S'il
fallait relever l'ignominie des flagorneurs du système, on
manquerait de salive ou d'encre !
(Jean-Marc
Rouillan, Glucksamschlipszig : le roman du Gluck,
L'esprit frappeur)
Oui,
les flagorneurs du système, on les voit à l’œuvre sans cesse,
dans la presse (pas un quotidien n'y échappe, à part L'humanité,
peut-être), à la radio (où il s'agit avant tout de faire rire, si
possible en se moquant des pauvres et des simples, car il est hors de
question de s'attaquer aux intouchables de haut vol, on y perdrait
son « job » !), à la télévision (où c'est encore
pire, quand on voit pérorer ces tristes sires, se prétendant
experts, ne voyant venir aucune crise, mais prêts à affirmer tout et
son contraire, picaillons à l'appui, probablement). Ils en vivent,
forcément ! Et ils sont là, à parader, avec leur baratin de
cabot, leurs complaisances, leurs flatteries, leur servilité de
lèche-cul et leur méchanceté à usage fixe.
Jean-Marc
Rouillan en sait quelque chose, lui qui a été vilipendé et l'est
encore sans doute. Prisonnier politique pendant plus de vingt ans, car oui, il y a des
prisonniers politiques en France – par exemple plusieurs membres de l'ETA, ou
Georges Ibrahim Abdallah, retenu en prison sous la pression
américaine, alors qu'il devrait être libéré, c'est pourquoi nous n'avons de leçon de démocratie à
donner à personne, d'ailleurs on voit bien la gêne de nos
gouvernants à propos des droits de l'homme quand ils vont en Chine,
ou actuellement sue les événements en Égypte
ou en Syrie –, Rouillan a une connaissance des prisons
françaises de première main, et tous ses écrits en parlent avec
autorité : mais ne vous inquiétez pas, on ne l'invitera pas
sur les plateaux de télévision quand il s'agira de prison, on
préfère des « experts » qui n'y ont jamais mis les
pieds, mais en parlent savamment !
Ici,
dans ce roman, un roman noir à faire pâlir de honte presque tous
les auteurs professionnels de polars (l'auteur fait dire à un de ses
personnages : "Là où
la littérature ne faisait pas encore le trottoir. Où elle n'était
pas du négoce. De la séduction perfide et guindée"),
il nous raconte les derniers moments de vie du dénommé
Glucksamschlipszig, que tout le monde raccourcit en Gluck, issu d'une
famille d'immigrés mi-arménienne, mi-juive d'Europe centrale. Ce
Gluck sort d'une trentaine d'années de prison pour avoir tué un
policier. Il est très malade, a été opéré du cœur et ne tient
pas à prolonger sa vie outre mesure : "–
C'est la fin, j'ai décidé de ne plus subir d'opération ». Il
veut encore avoir son mot à dire face à la mort. Avoir cet ultime
choix. Le docteur pensait qu'il fallait tenter le coup. Lui ne se
revoit plus sur le billard, des semaines sur son lit branché comme
un grille-pain. La douleur. Le coma lent des jours aseptisés. Il veut
avoir la force animale de l'inéluctable, simplement une dernière
lutte, mais un corps à corps intime, sans rien, sans un quidam dans
le coin du ring, ni même l'entraîneur en blouse blanche ni
personne. Lui seul. Seul".
C'est
l'occasion pour l'auteur de dresser un panorama terrifiant des
prisons françaises ("aujourd'hui
la prison est fusionnelle à la société, comme si la prison se
globalisait, comme si elle gangrenait tout ce qu'elle touche en tant
que menace suprême, régulation des protestations, gestion des
pauvres, des cités, de la peur, de la main-d’œuvre étrangère"
– et c'est bien ce qu'elle fait), de la politique vis-à-vis
des immigrés, plus particulièrement sous le régime de Vichy (la
famille du héros a été décimée, envoyée dans les camps de la
mort par la police française, il a donc quelque raison d'en vouloir
à la police, qui d'ailleurs utilise toujours des méthodes peu
reluisantes, comme il est signalé aussi à propos de la Guerre
d'Algérie, des tortionnaires argentins formés par des « experts »
français, ou des événements de Gênes en 2002), politique qui continue
d'une façon souvent aussi odieuse. L'auteur nous montre aussi la
pègre, car si notre héros est une sorte d'anarchiste libertaire, il
a côtoyé forcément en prison les petits et gros malfrats,
notamment ceux du trafic de drogue, mais l'auteur (ou son personnage)
remarque que ce trafic n'est qu'une caricature de l'économie
ordinaire : "recycler
l'argent sale. Enfin façon de parler car cet argent n'est pas plus
sale qu'un autre. L'exploitation de la souffrance du salariat, de son
ennui, de la vie qui s'enfuit serait-elle plus propre que le suicide
pharmaceutique d'une génération ? Et le deal de la « soupe
culturelle » décervelant des millions de jeunes est-il blanc
de blanc ?"
Militant
conséquent, le Gluck "pense
aux centaines de miséreux philippins écrasés par la montagne de
détritus dont ils se nourrissaient. Aux bidonvilles vénézuéliens
emportés par la boue. Aux ouvriers de Bhopal. Au maçon tombé de
l'échafaudage. Au routier bagnard des cadences infernales. Aux
amiantés, dans la carrière et sur les chantiers. À tous les
assassinés. Anonymes. Au crime parfait des puissants". Gluck est cultivé, il connaît bien l'histoire sociale, sait qu'il faut toujours remonter à la Commune de
Paris, quand il est question de répression politique.
Je
croyais tout savoir, mais non. J'en ai appris sur cette dernière. Je
savais qu'on avait essayé de supprimer presque totalement la mémoire
des communards. Car on les a non seulement honnis, mais aussi
effacés : "Lors de la
Commune, Salvador Daniel était directeur du Conservatoire de Paris.
Et lorsque les versaillais entrèrent dans la capitale, il prit les
armes et mourut fusillé sur une barricade. Le 24 mai, je crois... Dans
le dernier livre consacré au Conservatoire, il n'est même pas
mentionné. Comme il a été rayé de toutes les listes jusqu'au
Grove dictionary of music, ses œuvres sont attribuées à son
père, également musicien", "Et
Ranvier, le maire communard. Où est-il ? Ils sont allés
jusqu'à le faire disparaître de la liste officielle des maires de
l'arrondissement. Cent trente ans plus tard, ils mentent encore.
Pourquoi cette absence ? Par inadvertance ? Par tromperie ?
Qui se souvient vraiment des Communards ? Bien sûr aujourd'hui,
ceux qui se prétendent leurs héritiers se chamaillent tout près du
Mur des Fédérés pour avoir une bonne place lorsqu'on fleurit les
tombes à date régulière. Mais se souvient-on de leurs rêves... ?"
Oui, j'aimerais bien savoir combien parmi les jeunes prolos savent ce
que fut la Commune de Paris. Le Capital a bien rempli son contrat :
signe particulier, amnésie totale de notre jeunesse, qui a oublié
son histoire et vit dans un "présent
productif et consommateur. Un présent sans aspérité, sans
histoire, sans possible renversement, sans espoir hors de la rêverie
programmée par les grandes firmes qui vous vendent du futur en
rondelle sous cellophane, en retraite complémentaire, par mensualité
ou à crédit".
Pour
Gluck, les voleurs, ce sont "ceux
qui détournent les bénéfices du travail",
car ce ne sont pas que "des
mots... « classe », « prolétariat »,
« détournement », il faut que ce vocabulaire vive
toujours en nous. Il le doit car chacun de ses mots assume sa
réalité, si forte aujourd'hui, si dense qu'ils sont comme la
matière agglutinée formant les trous noirs célestes. Ce que les
gens croient absent, obsolète, à des années-lumière dans les
comptines des anciens militants, est là partout autour d'eux et
cadence leur univers infernal".
Et ce roman est l'exact pendant moderne des Misérables de
Victor Hugo, mais sans le sentimentalisme lyrique du génial
écrivain. Les pensées du héros sont toujours dans la révolte, car
sans elle, "le miséreux
reste misérable. Absent. Et peureux. Vivant d'expédients
existentiels. De morale cultivée par des maîtres à penser. À
rêver. À patienter en rond. Et en marche – au pas. Vers le repos
de la fosse commune".
Ces
nouveaux misérables, comme Jean Valjean, vont en prison. C'est
l'occasion pour l'auteur de dresser quelques portraits saignants.
L'administration pénitentiaire et la police n'en sortent pas
indemnes. Voici un beur qui "se
disait intégriste et sympathisant du GIA algérien. En fait, ce
n'était qu'un révolté qui avait choisi ce camp parce qu'ils
étaient désormais les seuls à remettre en cause l'ordre bien huilé
des survies amnésiques".
Et l'étonnement du libéré après des années de taule : "Déjà
un quart d'heure de retard. Ils ne sont pas inquiets de patienter et
du retard des autres. À force d'aller vite pour eux-mêmes, les gens
ont perdu la notion du temps des étrangers. Il n'y a que le leur qui
compte. Comme si leur nombril servait d'axe aux deux aiguilles !"
Oui, ce nombrilisme ravageur du temps et de l'instantanéité dans
lequel a sombré notre monde. Il est pourtant nécessaire de
s'arrêter : "–
Le
matin, regarde-toi dans le miroir », lui avait dit un vieux
bagnard à peine revenu de relègue. « Et tu sauras ce que tu
vaux vraiment, non pour les autres, mais pour toi seul. Regarde !"
Pour
en revenir aux flagorneurs, je note qu'apparemment la presse a
complètement passé sous silence ce livre-ci, comme les autres du
même auteur, qu'on le trouve difficilement en bibliothèque (il est
dans une seule bibliothèque universitaire, par exemple). Pourtant
Rouillan, un peu comme Jean Genet, a trouvé en prison un mode de
libération par l'écriture, au style vif, incandescent, impitoyable, qui tranche sur le bon ton des écrivains
bourgeois, et qui me le rend sympathique. Mais je n'engage que moi !
Glucksamschlipszig :
le roman du Gluck est
un formidable roman qui me réconcilierait avec la littérature, si
j'en avais besoin. Et, au passage, Louise Michel est abondamment
citée pour ses poèmes, ce qui ne peut que me réjouir encore plus.
la liberté brisant ses chaînes
(Monument des Girondins, Bordeaux)