compris dans les états dits "de droit").

la prison (à droite) et le Pont des Soupirs

Les grandes différences entre Venise de cette année et la Venise des années précédentes, c’est la quasi-disparition des migrants qui vendaient toutes sortes de choses à la sauvette dans les rues et qui s’envolaient, tels des moineaux, à l’apparition brusque des carabiniers. Est-ce un effet du nouveau gouvernement ? Sont-ils parqués quelque part où on ne peut plus les voir ? Je n’avais pourtant jamais entendu les Vénitiens – pour autant que je pouvais les comprendre – se plaindre d’eux, alors que les murs sont couverts de tags : TOURISTS GO HOME ! Et voilà que j’en suis un, même si je viens pour une raison particulière, et finalement, fais peu le touriste : 36 photos en neuf jours !

le Pont de l'Accademia, sur le Grand Canal

Je vieillis : il faut que j’aille à Venise pour le constater. On y marche beaucoup, on y grimpe pas mal d’escaliers, on y piétine aussi dans les rues emplies de touristes justement, tous munis de leur troisième bras, le smartphone prêt à s’enclencher au quart de tour pour un autoportrait devant tel ou tel monument. Monument qu’ils ne regardent pas, l’essentiel étant de l’avoir derrière soi sur la photo. J'ai trouvé dur d'avoir à les contourner (les touristes, pas les monuments !).

des gondoles sur le Grand Canal par temps clair

De plus, voilà que le climat change et que, cette année, il s'est mis à pleuvoir. Sur les neuf jours que j’y ai passés, il a plu (certes par intermittences) pendant quatre jours. Bref, mon moral a quelque peu fait profil bas, malgré l’amitié du groupe, parmi lequel sept personnes ont bien voulu acheter mon tout nouveau petit livre, dont j’avais apporté quelques exemplaires. Si on ajoute à ça que je supporte de moins en moins les contrôles tatillons d’aéroport (on m’a raflé à Lyon mon tube de dentifrice, soit disant trop volumineux, j’ai dû en racheter un autre ; j’avais pourtant bien pris la précaution de ne pas emporter ma paire de ciseaux, pourtant indispensable pour me tailler la moustache, et considérée dans les aéroports comme une arme dangereuse entre mes mains, avec ma gueule de terroriste), que la lecture des sous-titres en anglais ou en italien finit par être pénible, je ne sais pas encore si je retournerai là-bas.

le Café Florian, Place Saint Marc, au petit matin

Ou alors il faudrait que j’y reste plus longtemps pour aller me promener aux alentours, visiter Chioggia par exemple et les villas palladiennes, ou bien trouver un gîte à l’écart pour m’y enfermer avec mon ordinateur et écrire, déconnecté du monde alentour. Mon rêve : me poser quelque part...

même Venise a sa statue de la Liberté (Bordeaux et Poitiers aussi !)

Ceci étant, il y a eu de bons moments, de beaux films, une belle exposition sur l'histoire de la Mostra, le concert Vivaldi, de belles rencontres, celle d’un très jeune critique de cinéma qui dirige la belle revue La Septième obsession (je vais m’y abonner), d’une jeune fille qui revenait avec sa grand-mère d’une croisière dans l’Adriatique, et au retour dans le train la rencontre d’un grand handicapé et de son étonnant scooter électrique spécial (valeur 18 000 €), ainsi que d’un guitariste que je reverrai peut-être à Paris ou ailleurs.

affiche du Concert

Et puis, quand même, Venise reste belle, sous la grisaille et la pluie comme sous le soleil, ou enluminée par les éclairs du tonnerre.

repos dans les jardins du Casino entre deux films