dimanche 24 juin 2012

24 juin 2012 : présence


Tomber amoureux est facile. Rester amoureux est une autre affaire. Cela requiert de savoir faire vivre une flamme et pas seulement de s'enflammer.
(Bertrand Vergely, Petite philosophie pour jours tristes)


Trois ans, déjà... Claire est pourtant toujours vivante dans mon cœur, et je sens bien que c'est pour toujours. Et pourtant, comment aurais-je pu penser que ça m'arriverait un jour ? "Nos regards se croisèrent et ce fut comme si nous découvrions chacun que le vide qui bornait nos existences pouvait être comblé" (Didier Daeninckx, Le banquet des affamés), j'imagine que toutes les belles rencontres naissent un peu comme çà.


Didier Daeninckx, qui avait répondu à une lettre de Claire
Sans doute avons-nous su maintenir la flamme, ne l'avons-nous pas laissée s'éteindre, ce qui n'est pas si évident, si j'en juge autour de moi. Et nous avons maintenu aussi le respect mutuel, par-delà les vicissitudes de la vie et les coups durs, qui ne nous ont pas épargnés : "le respect de l'autre naît aisément dans le cœur de l'homme sincère, à condition qu'il accepte de regarder attentivement" (Jean Soublin, Le second regard : voyageurs et barbares en littérature). Avons-nous su donc nous regarder attentivement, et pas seulement regarder son propre reflet dans les yeux de l'autre ? Peut-être. Sans doute aussi n'avons-nous pas abusé des « Je t'aiême !... ». Louis-Ferdinand Céline, cité dans Stéphane Zagdanski, Autour du désir confie : "C'est un abominable mot, que pour ma part je n'ai jamais employé, car on ne l'exprime pas, ça se sent et puis c'est tout". Assez d'accord avec lui sur ce point. 
Il m'est arrivé aussi d'écrire des poèmes amoureux, une série de dix-neuf sonnets en particulier que je lui avais offerts pour ses 50 ans. Mais il n'y a rien de plus périlleux que les poèmes d'amour (avec la poésie sociale), et de plus ridicule aujourd'hui que les sonnets (si on n'est pas un immense poète), et je m'en voudrais de les divulguer sur le net. Aussi vais-je simplement déposer pour ce troisième anniversaire deux poèmes récents que je lui ai dédiés et qui expriment des états d'âme.

TENSION

Pour Claire

je voudrais bien te délivrer
le cœur est lourd qui s'attache à l'âme fuyante
et le baiser de l'algue à la marée

ô délire insensé à l'intérieur de moi
qui pourrait me sortir de ce coma ?
comme une huître je m'accroche au rocher

et dans les sables de l'oubli
il y a toi
les algues de tes mains tendues vers moi

je frémis sous ta paume
et comme l'espérance est encore brûlante
comme le soleil noir est impalpable

je frémis
oui
comme au commencement du monde

* * * *

BOUCHES

Pour Claire, de nouveau

ta bouche emplie de terre
s'époumone
terre confisquée cadenassée
écho de camp
fermé

ma bouche
à moi
hurle et invective
ma bouche comme en exil

samedi 23 juin 2012

23 juin 2012 : "non récupérable"


Désirons-nous prendre le pouvoir ? Pas du tout ! Et nous avons raison ! […] notre tâche consistera à garder les yeux ouverts, et à indiquer aux classes dirigeantes issues d'une volonté populaire les buts qu'elles perdent de vue trop souvent...
(Jean Meckert, Nous avons les mains rouges)


Dans Nous avons les mains rouges, nous sommes au lendemain de la guerre. Laurent Lavalette sort de prison : "un tombeau puant. Tuberculeux et dysentériques qu'on faisait travailler douze heures par jour, dont on bouffait le pécule à coups d'amende. La demande de visite médicale considérée comme acte d'indiscipline. Jamais de douches. Jamais de lavage". Dans une rixe, il avait tué un homme. Il a purgé sa peine. Il est recueilli dans une étrange scierie des Alpes où un groupe de résistants refuse l'amnistie des collabos et de participer à cette mascarade de "Liberté, qui ne sert que les forts, les fripouilles et les habiles !" et souhaite poursuivre l'épuration. Le patron est un vieil homme volontiers sentencieux et moraliste, un pur. Il est veuf et vit avec Hélène et Christine, ses deux jeunes filles, de vingt et dix-huit ans, dont la cadette est sourde-muette. Il a déjà recueilli Armand, dit « le Grand », un costaud qui a fait de la prison lui aussi, mais pour faits de résistance. Armand a même été torturé et jouit d'un grand prestige auprès du groupe d'anciens résistants qui gravitent autour d'eux : parmi ces derniers, le pasteur Bertod, qui assure le culte protestant du dimanche dans la grande salle du chalet attenant à la scierie. Mais aussi Lucas, rangé sous la bannière du PC et devenu conseiller général, ce qui est une trahison pour beaucoup. "Quiconque arrive au pouvoir ne songe plus qu'à consolider sa position ; c'est un fait reconnu. Sous prétexte de réalisme, il fait appel aux habiles et compose avec les puissants, suivant le précepte de la fin qui justifie les moyens... c'est ainsi qu'à vivre au milieu des loups, le plus sincère militant devient ministre, ou conseiller...", voilà ce que pensent les plus durs du groupe qui veulent continuer à nettoyer la région des anciens collabos, miliciens et trafiquants du marché noir, trop souvent faiblement condamnés voire amnistiés par les nouvelles autorités, complices d'une certaine façon.
Le groupe est très soudé, très militant, et a refusé de déposer les armes : une réserve de mitraillettes, de grenades et de plastic se trouve dans les caves du chalet. Et c'est pour s'en servir. Car il s'agit de continuer l'action directe dont ils ont pris l'habitude pendant la guerre contre l'occupant, de maintenir la face haute, de sauvegarder les idéaux du combat contre l'ennemi nazi : "l'abolition du profit, des frontières et des prépondérances". Même le pasteur pense que cette haine, qui perdure contre les profiteurs de guerre, est sacrée : "car si l'on admet que Dieu se mêle de la guerre, il faut admettre qu'il se mêle au nettoyage. Sinon, tout n'est qu'une immense duperie !" Christine, la jeune sourde, tome amoureuse de Laurent. Hélène, plus rude et austère, est plus engagée dans le combat, auquel elle veut participer : dynamitage de maisons et de magasins d'anciens trafiquants, "exécutions" de traîtres jugés et relâchés par la justice.
Tout bien sûr va se terminer très mal dans ce roman noir, d'un réalisme étonnant, et qui se lit d'une traite : j'ai lu, pour la première fois depuis longtemps, pendant plus de trois heures d'affilée ! J'ai été séduit par la description très précise de l'époque (le roman est paru en 1947), et aussi par ces enfants perdus de la Résistance : "Regardez-vous bien les uns les autres, et vous verrez les traits caractéristiques d'une race qui s'éteindrait si nous n'y prenions pas garde ; la race de l'insurgé, râleur et noble, qui fait des bombes, lit des brochures, s'occupe de petites inventions et se fait tuer sur les barricades. La race à tête chaude, crachant sur la loi, mais ne la tournant pas à son profit. La race à la nuque raidie, souffletant parfois Dieu, mais ne chapardant pas, n'acceptant ni pourboire ni compromis". Trop "purs" pour un monde de compromis et de profiteurs, ils vont entraîner Laurent (d'ailleurs assez mal jugé par beaucoup d'entre eux, comme n'étant pas un des "leurs") dans une équipée sauvage dont il ne se relèvera pas. "Non récupérable", était le dernier mot de la pièce de Sartre, Les Mains sales.
Oui, il faut accepter de se salir les mains, parce que de toute façon, elles vont être sales, telle semble la leçon de ce livre stupéfiant. Jean Meckert a écrit là un roman intense. Par la suite, il devint un des auteurs-phares de la Série noire sous le pseudonyme de Jean Amila, sans rien perdre de son talent, et sans jamais renier ses idéaux libertaires.

vendredi 22 juin 2012

22 juin 2012 : la froiditude



après tout, si la réalité est bien désagréable, il y a encore quelque chose au fond de soi qu'il faudrait saisir... C'est l'amour de la vie, c'est le rêve, l'éternité, la beauté, l'Innommé, l'Inconnaissable peut-être... Et si l'on rêve, ce n'est pas pour rien. Seule la poésie permet cet accomplissement de soi, elle seule nous libère des entraves terrestres et du comportement insensé des hommes.
(Mohammed Khaïr-Eddine, Il était une fois un vieux couple heureux)


J'ai froid ! Ben oui, ça peut paraître bizarre, vu les températures extérieures. Sans doute un des effets de la vieillesse. Demain 66 ans et demi. Bien sûr, le fait de dormir seul la nuit ne réchauffe guère. Mais ce n'est pas la nuit que j'ai froid, c'est le jour. Faudra que je pense à emporter une veste pour cet été quand je ferai un peu de vélo à La Rochelle, dans l'Aveyron, dans le Languedoc ou dans le piémont pyrénéen. J'ai forgé le mot froiditude pour qualifier cet état de fait. Un froid d'ailleurs qui n'est pas uniquement physique, mais comment dire, moral, ou même métaphysique. J'ai l'impression que je manque de chaleur quand je suis avec les autres, enfants, famille, ami(e)s, connaissances, avec Dieu même. Que je me retiens, que je suis sur la réserve.
C'est vrai que je suis définitivement réservé quant à l'amour physique ; comme dit un des héros d'Arno Schmidt (dans ses récits Histoires): "Rare à mon âge qu'on entre encore en tentation ; quand ça arrive, on règle encore en principe la chose par l'imagination". Je suis aussi très réservé quant à mes capacités de séduction. Toujours l'ami Schmidt, décidément bon observateur du genre humain : "Rasé, les cheveux fraîchement taillés, le ventre discrètement refoulé au moyen d'une ceinture […] on arrive encore à mimer pendant trois heures le monsieur d'un certain âge encore bien souple ; après lequel les dames pré-septuagénaires soupirent un : – Vraiment, on dirait un jeune homme !" Horreur qu'on me fasse ce genre de réflexions, pré-septuagénaire ou pas ! D'ailleurs je suis aussi un peu réfractaire aux clubs de troisième âge. Vraiment, Schmidt est une perle : "Rencontrer par hasard un ami sexagénaire – ça peut encore aller : mais un club entier de ces momies sur béquilles !?" OK, c'est un peu méchant ! Alors, les voyages de groupe et les croisières, oui, s'il y a mixité des âges ; sinon, je préfère aller seul, ou avec des amis choisis.
Mais cette froiditude est peut-être normale quand on est retraité, quand on nous a mis de côté : "me voilà semblable aux vieux. (En quelque sorte dévêtu de ma vie). Mon existence, ainsi suspendue, me devient comme étrangère" (Georges Hyvernaud, Feuilles volantes). Elle a peut-être été accentuée par mon départ de Poitiers, vu qu'effectivement à Bordeaux pour l'instant je ne fréquente pas grand-monde. Je ressemble aux personnages de Battisti (tiens, un qui doit avoir froid, dans son exil brésilien), dont il dit que se quittant, "ils s'embrassèrent et la gare de Lyon fut un désert" (Les habits d'ombre). J'entame donc peut-être ma traversée du désert, commencée de toute façon avec le décès de Claire et ma réappropriation de la solitude. Accentuée par la civilisation moderne : "Société fragmentée, société de rupture du lien entre les générations, société de dé-liaison, « dissociété » dans laquelle pour être soi, pour réaliser au mieux son capital personnel, chacun doit être prêt à ne plus être relié aux autres pour ne rien leur devoir [commentaire personnel : quel dommage de s'abstenir de « devoir »]. Le lien de solidarité sur lequel reposait jusqu’à présent le contrat social qui nous relie consistait à la fois à se savoir relié et à se reconnaître une dette envers l’autre, plus démuni, plus faible, plus vieux, dette collective, dont chacun est conduit à répondre personnellement" (Michel Billé, Didier Wartz, La tyrannie du « bien vieillir »).
J'ai pourtant échappé à la tragédie de nombre de retraités qui, dans leur vie antérieure, "faisaient leur métier sans joie, attendaient leur retraite, attendaient de petites rentes, rêvaient de palmes académiques. Quelques-uns adonnés à de furtives débauches. Tous très fiers d'avoir, trente ans plus tôt, passé des examens. En un mot, des cadavres" (Georges Hyvernaud, encore). Je n'ai jamais été particulièrement fier de mes diplômes, considérant que j'avais eu beaucoup de chance, que je l'ai sans doute aidée, cette chance, mais enfin, je ne me suis pas fait tout seul ; j'ai aimé profondément mon métier, je n'attendais pas la retraite, et elle ne m'a donc pas surpris ; je ne crois pas avoir été débauché (tant pis pour le Don Juan qui était en moi) ; je ne rêvais pas à la moindre médaille, et n'en ai jamais obtenu, sinon ce prix de poésie de Bergerac en 2010. Donc, je n'ai rien raté d'essentiel, j'ai quelques formidables souvenirs (de toute façon, je ne me rappelle que les bons moments) et une excellente capacité d'oubli (très utile pour les mauvais moments), ce qui n'est pas grave : "Tu sais, tout compte fait, la vie est davantage faite de ce dont on ne se souvient pas que de ce dont on se souvient" (Antonio Tabucchi, Tristano meurt).
Je me débrouille donc. Seul. "Or se débrouiller seul, c’est se passer des autres et introduire une distension dans le lien social, distension qui peut se traduire par une nouvelle demande d’objets techniques visant à compenser l’appauvrissement du lien social. Téléphone portable, télévision, ordinateur, machines automatiques témoignent de cette tendance et accroissent l’isolement", nous serinent les deux sociologues précités. Je les crois volontiers, et une part de la froiditude peut venir de là. Franchement, une machine à lire, c'est bien, mais un lecteur ou une lectrice qui vous fait la lecture à côté de vous, ça a quand même une autre touche, en matière de chaleur humaine, non ?
Et puis aussi la froiditude est accentuée par le fait que fait que les miroirs existent. Ils étaient bien heureux, nos ancêtres qui ne pouvaient pas se dire, comme le héros de Joseph Grandjean, dans Les grandes manœuvres : "Un matin, en me rasant, j'ai regardé ma gueule dans la glace, avec ses plis, ses os et ses broussailles, et je me suis dit mon vieux Mérolpe, il se pourrait bien que tu finisses par caner. Y a pas de raison". Oui, on pense un peu plus à la mort en vieillissant. La finitude nous contemple dans le miroir. Et le froid qui va avec. On ferait mieux de ne pas se raser !
Il ne nous reste plus qu'à méditer sur ces lignes du portugais Fernando Pessoa, dans ses Poésies d'Alvaro de Campos : "Nous avons tous deux vies : / La véritable, celle que nous avons rêvée pendant l'enfance / Et que nous continuons à rêver, adultes, sur fond de brume ; / La fausse, celle que nous vivons dans la vie partagée avec d'autres, / Qui est la pratique, l'utile, / Celle dans laquelle on finit par nous mettre dans un cercueil". Sauf si on a décidé de retrouver dans notre futile retraite la vie rêvée de l'enfance. J'en connais qui y arrivent.
Tiens, rien que d'avoir un peu planché sur le sujet, je sens que j'ai déjà moins froid. Que des amis m'attendent ici et là, qu'ils ont besoin de moi, comme moi d'eux ; que je ne suis pas encore totalement inutile à ma famille, la "tribu prophétique aux ardentes prunelles" que chantait Baudelaire et à laquelle je joins mes voisins et l'humanité entière. Je leur rends visite à tous, je les aime à ma façon, je les aide aussi parfois (je l'espère du moins). Je n'ai donc aucunement "le morne regret des chimères absentes" sur lesquelles Baudelaire poursuit son poème. Par contre je suis d'accord avec lui ; comme devant tout le monde, s'ouvre aussi devant moi "l'empire familier des ténèbres futures"
 

jeudi 21 juin 2012

21 juin 2012 : le nouvel opium du peuple



J'ai toujours apprécié les gens qui savent raconter leurs vies, leurs journées, leurs petits miracles quotidiens. Ils vous prennent avec eux dans leur monde grâce à leurs mots, grâce à leurs inventions, car ils ne se contentent jamais de décrire la réalité, ils vont jusqu'à l'inventer, la fabriquer pour vous faire honneur.
(Abdellah Taïa, Le rouge du tarbouche)


Diable ! je vais encore parler d'un livre... Je n'y peux rien, je lis beaucoup, je dirais même que je lis de plus en plus, redoutant le moment où, les yeux me refusant leur concours, comme les jambes à un marathonien ou à un coureur cycliste, je ne pourrai plus le faire. Je pense à ma mère et à sa dégénérescence maculaire. Je pense à l'ami Georges, atteint de la même maladie. Et contraint maintenant à utiliser une machine à lire. Si, si, ça existe ! Il s'agit d'une machine dans laquelle on passe une page de texte (n'importe quel texte imprimé, livre, magazine, journal, facture, mais pas les textes manuscrits, car la reconnaissance est trop difficile, à cause de la trop grande variété d'écriture manuelle). La machine mémorise la page (ou deux pages contiguës) puis la restitue vocalement par une voix de synthèse masculine ou féminine, au choix. Le texte peut être archivé, on peut donc enregistrer, si j'ai bien compris, un livre entier, puis l'écouter dans la continuité. C'est assez fabuleux. Certaines machines peuvent aussi écrire les textes qu'on leur dicte. Georges m'a montré et fait la démonstration avec les premières pages du dernier livre de Le Clézio : ça fonctionne plutôt bien. Paraît même que ça peut traduire le texte en d'autres langues et le lire dans ces langues étrangères. On n'arrête pas le progrès. Le seul inconvénient est que ça ne convient pas à toutes les sortes de textes. Ainsi la poésie moderne, par exemple, passe mal, à cause de l'absence de ponctuation. Le robot lecteur n'est pas capable de restituer la ponctuation absente, et lit ça comme s'il s'agissait d'un annuaire de chemin de fer.
Mais pour l'instant, j'ai encore mes yeux. Mon frère m'a prêté le dernier livre de Tristan Garcia, En l'absence de classement final, un recueil de nouvelles parues chez Gallimard. Trente et un textes courts, de deux à dix-huit pages. Tous traitent du sport, et racontent les heurts et malheurs des petits, des obscurs, des sans grades, aussi bien que des champions, ces nouveaux "damnés de la terre". C'est un peu à dessein que j'utilise cette expression tirée de l'Internationale, car justement il me semble que le sport, tout au moins le sport de compétition, est devenu le nouvel opium du peuple, et a remplacé la religion ! L'auteur est philosophe et imaginatif. On sent qu'il connaît assez bien le sujet, qu'il regarde la télévision (autre opium du peuple, et qui, en ce moment, avec les retransmissions de Roland Garros, puis de la Coupe d'Europe de football, en attendant le Tour de France et les Jeux olympiques, devient un opium à la puissance ² ! On a l'air bête quand on dit qu'on ne regarde pas tout ça, et on nous taxe d'extra-terrestres si on dit qu'on s'en fout), qu'il sait observer et, à partir de l'observation, inventer. Bien sûr ici, Tristan Garcia fait une critique assez sévère du sport de compétition, devenu métaphore de l'économie mondialisée, à base d'efforts et de persévérance (chez les athlètes), d'insincérité et de combines chez les entraîneurs, les parieurs et les politiques. On croisera donc un sauteur en longueur, un cycliste, un pongiste chinois, un lutteur ouzbek, une volleyeuse cubaine, un boxeur latino, un pilote de course finlandais, des basketteurs américains, des nageuses, des footballeurs, des coureurs à pied éthiopiens, etc. Tous sont des victimes du système, de la compétition forcenée (et parfois truquée, voir les nouvelles parfois terrifiantes sur le cyclisme, le volley-ball ou la course à pied), des entraînements intensifs (et parfois du dopage qui va avec), de coups tordus (avec en arrière-plan la politique, voire des complots), du cynisme et de l'argent, de névroses diverses, de l'obligation d'être toujours au top : un concentré de notre belle civilisation ! On rit parfois, on frémit souvent, on est aussi effrayé par l'hyper-réalisme de la dérégulation sportive, tellement analogue à l'horreur économique.
En l'absence de classement final montre aussi la beauté des gestes, l'impossibilité parfois de saisir dans leur complexité tous les tenants et aboutissants d'un merveilleux exploit (ainsi d'un but de football particulièrement réussi, tributaire des "passes, des renvois" tellement inattendus qu'une sorte de poésie se dégage de cette réussite). Bien sûr, il s'agit toujours d'athlètes imaginaires. Et donc de littérature. Mais parfois l'imagination permet de mieux comprendre les choses. On ne peut plus, après cette lecture, regarder le Tour de France ou une course de fond avec la même innocence, et dire : « On ne savait pas ! » Il y a une horreur, une barbarie, une indécence sportives, parfois une absence de respect et de sens de l'honneur que l'auteur ne veut pas escamoter, et qui confine souvent au désastre. Et, comme le souligne Jean Soublin, dans son livre Le second regard : voyageurs et barbares en littérature, où il analyse le rapport à l'étranger, au Barbare, il faut bien "convenir que l'histoire bouge dans un sens, qui n'est pas forcément le bon".
Sur ce, ne manquez pas les prochains matches de foot !

mardi 19 juin 2012

19 juin 2012 : la vie passe


Il pourrait ici, homme nouveau parmi des hommes nouveaux, gagner une nouvelle et bonne opinion de lui-même.
(Léon Tolstoï, Les Cosaques)


Nous vivons une époque terrible. En peu de mois, j'ai perdu trois connaissances ou amis morts prématurément : Pascal (40 ans), en janvier, d'un cancer foudroyant, Patricia (55 ans), en avril, des suites d'un cancer long et récidivant, et Romain (27 ans), dont j'ai appris hier le suicide.
Pascal, je ne le connaissais pas beaucoup. Claire avait travaillé pendant quelques mois avec lui, pendant ses quelques mois au centre de documentation du Musée. Je l'ai revu par hasard peu avant de quitter Poitiers. Il essayait de se rebâtir une nouvelle vie, après des années d'homme à tout faire au Musée. Il avait suivi des formations diplômantes en massages et soins corporels, et avait son contrat d'embauche comme employé qualifié dans ces domaines au sein de l'unité de soins corporels (spa, sauna, massages, pédicure, etc) du nouvel hôtel Mercure **** qui devait ouvrir à Poitiers, et qui a ouvert le mois dernier sans lui. Dommage, cet homme jeune n'a pas pu gagner cette bonne opinion de soi-même que le Musée ne lui avait pas offerte.
Patricia, qui avait fait sa reconversion au début des années 90 sous ma houlette (de danseuse, elle devenait bibliothécaire), avait eu une vie particulièrement chaotique : retirée enfant à ses parents, placée en famille d'accueil (heureusement excellente), elle avait réussi à transcender toutes ses difficultés de jeunesse. Pourtant, sa vie privée d'adulte n'avait pas été une réussite : mariage raté, unique bébé mort en bas âge... Je l'ai retrouvée l'an dernier, et j'espère avoir pu adoucir ses derniers mois par mes visites fréquentes, les lectures à haute voix (dont La vie de Cézanne, qu'elle avait beaucoup apprécié, elle qui avait fait une licence d'histoire de l'art), nos sorties au soleil et nos conversations à bâtons rompus au Parc de Blossac. Hélas, la maladie, contre quoi elle luttait depuis bientôt cinq ans, a eu raison d'elle.
Je connaissais encore moins Romain, cousin d'I., chez qui je dors assez souvent quand je viens à Poitiers. Pourtant, nous habitions dans la même tour des Couronneries, et je l'avais rencontré plusieurs fois dans l'ascenseur, qui allait promener son petit chien. Romain était d'une maigreur phénoménale. Il arborait un visage profondément mélancolique. I. m'a appris que son cousin n'acceptait pas son homosexualité et en souffrait beaucoup : il n'avait pas une bonne opinion de lui-même. Je ne connais évidemment pas les détails sur son suicide. Il y a environ trois semaines, nous avions pique-niqué ensemble tous les trois, puis étions allé voir au cinéma Maman, le film avec Josiane Balasko. Je ne l'ai pas revu depuis. I. m'a envoyé hier au soir un sms douloureux.
Certes, je lis dans une nouvelle d'Arno Schmidit, de son recueil Histoires : "Je trouve plus de consolation dans l'idée de la mort qu'en l'idée d'une vie éternelle". Je regrette pourtant que la mort fauche prématurément. Je sais bien que nous ne sommes pas éternels, et d'ailleurs tant mieux. Mais quand même... Je m'efforce de vivre intensément chaque minute qui passe : "Un vrai vivant, il lui suffit de vivre – d'être tout entier présent à son présent", dit Georges Hyvernaud. Mais la douleur de la disparition des personnes connues et peu ou prou aimées est justement d'autant plus forte. Car je suis tout entier dans l'instant qui passe et dans sa fugacité. Et peut-être que chaque mort annoncée me parle aussi – en filigrane – de la mienne à venir. Ce qui ne me rend pas triste, mais sérieux. C'est toujours douloureux de voir partir quelqu'un, c'est comme si une parcelle de soi disparaissait avec.
 
Marius Noguès, au centre, entre Guy Bordes et Michel Ragon
Tiens, et aussi il y a cinq jours, mon vieil ami (92 ans) le paysan et écrivain Marius Noguès est mort. Décidément, ça fait beaucoup. On peut toujours relire ses livres. Et aussi ce que j'ai écrit sur lui. Relisons Danièle Sallenave : "évidemment, ça n'est pas « interdit » de ne pas lire, mais est-ce satisfaisant ? Est-ce qu'en exerçant à plein son « droit de ne pas lire », on ne se retrouve pas privé de quelque chose d'essentiel ? S'il n'est pas forcément bon de lire, il est possible aussi qu'il ne soit pas bon de ne jamais rien lire. […] Comment aurait-on accès, si on ne lit pas, à toute cette part de nous-mêmes, nous humains, qui s'est fixée dans les livres ?"

dimanche 17 juin 2012

17 juin 2012 : Misogynie à part



Eh bien ! on sera seul. Et vous pouvez le faire sonner et résonner, ce petit mot. Écoutez sa cruelle musique. Seul. Seul. Seul. Seul. Tout seul. Ça ne sonne pas faux. Ça sonne dur. Ça sonne plein. Seul : on ne pense pas pour toi, tu penses pour toi ; aucun secours à attendre ; tu as opté pour le moins commode. La pensée n'est pas un fauteuil. Tu marcheras seul dans ta force. Dans ta faiblesse aussi. Tu t'assiéras seul sur les tas de cailloux. Tu panseras seul les plaies de tes pieds – tu PENSERAS seul les plaies de ta vie. SEUL.
(Georges Hyvernaud, Feuilles volantes)


Je me demande où les êtres humains ont la tête, parfois. Je ne vais épiloguer sur le twitt de lundi dernier, la presse en a longuement parlé. Je me contente donc de citer Brassens : Misogynie à part, le sage avait raison: / Il y a les emmerdantes, on en trouve à foison, / En foule elles se pressent. / Il y a les emmerdeuses, un peu plus raffinées, / Et puis, très nettement au-dessus du panier, / Y'a les emmerderesses (Misogynie à part). Notre « première dame » a-t-elle voulu confirmer Brassens en se mettant au-dessus du panier ? Pourtant, journaliste, elle doit savoir que les écrits restent, fussent-ils "twittés" ! Et quand on est au plus haut niveau de l'État, il faut sans doute être encore plus dans la réserve... me semble-t-il. Mais probablement je suis idiot, et eux (et elles) là-haut, sont super intelligents !
"Il vivait sans amour et s'en foutait pas mal. Il n'avait jamais connu la tendresse et ce n'est pas à quarante piges qu'il deviendrait pratiquant", ai-je lu récemment chez Jean-Marc Rouillan. En tout cas, ce twit fâcheux n'encourage pas à pratiquer... On comprend les célibataires pratiquants ! Les gens sont trop durs dans leurs relations entre eux. Surtout chez ceux de la haute, mais pas seulement. Car enfin chez tous ces bourgeois, "les vêtements sont sur mesure et les figures de confection", comme le remarquait Georges Hyvernaud, par contraste avec les auditoires des conférenciers des universités populaires où le public avait sans doute des "complets mal fichus" mais "des têtes bien distinctes, rudement affirmées, taillées par des expériences singulières".
Alors, pour se distinguer, puisque là-haut, ils sont tous habillés chez le bon faiseur et arborent des visages sans originalité, il leur arrive de laisser échapper des bourdes (le célèbre « Casse-toi, pauvre con ! ») comme ce twit.

lundi 11 juin 2012

11 juin 2012 : Louise et Cie


Ce que je réclame de vous qui vous donnez comme mes juges, c’est le champ de Satory où sont tombés nos frères…
(Louise Michel, discours à ses juges)

Me voici donc à Paris depuis deux jours. Quelques nouvelles brèves.

Je n'ai donc pas voté aux élections, et fais partie des presque 43 % d'abstentionnistes. Je ne regrette rien, même si je sais que c'est au premier tour que l'on peut voter pour le candidat le plus proche de soi, au second, c'est forcément un vote "utile", surtout pour moi qui suis si spécial et ne me reconnais jamais dans les deux grands partis ! Tiens, le plus drôle, c'est que j'ai vu à Paris sur les panneaux électoraux, des affiches pour un nouveau parti que j'ignorais, mais qui aurait des ramifications européennes, et même déjà des députés en Suède : le Parti Pirate qui a d'ailleurs son site auquel je vous renvoie, http://partipirate.org. Je connais même une personne qui a voté pour eux. Programme alléchant, très libertaire, presque anar, et qui donc ne peut que me plaire. Même s'il y a une contradiction entre anar et élection.

Je sors d'ailleurs de la lecture de la magnifique biographie Louise Michel, l'indomptable, écrite par Paule Lejeune, et publiée naguère aux Ed. des Femmes. Louise Michel est mon personnage historique préféré, et de loin ! Je suis d'ailleurs en train de préparer une étude sur l'écrivain Louise Michel pour ma série sur les femmes écrivains, série que j'espère achever en 2013. Elle y sera en bonne place et voisinera avec George Sand (marrant quand on sait ce que le bonne dame de Nohant écrivait des "pétroleuses"). Je tiens en effet Louise Michel pour un écrivain estimable : ses Mémoires, son ouvrage sur La Commune, sont dignes d'être lus et médités. J'apprécie aussi ses poèmes, d'un romantisme naïf. Evidemment, pour nos critiques petits-bourgeois, Louise Michel est quantité négligeable, comme presque tous les écrivains du peuple. J'espère pouvoir montrer qu'il n'en est rien, et qu'elle mérite le détour, dans le Guide Jipé des écrivains.

Et quel personnage ! Quand presque tous les Communards déportés en Nouvelle-Calédonie se mirent du côté du manche pour combattre les Canaques révoltés, elle seule comprit que les Canaques étaient les "Communards" de là-bas, prit fait et cause pour eux et les aida comme elle put. Elle apprit leurs chants, leurs légendes, les accueillit dans son école. Bref, je n'en dis pas plus pour le moment : vous n'aurez qu'à lire mon livre. Il est question d'elle aussi dans le nouveau et formidable roman de Didier Daeninckx, Le banquet des affamés, roman historique dont le héros est un autre Communard, Maxime Lisbonne. 

D'ailleurs, je profite de Paris pour écumer les librairies "révolutionnaires", rebelles, libertaires, j'en connais déjà trois : Quilombo, Publico et Résistances, sans doute y en a-t-il d'autres. Faut pas trop que je m'y attarde, car j'ai envie de tout acheter. J'y découvre des pépites. Des auteurs qu'on ne trouve pas ailleurs. Bon Dieu, ce que les librairies ordinaires sont petites bourgeoises ! Enfin, quelques-unes ont de temps en temps quelques livres de révolte. Mais c'est rare. Quel conformisme !

Et puis, il y a les bouquinistes des quais. J'y ai trouvé la meilleure édition, la seule complète, des Mémoires de Louise Michel, épuisée et introuvable sur internet, parue aux éditions Tribord à Bruxelles, dans la collection La Flibuste (décidément, Parti Pirate, La Flibuste, je n'en sors pas).

Louise, un beau prénom, il me semble que c'était un des prénoms de ma grand-mère...

vendredi 8 juin 2012

8 juin 2012 : Où sont les gens ?



Ici on a les gestes du nomade, on est dehors, sur le sable. Dans le provisoire. Comment habiter un tel lieu ?
(Thierry Metz, Journal d'un manœuvre)

Des fois, j'ai très envie d'aller chez le coiffeur me faire ratiboiser les cheveux pour ne garder qu'une crête centrale, et me la faire teindre en orange ou en vert. Et d'avoir un grand anneau d'or à l'oreille gauche. Et de partir sur les routes, sans but. Un fantasme, sans doute ! Envie d'être moi-même profondément, ou au contraire de ne plus me ressembler ? Moi qui me balade beaucoup, qui suis devenu un vrai nomade, un déambulateur – pour l'instant encore sur mes deux jambes, en attendant une mécanique artificielle – je me pose en effet la même question que Not, le héros du nouveau film de Benoît Delepine et Gustave Kervern Le grand soir : "Où ils sont les gens ? Ils sont plus dans les usines... Ils sont plus dans les champs... Ils sont plus dans les églises..." Oui, où sont-ils ?
Nous sommes dans ces zones improbables qui entourent nos villes, ces zones commerciales d'une laideur affligeante, prétendus lieux de vie (d'après le frère de Not, Jean-Pierre, qui essaie de vendre des literies ultra-modernes à des clients tout aussi improbables, qui viennent les tester pour ensuite les commander sur internet, "parce que c'est moins cher" !). Not (stupéfiant Benoît Poelvoorde, enfin dans un rôle à sa mesure), lui, a compris depuis longtemps. Il vit par choix dans la rue, son surnom tatoué sur le front, crête hirsute, punk vêtu d'un pantalon de treillis militaire et d'un marcel noir, chaussé de Doc Martens, affublé d'un chien qu'il aime visiblement, il s'enfile des bières à 8°, mendie des cigarettes, des yaourts ou de la pâtée pour chiens aux zombies acheteurs les yeux rivés à leur caddie, dort où il peut. Pas méchant, le bougre, il rend visite le dimanche, avec son frère Jean-Pierre (Albert Dupontel surénervé), à ses parents eux-mêmes déjantés (impayable duo Brigitte Fontaine et Areski), qui tiennent une pataterie dans la zone commerciale. Quand Jean-Pierre est ejecté du système (malgré son obsession d'être dans la norme de la société de consommation, il est plaqué par sa femme et au travail il ne tient pas ses cadences, ne vend pas assez, et est viré), et qu'il est effondré, c'est Not qui lui apprend la liberté : "Quand on vit dans la rue, il faut s'économiser... Prendre son temps..."
Je lisais récemment le beau récit du psychiatre Patrick Autréaux, Soigner, où j'ai relevé les phrases suivantes : "Un peu à l'étroit en société, il écartait les convenances et les gens qui pesaient", et "comment dire, sans en escamoter l'horreur et sans être indécent, la richesse terrible des désastres ?" Forcément, elles me sont revenues en tête en voyant le film. Nous avons atteint un point de non-retour dans cette société où le désastre du carcan commercial nous tue à petit feu. J'entendais hier à la radio une émission sur le commerce drive : on commande par internet et on prend sa voiture pour récupérer sur un quai la cargaison. La boucle est bouclée, plus aucun contact humain. Le grand soir s'en paye une tranche : la femme de Jean-Pierre récupère son bébé au Mac drive.
On pourrait dire de Not ce que dit Jean-Marc Rouillan de Paul, dans son beau livre Paul des Épinettes et moi. Sur la maladie et la mort en prison : "Il vivait sans amour et s'en foutait pas mal. Il n'avait jamais connu la tendresse et ce n'est pas à quarante piges qu'il deviendrait pratiquant". Et pourtant, parmi tous les personnages du film, c'est peut-être lui le plus capable d'amour (il faut le voir s'occuper de son chien, puis de son frère), d'empathie et de joie de vivre. On est ici dans une redoutable satire de notre temps, dans une réjouissante mise à nu d'un prétendu ordre qui n'est qu'un désordre invraisemblable. "Où sont les gens ?", s'exclame notre tandem de héros. Ben oui, l'ordre commercial remplit l'unique fonction de survie et rend supportable la servitude salariale. Et on n'est pas prêt d'en sortir : plus de grand soir à l'horizon (je ne vous raconte pas la fin du film).
"J'avais toujours cru que ce qui faisait la différence entre les êtres était leurs idéaux. Mais il y avait autre chose. Pour les pauvres gens, les chances de passer de l'état de gibier à celui de chasseur ont toujours été très minces" (Cesare Battisti, Le cargo sentimental). Nous sommes tous gibier d'un système que, hélas, nous avons contribué à mettre en place, que nous voulons imposer au tiers-monde, et que nous léguerons à nos enfants. Dans ce monde de plus en plus sans idéal autre que de consommer (voir aussi l'essai de Yves Michaud, Ibiza mon amour, enquête sur l'industrialisation du plaisir), il nous reste heureusement de temps en temps la faculté de dire : « non. Ça ne peut plus durer ainsi. Notre manière de vivre est toute en surface. Marre qu'on flatte nos bas instincts, marre de camper autour de l'argent et de faire le jeu du pouvoir. »
Voilà, ce film – qui peut déplaire, car il ne vise pas précisément à plaire – nous aide à mieux saisir le monde dans lequel on vit : après tout on peut aussi rester aveugle et se forcer à ne rien voir. Le grand soir est plein de poésie, de fantaisie, porté par des acteurs fabuleux. Il ne reste plus, ensuite, qu'à lire et écouter Thierry Metz : "Je voulais marcher, c'est tout. Sortir un instant de ces besognes qui n'écoutent pas ce que nous sommes. Marcher, dériver... Lentement j'ai suivi le soleil... Lentement... Qu'importe ce que j'ai trouvé. Du vent et des ombres. Je passais" (Journal d'un manœuvre, livre hélas épuisé, alors que tant de bêtises inondent les rayons).

lundi 4 juin 2012

4 juin 2012 : se défendre


Si nous décidons de changer, d'être différents, d'aspirer à une liberté, alors les jugements affectifs, sociaux et familiaux nous obligeront sans cesse à vérifier la force et le bien-fondé de notre motivation. Les uns qui ne remettent pas en question leur emprisonnement ont tout intérêt à décourager et à faire abdiquer les autres qui éprouvent le besoin profond de donner un sens à leur vie.
(Christian Hiéronimus, L'art du toucher : initiation à un toucher conscient et créatif)

Je sais, pour l'avoir expérimenté à plusieurs reprises, combien il est difficile de changer, de se changer, d'accepter ses petites – ou ses grandes – différences, de quitter une ville pour une autre, de changer d'emploi. On est souvent confronté à des choix dans la vie. On peut se limiter aux choix simples qui feront plaisir à l'entourage, qui ne feront aucune vague par rapport au fameux qu'en dira-t-on, quitte à rester prisonnier de ses propres préjugés et de ceux de la société environnante, quitte à vivre une vie qu'on n'a pas réellement choisie, quitte à se laisser choisir par les vagues de la vie. Et parfois à construire son propre malheur.
Les femmes égyptiennes victimes de harcèlement sexuel (en particulier dans les bus, mais pas que là) que l'on voit dans le film Les femmes du bus 678, savent que pour se défendre, réclamer leur bon droit, elles doivent sortir du carcan de l'usage, du silence, du matriarcat, du machisme ambiant, elles doivent se battre, et avoir une motivation en acier. Tout est fait pour les décourager de porter plainte. Elles ont elles-mêmes entériné le fait que c'est parce qu'elles sont aguichantes que les hommes ont ce comportement macho (en fait, comme on le voit dans le film, un comportement de frustré). J'étais un des rares mâles dans la salle, encore un film qui ne va pas intéresser les hommes, me disais-je et je vais encore me distinguer, mais compte tenu de mon propre parcours, je comprenais très bien l'horreur de ces attouchements incessants, violences et viols. On ne doit rien laisser passer, car comme dit si bien Sylvie Germain, dans Les échos du silence : "En réalité les mots doivent accentuer le silence".
Ne croyons d'ailleurs pas que les pays arabes soient les seuls coutumiers de ces pratiques ancestrales. Je lis dans un roman suédois récent (Katerina Mazetti, Le mec de la tombe d'à côté) : "Mais dans ma famille, c'est simple, on ne frappe pas les femmes. Pas parce qu'on est particulièrement chevaleresque, j'imagine, plutôt parce qu'on ne veut pas gâcher une main-d’œuvre précieuse". On voit que le progrès est plus dû à des réticences d'ordre matériel que d'ordre moral ou philosophique. D'ailleurs, les femmes battues, les violences et viols envers les femmes sont très nombreux en France.
Danièle Sallenave, dans « Nous, on n'aime pas lire », s'inquiète à juste titre que "notre société permissive et libérée offre aujourd'hui en effet un spectacle nouveau et inquiétant : celui d'une relance extrêmement contraignante des marques de la différence des sexes, après les années libératrices où les individus avaient la possibilité de jouer avec elles jusqu'aux limites de la confusion". Elle remarque que "subir dès l'âge de treize ans l'assaut d'images d'une sexualité extrêmement violente ne peut pas être sans conséquence, ni sur l'avenir de ces enfants, ni surtout sur leurs rapports au présent, jusque dans les salles de cours". Oui, on peut être inquiet, pour ne pas dire angoissé, devant ces images corporelles dévalorisantes véhiculées par la pornographie envahissante, qui laissent sous-entendre qu'une femme est toujours prête à se laisser prendre, et que corollairement un homme se doit d'être toujours opérationnel en ce domaine (cf aussi le personnage masculin du film d'Audiard, De rouille et d'os). Il s'ensuit une violence des rapports humains dans nos sociétés permissives qui n'a rien à envier à celle des sociétés patriarcales. Sallenave remarque d'ailleurs que les hommes déteignent sur les femmes chez nous (ce qu'elle a observé dans les collèges, mais que j'ai pu constater dans mon domaine professionnel) : "la violence des filles est terrible. Elles se défendent, disent certains. Elles imitent le modèle masculin diront les autres".
En tout cas, les trois Égyptiennes du film font plus que se défendre (la plus démunie culturellement par la violence, les deux autres par un militantisme plus structuré), et les hommes, sauf quelques-uns (le commissaire de police, le fiancé de Seba), s'y comportent de façon lamentable. C'est tiré d'une histoire vraie, d'un procès qui a abouti à ce que le délit sexuel soit reconnu en Egypte. Les actrices sont formidables, les acteurs aussi. Ça pourrait être austère, manichéen, ou un film à thèse pour dossiers de l'écran, ça ne l'est pas du tout, c'est extraordinairement vivant. Un film que je recommande vivement, surtout qu'il ne sort pas beaucoup de films égyptiens en France !
"Qui ne dit rien et ne fait rien face aux massacres consent, se constitue obliquement complice", nous dit aussi Sylvie Germain, dans Les échos du silence. Rappelons que les massacres commencent par les gestes déplacés que personne ne combat.