mes
mots n'appartenaient pas à sa langue, c'était des petits mots
suspects qui venaient déranger son petit monde clos, détendu et
hygiénisé.
(François
Emmanuel, Cheyenn, Seuil, 2011)
Quand
la gauche est au pouvoir, la droite dure se met à lire et à
s'apercevoir que les bibliothèques existent. Rappelons-nous sous
François Mitterrand, en 1985, l'affaire Marie-Claude Monchaux :
dans Écrits pour
nuire : littérature et subversion, elle
dénonçait pêle-mêle les traductions de romans suédois ou
américains subversifs et condamnait un grand nombre d'écrivains
français "spécialisés
dans la révolte contre la société".
Pendant trois ans, l’affaire agita le petit monde des bibliothèques
et périodiquement, notamment quand l'extrême droite s'empare d'une
municipalité, c'est pour exercer un contrôle étroit – une
censure, en fait – sur les bibliothèques publiques, au nom de la
morale, de la décence et des bonnes mœurs. Comme au temps des
Romans à lire et romans à
proscrire de l'abbé
Bethléem (1e éd. 1905).
Voici
maintenant que Jean-François Copé se met à lire des livres pour
enfants à son tour et à dénoncer un album pour la jeunesse,
Tous à poil.
Bien évidemment, le titre est explicite. Mais faire tout un foin à
propos d'un livre me rappelle Molière et sa dénonciation des
hypocrites :
TARTUFFE
(Il tire un mouchoir de sa
poche)
Ah!
mon Dieu, je vous prie,
Avant
que de parler prenez-moi ce mouchoir.
DORINE
Comment?
TARTUFFE
Couvrez
ce sein que je ne saurais voir :
Par
de pareils objets les âmes sont blessées,
Et
cela fait venir de coupables pensées.
DORINE
Vous
êtes donc bien tendre à la tentation,
Et
la chair sur vos sens fait grande impression !
Certes
je ne sais pas quelle chaleur vous monte :
Mais
à convoiter, moi, je ne suis pas si prompte,
Et
je vous verrais nu du haut jusques en bas,
Que
toute votre peau ne me tenterait pas.
Allons
donc, il y a belle lurette qu'on fait lire aux enfants les Contes
de Perrault. Qu'y
trouve-t-on ? Des parents qui abandonnent leurs enfants (Le
petit Poucet), un père
amoureux de sa propre fille (Peau
d'âne), un mari qui
assassine ses femmes (Barbe
bleue), une belle-mère
qui déteste l'enfant née d'un premier mariage de son mari
(Cendrillon),
une petite fille désobéissante (Le
petit Chaperon rouge).
On leur a toujours fait lire les Fables de notre bon La Fontaine qui
pourtant, prônent l'égoïsme (La
cigale et la fourmi), la
méchanceté (Le loup et
l'agneau), la tromperie (Le corbeau et le renard), de trouver des boucs émissaires (Les animaux malades de la peste), etc. Beaux
exemples, ma foi ! Allez, censurons !
Je
crains fort que la littérature, n'en déplaise à ces nouveaux
lecteurs, qui ont l'air de découvrir la lune, ait pour objet autre
chose que la morale. La littérature raconte des histoires, qui
permettent aux lecteurs de se confronter au monde, de mieux le
comprendre, d'apprendre aussi autre chose que ce qui est dans leur
entourage immédiat, de se comparer aux autres, d'affronter leurs
angoisses et leurs peurs (les adultes, grandir, le mal, la sexualité, la
maladie, la vieillesse, la mort, entre autres), de trouver (ou pas, d'ailleurs) des
réponses aux questions existentielles, surtout pour les enfants qui,
aujourd'hui, n'en reçoivent que fort peu de la part de leurs
parents, et qui doivent se contenter, la plupart du temps du flot
continu télévisuel sans aucune distance.
Les
enfants qui lisent des histoires savent bien que ce sont des
histoires, c'est même pour cela qu'ils les apprécient et les
redemandent. Il n'y a pas cet effet de pseudo-réalité de l'image
télévisée, devant laquelle il est impossible d'avoir du recul et
qui, à mon avis, leur fait davantage de mal. Ces histoires les font rire, pleurer, leur font peur, les
font grandir... Laissons-les donc lire, et faisons confiance aux
bibliothécaires et aux enseignants (qui ont souvent des enfants
eux-mêmes et sont donc très attentifs à ce qu'ils font) pour leur
proposer des choix littéraires (albums, romans, bandes dessinées)
adéquats, variés, ouverts, qui parlent à leur imaginaire, et ne se
contentent pas de les abreuver d'un contenu pré-mâché et
pré-digéré qui les replierait sur le petit monde qu'ils
connaissent.
Personnellement,
j'ai beaucoup appris, et ce dès l'enfance, au travers de la
littérature. Ma grand-mère nous lisait. Je n'ai jamais eu aucune
exclusive, tout m'était bon, même les romans-photos ou la
littérature sentimentale de ma tante quand j'avais douze-treize ans,
le polar, la SF, les BD... Je râlais quand la bibliothécaire de
Mont de Marsan me refusait l'emprunt d'un livre (faut dire qu'à
seize ans, j'en paraissais treize, et encore ! Et donc, Moravia, pas autorisé !). Adulte, j'ai découvert bien des pays du monde grâce
à leur littérature. En dehors de la France, j'ai lu des livres
provenant de plus de quatre-vingts pays. Or, je n'en ai visité
qu'une quinzaine ! Et j'ai cependant l'impression de connaître très bien le Japon ou la Chine où je ne suis jamais allé...
Enfin,
tous les grands livres sont audacieux, et parfois inconvenants :
aucun roman de Zola ne trouvait grâce devant l'abbé Bethléem !
Pourtant la lecture de Manon
Lescaut
n'a jamais encouragé une femme à la prostitution, celle de Madame
Bovary
ou d'Anna
Karénine
à l'adultère ou au suicide, celle de L'assommoir à devenir alcoolique, ni celle des romans policiers à commettre des
assassinats.
Le lecteur –
même
enfant – est toujours plus intelligent que le censeur. Ressemblons
à Dorine plutôt qu'à Tartuffe !!!
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