vendredi 23 août 2013

23 août 2013 : Jean-Marc Rouillan, écrivain


S'il fallait relever l'ignominie des flagorneurs du système, on manquerait de salive ou d'encre !
(Jean-Marc Rouillan, Glucksamschlipszig : le roman du Gluck, L'esprit frappeur)

Oui, les flagorneurs du système, on les voit à l’œuvre sans cesse, dans la presse (pas un quotidien n'y échappe, à part L'humanité, peut-être), à la radio (où il s'agit avant tout de faire rire, si possible en se moquant des pauvres et des simples, car il est hors de question de s'attaquer aux intouchables de haut vol, on y perdrait son « job » !), à la télévision (où c'est encore pire, quand on voit pérorer ces tristes sires, se prétendant experts, ne voyant venir aucune crise, mais prêts à affirmer tout et son contraire, picaillons à l'appui, probablement). Ils en vivent, forcément ! Et ils sont là, à parader, avec leur baratin de cabot, leurs complaisances, leurs flatteries, leur servilité de lèche-cul et leur méchanceté à usage fixe.
Jean-Marc Rouillan en sait quelque chose, lui qui a été vilipendé et l'est encore sans doute. Prisonnier politique pendant plus de vingt ans, car oui, il y a des prisonniers politiques en France – par exemple plusieurs membres de l'ETA, ou Georges Ibrahim Abdallah, retenu en prison sous la pression américaine, alors qu'il devrait être libéré, c'est pourquoi nous n'avons de leçon de démocratie à donner à personne, d'ailleurs on voit bien la gêne de nos gouvernants à propos des droits de l'homme quand ils vont en Chine, ou actuellement sue les événements en Égypte ou en Syrie –, Rouillan a une connaissance des prisons françaises de première main, et tous ses écrits en parlent avec autorité : mais ne vous inquiétez pas, on ne l'invitera pas sur les plateaux de télévision quand il s'agira de prison, on préfère des « experts » qui n'y ont jamais mis les pieds, mais en parlent savamment !
Ici, dans ce roman, un roman noir à faire pâlir de honte presque tous les auteurs professionnels de polars (l'auteur fait dire à un de ses personnages : "Là où la littérature ne faisait pas encore le trottoir. Où elle n'était pas du négoce. De la séduction perfide et guindée"), il nous raconte les derniers moments de vie du dénommé Glucksamschlipszig, que tout le monde raccourcit en Gluck, issu d'une famille d'immigrés mi-arménienne, mi-juive d'Europe centrale. Ce Gluck sort d'une trentaine d'années de prison pour avoir tué un policier. Il est très malade, a été opéré du cœur et ne tient pas à prolonger sa vie outre mesure : "– C'est la fin, j'ai décidé de ne plus subir d'opération ». Il veut encore avoir son mot à dire face à la mort. Avoir cet ultime choix. Le docteur pensait qu'il fallait tenter le coup. Lui ne se revoit plus sur le billard, des semaines sur son lit branché comme un grille-pain. La douleur. Le coma lent des jours aseptisés. Il veut avoir la force animale de l'inéluctable, simplement une dernière lutte, mais un corps à corps intime, sans rien, sans un quidam dans le coin du ring, ni même l'entraîneur en blouse blanche ni personne. Lui seul. Seul". 



 
C'est l'occasion pour l'auteur de dresser un panorama terrifiant des prisons françaises ("aujourd'hui la prison est fusionnelle à la société, comme si la prison se globalisait, comme si elle gangrenait tout ce qu'elle touche en tant que menace suprême, régulation des protestations, gestion des pauvres, des cités, de la peur, de la main-d’œuvre étrangère" – et c'est bien ce qu'elle fait), de la politique vis-à-vis des immigrés, plus particulièrement sous le régime de Vichy (la famille du héros a été décimée, envoyée dans les camps de la mort par la police française, il a donc quelque raison d'en vouloir à la police, qui d'ailleurs utilise toujours des méthodes peu reluisantes, comme il est signalé aussi à propos de la Guerre d'Algérie, des tortionnaires argentins formés par des « experts » français, ou des événements de Gênes en 2002), politique qui continue d'une façon souvent aussi odieuse. L'auteur nous montre aussi la pègre, car si notre héros est une sorte d'anarchiste libertaire, il a côtoyé forcément en prison les petits et gros malfrats, notamment ceux du trafic de drogue, mais l'auteur (ou son personnage) remarque que ce trafic n'est qu'une caricature de l'économie ordinaire : "recycler l'argent sale. Enfin façon de parler car cet argent n'est pas plus sale qu'un autre. L'exploitation de la souffrance du salariat, de son ennui, de la vie qui s'enfuit serait-elle plus propre que le suicide pharmaceutique d'une génération ? Et le deal de la « soupe culturelle » décervelant des millions de jeunes est-il blanc de blanc ?"
Militant conséquent, le Gluck "pense aux centaines de miséreux philippins écrasés par la montagne de détritus dont ils se nourrissaient. Aux bidonvilles vénézuéliens emportés par la boue. Aux ouvriers de Bhopal. Au maçon tombé de l'échafaudage. Au routier bagnard des cadences infernales. Aux amiantés, dans la carrière et sur les chantiers. À tous les assassinés. Anonymes. Au crime parfait des puissants". Gluck est cultivé, il connaît bien l'histoire sociale, sait qu'il faut toujours remonter à la Commune de Paris, quand il est question de répression politique.
Je croyais tout savoir, mais non. J'en ai appris sur cette dernière. Je savais qu'on avait essayé de supprimer presque totalement la mémoire des communards. Car on les a non seulement honnis, mais aussi effacés : "Lors de la Commune, Salvador Daniel était directeur du Conservatoire de Paris. Et lorsque les versaillais entrèrent dans la capitale, il prit les armes et mourut fusillé sur une barricade. Le 24 mai, je crois... Dans le dernier livre consacré au Conservatoire, il n'est même pas mentionné. Comme il a été rayé de toutes les listes jusqu'au Grove dictionary of music, ses œuvres sont attribuées à son père, également musicien", "Et Ranvier, le maire communard. Où est-il ? Ils sont allés jusqu'à le faire disparaître de la liste officielle des maires de l'arrondissement. Cent trente ans plus tard, ils mentent encore. Pourquoi cette absence ? Par inadvertance ? Par tromperie ? Qui se souvient vraiment des Communards ? Bien sûr aujourd'hui, ceux qui se prétendent leurs héritiers se chamaillent tout près du Mur des Fédérés pour avoir une bonne place lorsqu'on fleurit les tombes à date régulière. Mais se souvient-on de leurs rêves... ?" Oui, j'aimerais bien savoir combien parmi les jeunes prolos savent ce que fut la Commune de Paris. Le Capital a bien rempli son contrat : signe particulier, amnésie totale de notre jeunesse, qui a oublié son histoire et vit dans un "présent productif et consommateur. Un présent sans aspérité, sans histoire, sans possible renversement, sans espoir hors de la rêverie programmée par les grandes firmes qui vous vendent du futur en rondelle sous cellophane, en retraite complémentaire, par mensualité ou à crédit".
Pour Gluck, les voleurs, ce sont "ceux qui détournent les bénéfices du travail", car ce ne sont pas que "des mots... « classe », « prolétariat », « détournement », il faut que ce vocabulaire vive toujours en nous. Il le doit car chacun de ses mots assume sa réalité, si forte aujourd'hui, si dense qu'ils sont comme la matière agglutinée formant les trous noirs célestes. Ce que les gens croient absent, obsolète, à des années-lumière dans les comptines des anciens militants, est là partout autour d'eux et cadence leur univers infernal". Et ce roman est l'exact pendant moderne des Misérables de Victor Hugo, mais sans le sentimentalisme lyrique du génial écrivain. Les pensées du héros sont toujours dans la révolte, car sans elle, "le miséreux reste misérable. Absent. Et peureux. Vivant d'expédients existentiels. De morale cultivée par des maîtres à penser. À rêver. À patienter en rond. Et en marche – au pas. Vers le repos de la fosse commune".
Ces nouveaux misérables, comme Jean Valjean, vont en prison. C'est l'occasion pour l'auteur de dresser quelques portraits saignants. L'administration pénitentiaire et la police n'en sortent pas indemnes. Voici un beur qui "se disait intégriste et sympathisant du GIA algérien. En fait, ce n'était qu'un révolté qui avait choisi ce camp parce qu'ils étaient désormais les seuls à remettre en cause l'ordre bien huilé des survies amnésiques". Et l'étonnement du libéré après des années de taule : "Déjà un quart d'heure de retard. Ils ne sont pas inquiets de patienter et du retard des autres. À force d'aller vite pour eux-mêmes, les gens ont perdu la notion du temps des étrangers. Il n'y a que le leur qui compte. Comme si leur nombril servait d'axe aux deux aiguilles !" Oui, ce nombrilisme ravageur du temps et de l'instantanéité dans lequel a sombré notre monde. Il est pourtant nécessaire de s'arrêter : "Le matin, regarde-toi dans le miroir », lui avait dit un vieux bagnard à peine revenu de relègue. « Et tu sauras ce que tu vaux vraiment, non pour les autres, mais pour toi seul. Regarde !"
Pour en revenir aux flagorneurs, je note qu'apparemment la presse a complètement passé sous silence ce livre-ci, comme les autres du même auteur, qu'on le trouve difficilement en bibliothèque (il est dans une seule bibliothèque universitaire, par exemple). Pourtant Rouillan, un peu comme Jean Genet, a trouvé en prison un mode de libération par l'écriture, au style vif, incandescent, impitoyable, qui tranche sur le bon ton des écrivains bourgeois, et qui me le rend sympathique. Mais je n'engage que moi ! Glucksamschlipszig : le roman du Gluck est un formidable roman qui me réconcilierait avec la littérature, si j'en avais besoin. Et, au passage, Louise Michel est abondamment citée pour ses poèmes, ce qui ne peut que me réjouir encore plus.

la liberté brisant ses chaînes
(Monument des Girondins, Bordeaux)


lundi 19 août 2013

19 août 2013 : passage de l'homme


J'ai une âme de manouche, dit Partisoti. Je prends la vie comme elle vient, au fur et à mesure de rien. La terre appartient au soleil, aux étoiles. L'homme ne fait que passer.

(Monique Enckell, Quand je serai grand, je serai étrangère)



En fin de compte, j'aurai passé l'été à Bordeaux ou avec des va-et-vient dans les environs proches (Dordogne, Landes) ou peu éloignés (Poitou-Charentes, Vendée). J'aurai trempoté mes pieds dans l'océan et le lac à Biscarosse, en piscine à Brocas, mais, comme comme on le sait, l'eau n'est pas mon fort – du moins pour m'y mouiller, il n'y a guère que sous les Tropiques que je lui trouve du charme, parce que suffisamment tiède pour mon corps trop peu gras. Et pourtant, j'aime la mer ; en relisant Delph le marin, pour la première fois depuis 1955, sans doute (je l'avais reçu en prix en juillet 1955 en fin de CM 2, heureuse époque où l'on encourageait les jeunes à la lecture par ce biais), je me suis rendu compte à quel point ce modeste roman (que je continue à trouver excellent) m'avait influencé, me poussant vers Jules Verne, Stevenson, Melville, Conrad, et autres grands romanciers de la mer, et donné tout bonnement l'envie de naviguer à mon tour, un jour. J'ai attendu la vieillesse, et le vœu fait à Claire de faire un grand voyage en cargo (« le voyage en cargo, tu dois le faire, pour moi », telles furent ses dernières paroles vraiment distinctes chuchotées à mon oreille, en avril 2009), et comme ça m'a beaucoup plu, de réitérer.



la fontaine des Trois grâces, place de la Bourse
haut lieu du tourisme l'été

Même le film que j'ai vu hier, Hijacking, qui raconte l'odyssée d'un petit cargo danois (seulement sept membres d'équipage) assailli par des pirates dans la mer d'Oman, excellent film à suspense, ne m'en a pas découragé. J'ai pourtant vu que la peau des otages ne vaut pas cher pour les patrons des compagnies maritimes, et qu'en cas d'attaque de pirates, il faut s'attendre à une séquestration longue, et peut-être à des sévices ou à la mort. Mais ne sommes-nous pas de passage sur terre ? C'est vrai que c'est assez angoissant. 
 On va encore me demander pourquoi je vais voir ces films, comme ceux qui parlent de la mort, de la maladie, de la misère, du mal de vivre ; mais ne doit-on pas se préparer à ce qui risque de nous arriver ? Je pense que si j'en avais vu davantage avant, j'aurais été d'un meilleur accompagnement pour Claire, quand elle fut malade.

Je suis à un âge où je ne supporte plus le pur « divertissement » (l'ai-je jamais supporté d'ailleurs ?), c'est-à-dire de se tenir à l'écart des problèmes, dans l'oubli. Je tiens à être dans le présent, je ne me suis jamais drogué, justement pour ne pas être hors de moi et du monde qui m'entoure : je fréquente des très vieux, des très malades aussi, des gens en difficulté sociale, pourquoi fermer mes yeux sur ce qui existe ? En quoi le divertissement peut-il m'aider à apporter ma petite contribution à leur égard ? Je n'ai pas envie de fermer les yeux sur nos faiblesses, nos petits malheurs liés au vieillissement, si je vois une comédie, c'est qu'elle est liée à ces problèmes, qu'elle touche à notre humanité : mais les blagues imbéciles des animateurs télé ou radio, les gags idiots ou salaces de certains films, les romans de deux sous, les articles people d'une certaine presse, non merci, non merci, non merci ! "Les hommes n'ayant pu guérir la mort, la misère, l'ignorance [j'ajoute la maladie, le vieillissement, la solitude subie, etc.], ils se sont avisés pour se rendre heureux de n'y point penser", nous dit Blaise Pascal. Je suis pour ma part plus heureux d'y penser, et de ne point les oublier, de ne pas m'en divertir, de m'y préparer même quelque peu, en aidant par mes visites mes vieux amis ou ceux qui sont malades, car je sais que dans leur grande solitude, ils ont besoin qu'on pense à eux, qu'on ne les oublie pas.

Je viens d'achever ma postface à l'anthologie bilingue français-allemand des poèmes d'Odile Caradec, à paraître en fin d'année ou en début d'année prochaine. Douze pages écrites en hommage à cette vieille dame qui, à quatre-vingt huit ans, n'a pas encore baissé les bras. Quelques jours de lecture et de travail intellectuel, puisque c'est ce que je sais faire le mieux. Mais quel plaisir quand je l'entends me dire : « Jean-Pierre, tu es un homme précieux ! » Allons, le monde marche mieux quand on est dedans que quand on est dans le divertissement, ça me fait mal de voir les terrasses de café surchargées, les boîtes de nuit faire florès (ah ! ce n'est pas elles qui sont près de faire faillite !), tandis que des tas de vieillards sont abandonnés en maison de retraite ou dans la solitude tragique de leur appartement. Et ça ne m'empêche pas de rire, loin de là... Mais Molière m'a habitué à être difficile : la comédie aussi doit avoir du sens !

la dune du Pyla : cinq visites cette année


dimanche 18 août 2013

18 août 2013 : du progrès


Quand on sait lire, on est armé. Quand on aime lire, on est sauvé.
(Monique Enckell, Quand je serai grand, je serai étrangère)

Grande première aujourd'hui : j'ai vu le nouveau pont de Bordeaux se lever, pour livrer passage au paquebot Silver cloud (à peine 210 passagers potentiels, ça doit être dans mes cordes, pour ce genre de voyage) qui repartait après une nuit resté à quai. J'en ai profité pour faire quelques photos, pour une fois que j'avais pensé à prendre l'appareil photo.



  le pont en train de se lever

Fini le livre de Raffaele Simone, Pris dans la toile, sur les mutations de ce qu'il appelle la médiasphère dont nous sommes bon gré mal gré devenus acteurs, avec les nouveaux usages du téléphone, qui fait notamment effet d'appareil photo, de webcam, de GPS, d'internet, le tout étant mobile. Tout cela va transformer nos modes de penser, nos capacités de critiquer, et même nos opinions. La connaissance change. Nous passons de l'intelligence séquentielle, liée à l'alphabet et à une certaine lenteur, à l'’intelligence simultanée liée principalement à l’œil et à l'oreille. Les médias audiovisuels activent des facultés liées à une facilité immédiate : "La « fatigue d'être lecteur » ne peut rivaliser avec la « facilité d'être spectateur »". Par opposition au livre, le texte numérique est instable par définition, immatériel, souvent anonyme. On en arrive à une dissolution de l’auteur – on ne sait plus si le texte est achevé ni original – ce qui finit par faire disparaître aussi la responsabilité et le droit d’auteur. La liseuse, dernier (jusqu'à quand, ça change sans arrêt !) avatar du livre dématérialise le texte, qui n'a plus ni poids, ni odeur : impossible de le feuilleter, par exemple. Simone analyse les sociétés traditionnelles où le savoir, transmis par la tradition, est préféré à l'innovation et laisse peu de place à la critique, sociétés fondée sur l'autorité de ce qui est éternel et qu'on doit respecter, où le savoir est organisé en système hiérarchisé. Les apprentissages s'y faisaient par la transmission. Dans la société de la médiasphère, le savoir est démultiplié par une abondance de sources et de données, éparpillées et non hiérarchisées parmi lesquelles on doit naviguer. L'école traditionnelle est dépassée, car elle est trop lente, concurrencée par ces multiples sources : "Les choses que l'on apprend « dehors » sont plus divertissantes, plus simples et plus vivantes que celles que l'on apprend « entre les murs ». L'acquisition du savoir doit se débarrasser de la part de « peine, de « pénitence » et d'ennui qui l'a caractérisée pendant des siècles"


 
Le « Prologue dans le train » permet à l'auteur de mesurer les effets de cette médiasphère : chacun échappe comme il peut au silence (écouteurs, lecteurs vidéo), à la solitude (téléphone mobile), converse à distance oubliant qu'il est dans un espace public, empêchant la concentration de soi et d’autrui dans des comportements répétitifs de zapping compulsif. L'auteur pense que ça altère notre rapport au monde. Il conclut en s'interrogeant sur le concept de « démocratie numérique » qui donne l’illusion d’une démocratie directe (cf les révolutions arabes ou le phénomène des "indignés"). Comme est patent l'illusion du progrès : "le progrès, « c'est notre droit », il n'est pas possible de nous en priver. Un scientisme naïf nous pousse donc à penser qu'il doit exister un remède pour n'importe quelle maladie, que chaque catastrophe naturelle doit être contrôlée (ou même réparée aux frais de l'État), que la pollution de la planète sera éliminée d'une certaine manière et à un certain moment, que la santé peut être protégée contre n'importe quel risque, que la qualité de la vie ne peut que s'améliorer... Dans ce cadre, la nature est une amie (et elle sert pour les vacances), l'avenir est garanti, et le monde n'est qu'un gigantesque catalogue de destinations de vacances". Un livre qui fait réfléchir sur notre monde et sur le web, « toile d'araignée » dans laquelle nous sommes bel et bien pris.

le pont levé



samedi 17 août 2013

17 août 2013 : analphabétisme : le retour


Notre temps est interrompu sans arrêt par le besoin compulsif de contrôler les médias que nous portons sur nous, de consulter notre portable, de photographier, de chercher des sites sur des cartes et des informations. Toutes ces pratiques bouleversent l'expérience du temps continu et sans cassure, car elles transforment le temps en séquences d'interruptions et de moments fragmentés.
Raffaele Simone, Pris dans la toile : l'esprit au temps du web, Gallimard, 2012)

La vieillesse, la retraite, sont, quand on a encore ses yeux, le temps propice aux relectures. Je me souviens de ma grand-mère voulant relire les livres qu'elle avait lus au temps de sa jeunesse. Eh bien, je fais pareil. Depuis quelques années, j'ai relu Alexandre Dumas (Les trois mousquetaires, Le comte de Monte Cristo, Les mille et un fantômes, Acté), Corneille (Le Cid, Horace), Georges Darien (Bas les coeurs !, Biribi, La belle France), Julien Gracq (Entretiens), Marcel Proust (Du côté de chez Swann), Racine (Andromaque, Iphigénie, Britannicus), Marius Noguès (Petite chronique de la boue, Lutèce et le paysan, Contes de ma lampe à pétrole), Victor Hugo, (Les misérables, Hernani, Ruy Blas), Pierre Véry (Les disparus de Saint-Agil), Molière (L'avare, Le misanthrope, Les femmes savantes), Shakespeare (Hamlet), Dostoïevski (L'idiot), Léon Tolstoï (La mort d'Ivan Ilitch), Henri Bosco (L'enfant et la rivière), Romain Rolland (Jean-Christophe), Selma Lagerlöf (Le merveilleux voyage de Nils Holgersson), Stendhal (La chartreuse de Parme), Emily Brontë (Les Hauts de Hurlevent), André Gide (La symphonie pastorale), Charles Dickens (David Copperfield), Mohammed Khaïr-Eddine (Légende et vie d'Agounchich), George Sand (Simon, Leone Leoni), Paul-Jacques Bonzon (Delph le marin), Jane Austen (Raison et sentiment, L'abbaye de Northinger), Stefan Zweig (Vingt-quatre heures de la vie d'une femme), sans compter d'innombrables poèmes (La Fontaine, Hugo, Rimbaud, Baudelaire, Verlaine, Apollinaire, Aragon, Neruda, etc.)... On remarquera que ce sont des livres substantiels – sans quoi on ne les relirait pas ! – parfois destinés à la jeunesse, comme l'excellent roman de Bonzon, que j'ai relu avec plaisir, me souvenant de lui comme du premier roman que j'ai lu, vers neuf-dix ans. J'en avais peut-être lus avant, mais je ne m'en souviens pas.
De même que je revois des films : là, je ne fais pas de liste, elle serait trop longue. Idem pour la musique (classique surtout, jazz) ou la chanson (française, principalement). Mais, pour en revenir à la lecture, je sais que notre génération, avec celle que nous avons éduquée, va sans doute être la dernière à se passionner pour le livre et la lecture, car nous assistons – et les instituteurs et professeurs sont en première ligne pour le constater – à un nouvel essor de l'analphabétisme, à un développement de l'incapacité de lire, à un affaiblissement de l'usage de la langue, et donc à un retour prochain de la barbarie, ou plus exactement à une fracture culturelle qui ira s'élargissant entre ceux qui sauront et maîtriseront, et les autres. Ceci est lié à l'accumulation exponentielle des nouvelles technologies : "l'explosion de la télématique, du Web, de la quantité incontrôlable et de la nature des gadgets numériques me paraît, sous divers aspects, une des plus extraordinaires manifestations de folie collective (parfois aussi d'idiotie) qu'on ait jamais connue", nous dit Raffaele Simone, ce linguiste italien dans le livre savant déjà cité en exergue.
Oui, il y a effectivement une folie – c'est même un crime, de mon point de vue à mettre dans les mains de tout petits enfants (deux ans parfois, ainsi que je l'ai vu), des consoles de jeux vidéo, et de les installer seuls des heures durant devant les ineptes programmes, surchargés de pubs, que la télévision propose aux enfants, jeux et programmes qui les intoxiquent et transforment leur cerveau en machine à enregistrer et non pas à penser. Il y a de quoi être effaré de voir parents (et parfois grands-parents) ne plus être capables de dire NON (par exemple, j'ai encore vu récemment de très jeunes gamins avec leur machinerie à la plage, comme si la mer, les vagues, les coquillages, le vent, le sable, n'existaient pas), ni de fixer des limites à l'utilisation de la télématique (pas de ça dans la chambre, le soir, où il s'agit de dormir – et une bonne histoire lue sur un album, bien pelotonné affectueusement avec l'adulte, remplace largement l'image vidéo ni dans les voitures ou dans les trains, qui sont lieux de convivialité et non d'isolement sur sa petite machine sophistiquée mais malheureusement là, les adultes sont les premiers à montrer le mauvais exemple, 80 % d'entre eux tapotant sur leur ordinateur ou leur tablette ou leur iphone).
De les voir incapables de parler aux enfants, de leur raconter ou de leur lire des histoires, de jouer avec eux à des jeux (physiques, de plein air, pour faire agir le corps, ou plus cérébraux, d'intérieur, pour faire travailler les méninges), de fabriquer des choses avec eux, de leur apprendre à participer aux tâches quotidiennes, toutes activités qui leur permettraient d'appréhender le monde autrement qu'avec des machines, et surtout qui leur apporteraient le langage indispensable pour se construire intérieurement et pour comprendre les autres, pour découvrir la communication et la relation humaines inter-générationnelle, et peut-être pour ne pas manquer d'amour, tout simplement. Oui, ça fait peur, cette grande solitude d'enfants encombrés de machineries hautement technologiques, mais incapables d'avoir un regard vers la nature, vers les arbres, le ciel, les nuages, vers les autres (devenus gêneurs), complètement accros, addicts comme on dit maintenant. Que deviendront-ils ?

 Et je ne sais pourquoi, je pense à Marguerite Duras ; il faut dire que je viens de revoir Hiroshima mon amour, le film de Resnais, dont elle a écrit le scénario et les dialogues magnifiques, et j'ai relevé ces phrases suivantes, que je vous invite à méditer : "Du temps viendra. Où nous ne saurons plus nommer ce qui nous arrivera. Le nom s'en effacera peu à peu de notre mémoire. Puis, il disparaîtra tout à fait."

mercredi 14 août 2013

14 août 2013 : exception culturelle ???



Et finalement, que nous importe une longue vie, si elle est pénible, pauvre en amis et riche en souffrances, au point que nous ne pouvons qu'accueillir la mort comme une délivrance ?

(Sigmund Freud, Le malaise dans la culture, trad. Pierre Pellegrin, Flammarion)



On nous parle d'exception culturelle, qu'on veut à juste titre préserver... Mais où est-elle ? Cet été, seules les salles d'art et d'essai proposent une variété de films ; dans les grands circuits, c'est 80 % de films américains (drôle d'exception, j'appelle ça colonisation culturelle) et 20 % de films français. À Bordeaux, seul l'Utopia donne une proportion normale de films : sur 27 films proposés, 11 français, 6 américains, 2 japonais, 2 anglais, 2 italiens, 1 danois, 1 grec, 1 iranien, 1 tchadien, ce qui me semble correspondre plus à la variété culturelle que personnellement, je recherche. On nous dit : c'est la faiblesse du cinéma français en ce moment qui fait que Hollywwod ratisse 85 % des entrées cet été ! Or, c'est faux, il y a eu de bons films, par exemple la dilogie Marius et Fanny de Daniel Auteuil, Landes de François-Xavier Vives, Michael Kohlhaas d'Arnaud Des Pallières, L'attentat de Ziad Doueiri, L'inconnu du lac d'Alain Guiraudie, le dessin animé Aya de Yopugon (tous films que j'ai vus), mais malheureusement, la majorité du public, notamment jeune, a le cerveau totalement colonisé par Hollywood qu'il n'est plus capable d'être intéressé par autre chose que par les blockbusters. Je me dis parfois qu'il est temps que je quitte ce monde américanisé jusqu'à la moelle.

J'étais chez le coiffeur ce matin. J'y arrive toujours en avance afin de lire la presse people – tout m'est utile – et j'ai été édifié par Paris-Match, par exemple, dont 60 % des pages sont consacrées au monde anglo-saxon, comme si c'était censé nous intéresser : en fait, ça nous intéresse uniquement parce qu'on en parle sans arrêt. Mais les frasques des stars d'Hollywood, les états d'âme des magnats de la bourse américaine, la naissance princière en Angleterre, franchement, en quoi ça nous concerne ? Je pose la question. Pareillement, en librairie, et même sur les pages culturelles des grands journaux, il vaut mieux être un auteur américain pour être en piles sur les tables ou chroniqué : il n'y en a que pour eux, que ce soit dans Libé, Le monde ou Télérama. La colonisation culturelle est bien en marche. Je vous demande un peu pourquoi : aux USA, pour ce que j'en ai vu en 1979, s'il y a trois auteurs français dans une librairie, c'est bien le bout du monde, et ça m'étonnerait que ça ait changé depuis, si même il y a encore des librairies ! Si l'on veut appliquer l'exception culturelle, comme moi, lisons les auteurs français d'abord, les auteurs européens ensuite, et le reste du monde aussi, mais il n'y a aucune raison de mettre les Américains en vedette. On en apprend autant (et même plus) sur l'humanité dans un roman marocain, chilien ou japonais que dans les romans américains, même si ces derniers ne sont pas à négliger, mais en restant à leur place. Quant à notre télévision, elle copie toutes les conneries américaines, rarement leurs réussites.

Les USA ont même réussi à nous fourguer leurs fast-foods, et la majorité de nos gamins ne jurent plus que par les McDo, KFC, Quick et autres officines qu'on n'ose pas appeler restaurants, et qui les entraînent vers une obésité galopante, à grands renforts de hamburgers et de coca cola. L'horreur est en vue ! Et nous sommes esclaves consentants d'un mode de vie absurde, nous adultes, en n'étant plus capables de nous opposer à la pub envahissante qui guide nos gamins et gamines vers ce Big brother médiatique, que même George Orwell n'avait pas prévu. On s'étonne qu'il y ait des résistances dans certains pays, surtout musulmans (Iran, Irak, etc.). Moi, ce qui m'étonne, c'est qu'on ne se batte pas plus vigoureusement contre cette mainmise culturelle (au sens large : cinéma, télévision, livres, bouffe, vêtements – pas moyen de trouver un tea-shirt avec du français écrit dessus !, etc.) qui est en train de nous transformer en colonisés dans nos têtes. "Ce qui fait la force de l'ordre établi [par les USA], c'est précisément qu'il n'est pas seulement établi à l'extérieur des individus, mais qu'il est établi en même temps dans leurs têtes, dans leurs tripes, inviscéré, incorporé, devenu chair et sang, conscience et surtout inconscient", nous dit Alain Accardo dans Engagements. Comment ne pas souscrire à cette assertion ?

C'était ma journée colérique d'anti-américanisme primaire !

mardi 13 août 2013

13 août 2013 : exclus et dépossédés


l'Art, comme on l'appelle, n'est pas seulement un dessert, un plat de luxe, une activité d'exception, et par là suspecte, mais bien au contraire la vraie nourriture, la vraie activité, quoique secrète et d'en-dessous, étant comme le sel, étant une saveur qu'on recherche inconsciemment jusque dans le travail le plus quotidien, le plus ordinaire.

(Charles-Ferdinand Ramuz, Le Peuple, 14 septembre 1925)



Oui, l'Art n'est pas un luxe, malgré les marchands du Temple (qui se sont approprié les Van Gogh, après l'avoir laissé crever de faim), et tout le monde en a besoin : qu'il s'agisse de musique, de peinture, de sculpture, de dessin, d'objets décoratifs, de littérature, de poésie, de théâtre, de cinéma, de danse, etc... Nous avons tous besoin de beauté pour que notre vie soit plus belle, moins terne, et j'enrage de voir que certains s'accaparent tout ça et ne le partagent pas. Beaucoup de musées et de théâtres, par exemple, sont hors de prix. Autre exemple : la ville de mon copain de lycée, Saint-Laurent du Var, 30 000 habitants, n'a pas de bibliothèque municipale. Rien ne montre mieux le besoin de culture pour tous que les romans et films qui montrent ceux qui en sont dépossédés.

« Dans dix ans que seras-tu ? » demande un prêtre catholique à Yalann Waldik, petit cireur algérien tout juste âgé de dix ans. Sa réponse : « Je serai un cireur de vingt ans, si Dieu le veut ». Pourtant Waldik quitte son douar et, en vendant le dernier bouc de son père, rejoint la France des années 50, où il va se trouver parqué dans les bidonvilles de Nanterre avec des dizaines de milliers d'immigrés nord-africains. Le froid, l'absence de travail, les souffrances sont terribles. Peut-on se racheter d'être un damné de la terre ? Non, "Un rachat, même charnel, même chrétien, ne guérit rien, ne rachète rien, pas même la chair. Le terme même de rachat est infect – lié à une notion de marchandage. En langage de vie, cette chose-là n'a pas de nom, n'existe même pas". L'amour d'une compagne française, Simone, l'amitié d'un autre « Bicot », Raus, ne peuvent guérir les blessures de la dépossession absolue : plus de pays, plus de langue, plus de religion, l'exploitation par des patrons vauriens ou des marchands de sommeil sans vergogne, la famine perpétuelle (c'est Ramadan toute l'année), la prison aussi.



  
Driss Chraïbi, dans ce roman terrible de 1955, Les boucs, nous montre tout cela. Dans une interview, il précisait : « Et, moi, fils de bourgeois, je suis descendu vers les travailleurs nord-africains. Avez-vous connu Nanterre des années 50 ? Avec eux, j'ai vécu. Non en témoin, mais l'un d'eux. Il fallait le faire. Il fallait jeûner, un Ramadan éternel... Pourquoi j'ai fait cela ? Eh bien, je vais vous dire : en 10 ou 11 ans de vie en France, j'avais vu. Constaté. Nos âmes saignaient dans le pays de l'égalité, de la liberté, de la fraternité. » Un livre féroce et magnifique, à la structure narrative éclatée (comme est éclatée la vie de ces émigrés), donc assez difficile à lire, mais d'autant plus poignant. Conclusion : les occidentaux ont pris pour "postulat mathématique que seuls ils sont le commencement et la fin, et le verbe et la sanction, que seuls ils savent et vivent et survivront, que seuls ils possèdent le vrai et le beau, et que même l'économie doit être faite à leur image..." Eh bien, non, ça ne fonctionne pas comme ça, comme on le voit actuellement en Syrie, en Tunisie, en Égypte, en Irak, en Afrique noire ou en Amérique latine, où nous imposons nos postulats de démocratie et d'économie et où ça ne marche pas, ou mal.

Marue-Sabine Roger, dans son roman Attention fragiles, paru dans une collection pour adolescents, nous montre dans un hiver rude plusieurs personnages qui vont se croiser : Laurence, jeune femme battue, a fui son compagnon et, devenue SDF, elle habite avec son fils Nono dans un grand carton de réfrigérateur abandonné sous la passerelle de la gare. Elle lui fait croire qu'elle part travailler, et fait la manche. Lucas, le jeune employé du buffet de la gare, qui a perçu sa détresse, lui donne de temps en temps des croissants ou sandwiches qui auraient, sinon, été jetés à la poubelle, et lui offre à boire. Bien sûr, seulement quand le patron n'est pas là : le patron "me regarde comme si j'étais une merde. J'ai pas d'autres mots pour le dire. Et tant pis si ça choque. La vraie vulgarité, elle n'est pas dans les mots. Elle est dans la crasse des âmes", pense Laurence, qui craint surtout qu'on lui enlève son bambin à qui elle recommande de ne pas bouger. Mais Nono, qui parle tout seul à son panda Baluchon, repère sur la passerelle, en haut, un étrange jeune homme avec un chien : c'est Nel le lycéen, aveugle, qui va au lycée avec son chien. Là, Cécile, la jeune lycéenne mal dans sa peau, car elle est laide – un boudin – va le découvrir et ils vont se rencontrer tous deux : "Je suis paralysée par ce miracle : je t'ai rencontré. Tu existes. Tu es là", dit Cécile, tandis que Nel est stupéfait de trouver enfin quelqu'un qui lui parle vrai : "On fait comme si de rien n'était, on ne parle pas de ta cécité, on l'ignore. Du coup, c'est toi tout entier qu'on efface", dit-il. Il y a aussi le gardien du square où, chaque jour, Laurence amène Bruno, qui a pour eux de la compassion. Mais quand la pluie arrive et démolit leur cahute en carton, comment Laurence va-t-elle s'en sortir ? Elle a bien rencontré Geneviève qui lui a donné le nom d'une association où elle est bénévole, et qui recueille les sans-logis... Mais va-t-elle oser y aller ? Car ceux qu'on a effacés, pour reprendre le mot de Nel, ont du mal à accepter qu'ils existent et qu'on puisse les aider ! Attention fragiles est le roman des exclus, des dépossédés, un roman vibrant d'intensité, d'une beauté crue et nue. Heureusement, tout le monde n'est pas comme le patron du buffet de la gare dont la devise est : Propriété privée. "Privée, oui : d'humanité, de cœur, d'intelligence", ajoute Laurence. Attention fragiles est un livre qui professe la vie, la vraie, pas celle que la société de consommation nous enseigne, mais celle de la relation humaine entre les gens, de la communication retrouvée. Et ceci sans aucun misérabilisme, à coups de notations concrètes, vues, senties. 
 

Il en est de même de la trilogie de Bill Douglas, cinéaste écossais, qui s'est servi de sa propre enfance et adolescence. 1945 : un village minier en Écosse ; deux enfants sont élevés par une vieille femme, leur grand-mère. Jamie, le héros, en carence affective, trouve un ami en la personne d'un prisonnier allemand, à qui il apprend l'anglais. Mais Helmut est libéré et la grand-mère meurt. Tommy, l'aîné, est envoyé dans un orphelinat. Jamie est récupéré par son autre grand-mère, alcoolique. Le père joue aux abonnés absents, Jamie aboutit aussi à l'orphelinat, où un formidable directeur lui ouvre des voies insoupçonnées : il veut devenir artiste-peintre. Mais Jamie est repris par le père, avant d'aboutir à l'armée, où il fait connaissance de Robert qui lui apprend l'amitié et l'initie à la littérature. Ces trois films (trois moyens métrages de 48 à 72 minutes), qu'aurait pu signer Charles Dickens, sont en noir et blanc, comme les rues misérables du village, comme la misère des mineurs, la saleté des vêtements ; véritable documentaire sur la destinée déchirante d'un enfant non-désiré. La misère, économique autant qu'affective, est contrebalancée par les plans sur l'immensité et le silence de l'espace, des champs, des terrils de mines, du désert égyptien dans la troisième partie. Aucun misérabilisme pourtant. Ici, aucune thèse, il s'agit de sentir, comme dans les romans de Driss Chraïbi et de Marie-Sabine Roger. Et, chaque fois, l'émotion est au rendez-vous.

lundi 12 août 2013

12 août 2013 : auto ou "train + vélo"


un jour, dans un wagon, en regardant le voyageur assis en face de moi j'eus la révélation que tout homme en vaut un autre... […] je découvris, en l'éprouvant comme un choc, une sorte d'identité universelle à tous les hommes.
(Jean Genet, Ce qui est resté d'un Rembrandt déchiré en petits carrés bien réguliers, et foutus aux chiottes)

Je crois que peut-être la chance la plus extraordinaires que j'aie connue est celle d'être capable de dire NON aux excès de la société de consommation. Au moment où, recevant ma feuille d'impôt, je me retrouve avec un impôt sur le revenu énorme – ce que je ne reproche pas à l'État, car qui dit impôt sur le revenu important dit revenu en rapport – par rapport à celui de l'an passé, où ce fut pour moi la dernière année où je déclarais Lucile à charge. Ce qui m'oblige à puiser dans mes réserves, car je ne m'attendais pas à une telle augmentation (+ 5000 € d'un coup !). Je vais faire face, mais commence à me poser des questions sur la restriction de mon train de vie, et en particulier sur le coût de ma voiture (essence, assurances, révisions = environ 3000 € par an).
En effet, je peux très bien me passer de voiture. Ici, à Bordeaux, je ne l'utilise jamais, me déplaçant à pied, en bus, en tram ou le plus souvent à vélo. Pour mon déplacement le plus courant (Bordeaux-Poitiers), le déplacement en voiture me coûte plus cher que le train. Par ailleurs, si je n'avais pas la voiture, je m'organiserais autrement quand je fais des circuits : je peux très bien emporter mon vélo dans le train pour aller en Charente-Maritime, dans les Deux-Sèvres, dans les Landes, en Dordogne, et ainsi faire d'une pierre deux coups : un voyage agréable, précédé (pour aller à la gare) et suivi (pour me rendre à la destination finale) d'un exercice physique que j'ai un peu trop négligé ces temps-ci. Alors que je roulais 6 à 7000 km par an jusqu'en 2010, je ne fais guère plus que 2 à 3000 depuis que je suis à Bordeaux. Mon corps s'en ressent, j'ai pris du bide, mon inspiration littéraire aussi, car ce n'est certes pas en conduisant ma voiture que des idées de poèmes me viennent, par exemple.
C'est vrai que je gardais la voiture pour la prêter à mes enfants quand ils en ont besoin. À eux de me dire si c'est réellement indispensable ! Par ailleurs, une voiture pour un homme seul, c'est vraiment peu rentable. C'est aussi une plaie : on a la voiture, donc on fait des déplacements qu'on ne ferait pas sans – et qui, tous comptes faits (par moi) – sont loin d'être indispensables. Et le risque d'accident n'est pas négligeable. J'ai eu un petit accrochage à Saintes samedi dernier. "Pour la première fois de ma vie, je prenais vraiment conscience qu'un jour je devrais moi aussi quitter ce monde et tout laisser derrière moi", ai-je relevé dans le beau roman de Jostein Gaarder, La belle aux oranges. Il y a longtemps que j'ai pris conscience que le vieillissement est l'âge des renoncements. Mais comme la solitude choisie est préférable à la solitude subie, il en est de même des renoncements. Je savais depuis longtemps que je pourrai renoncer à la voiture, et j'aurai plus de mal à renoncer au vélo, mais je le prévois cependant aussi.
"La question de la finalité de la vie humaine a été posée un nombre incalculable de fois ; elle n'a jamais encore trouvé de réponse satisfaisante, peut-être n'en admet-elle d'ailleurs aucune", nous dit le grand Sigmund Freud, dans Le malaise dans la culture (trad. Pierre Pellegrin, Flammarion). Je n'ai pour ma part jamais pensé que la finalité de l'humanité était de se transformer en assis à quatre roues : je pestais assez dans mon quartier contre les voisins qui enfourchaient leur véhicule pour aller acheter le pain ou les cigarettes à 400 m à pied, ou qui occasionnaient des embouteillages monstres aux abords de l'école, pourtant à peine distante d'un km, comme si la marche risquait de faire du mal aux enfants ! Après, on s'étonne des maladies de la sédentarité et de l'obésité galopante... Comment ne pas voir un lien avec les effets pervers de notre économie capitaliste que dénonce justement Alain Accardo dans De notre servitude involontaire : "depuis l'obésité des enfants jusqu'au surendettement des ménages, depuis le gaspillage alimentaire jusqu'à l'épuisement des terres agricoles, depuis la surexploitation des ressources naturelles jusqu'au massacre de l'environnement, et finalement depuis la misère des uns jusqu'au luxe insolant des autres ?"
D'une certaine manière, la voiture est une des causes de l'endettement des ménages. Avec le téléphone mobile, internet, les abonnements aux chaînes câblées et toutes les nouvelles obligations de la connectique moderne. Voilà comment le capitalisme nous tient. Un des personnages du polar de Ólfur Haukur Símonarson, Le cadavre dans la voiture rouge, se pose une question pertinente : "Je me dis qu'il me faudrait me procurer au moins un poste de radio, pour ne pas me couper entièrement des événements et de la civilisation. Puis cette pensée me parut finalement assez incongrue..." Oui, il y a de l'incongru dans ces obligations civilisationnelles contemporaines, qu'on impose partout : résultat, les petits Africains (entre autres) ne rêvent que de ça, et oublient toutes leurs traditions culturelles, y compris celle de l'autosuffisance alimentaire. Et je me suis fort bien passé de toute information pendant mes 54 jours de cargo : ni téléphone, ni internet, ni télévision, ni journaux, la fin de l'esclavage de la connexion à perpétuité.
Je prendrai donc plus de temps dans mes futurs déplacements, car avant de me séparer de ma voiture, je vais tester des voyages train + vélo, me rappelant avec John Ruskin que ce "n'est certes pas en allant d'un lieu à un autre à cent miles à l'heure que nous deviendrons plus forts, plus heureux et plus sages. […] Les choses réellement précieuses sont la pensée et la vue, non la vitesse" (cité par Alain de Botton, dans L'art du voyage). Et aussi, avec le prix Nobel de littérature Joseph Brodsky que "celui qui épouse son temps sera vite veuf".
On m'a plusieurs fois traité de dinosaure ; j'en suis probablement un, sous certains aspects (j'ai la télé, mais je ne la regarde jamais, par exemple). Je pense pourtant de plus en plus que je me prépare une vieillesse plus libre, en veillant à sélectionner peu à peu les renoncements qui relèvent du bon sens.