La
musique entraîne au plus près du mystère. Quand je m'enferme dans
la musique, j'ai le sentiment de me rapprocher de Dieu, ce que nulle
autre forme d'art ne me procure. Je suis persuadé que, si je n'étais
pas musicien, si je n'avais pas ce sentiment mystique, alors je
serais un très pauvre homme.
(Michel
Plasson, article dans Réforme, n° 3547, 6 février 2014)
Ce
sentiment du mystère, c'est ce qui manque le plus dans notre monde
contemporain, trop exclusivement centré sur la consommation, les
choses, les objets et les techniques – encore que ces dernières
gardent, heureusement, pour beaucoup d'entre nous, leur mystère :
combien de personnes savent comment fonctionnent le téléphone, la
télévision ou les ordinateurs ? Mais enfin, c'est un mystère
qui peut être éclairci, et qui n'a rien à voir avec ceux que proposent l'art, la
musique, la littérature, la poésie, la nature, le silence
même – y compris celui de Dieu. Ceux-là ne peuvent être expliqués par
la raison, et c'est tant mieux, d'ailleurs. Car, parallèlement, nous
souffrons d'une obsession de la déesse Raison, et nous oublions que
l'être humain est aussi (surtout ?) irrationnel, que ce soit dans ses choix
amoureux, ses désirs, ses angoisses, parfois même les buts qu'il poursuit ;
d'où une certaine souffrance mentale, morale, psychique. Ce serait
tellement plus simple si nous étions gouvernés par la raison, si
nous ne faisions jamais d'erreurs, si nous étions normalisés,
programmés... Eh bien non, nous ne sommes pas – pas encore ?
– des robots. N'en déplaise aux dictateurs de tout poil, il y a
toujours quelque part et à tout moment un petit rien qui nous
échappe, du hasard, de l'imprévu, de la rencontre, bref tout ce qui
fait le sel de la vie. À nous d'être capable de les accueillir !
Il
n'y a rien de plus sinistre que les dictatures, dont la bêtise –
et la méchanceté – sont incommensurables. C'est pourquoi il est
difficile de faire rire quand on essaie de les représenter. Essayez
donc de rire en lisant 1984
d'Orwell. Impossible. Au cinéma, seuls Lubitsch (To
be or not to be)
et Chaplin (Le
dictateur)
nous ont un peu déridé, mais pas tant que ça, on sait au fond que
ça n'est que du cinéma, justement. Riad Saatouf s'y colle
aujourd'hui avec
Jacky au royaume des filles.
Il imagine un pays dans le style de la Corée du Nord (immeubles et
palais staliniens, manifestations de masses téléguidées, exécutions en public), la république démocratique et populaire de
Bubunne, dans lequel les femmes ont inversé les rôles : les
hommes sont couverts des pieds à la tête d'une sorte de burqa, ils
font la cuisine et le ménage, restent enfermés, tandis que les
femmes font les métiers virils de policiers et militaires, peuvent
avoir plusieurs maris, etc. Le pays est gouverné par la Générale
(géniale Anémone) qui veut introniser sa fille, la Colonelle
(excellente Charlotte Gainsbourg), et pour cela lui donner un mari –
un grand couillon – à choisir. Un bal est donc organisé à ce
sujet et les célibataires du pays sont invités à venir pour
qu'elle fasse son choix. Or, Jacky, un pauvre bougre (une sorte de
Cendrillon,
conte auquel on ne peut s'empêcher de penser : n'ayant plus ses parents, il est devenu le "souillon" de la famille de sa tante), est amoureux de la
Colonelle depuis longtemps : il faut dire que son portrait,
comme celui de la Générale, est dans tous les lieux publics,
boutiques et maisons. C'est le culte de la personnalité poussé à
son maximum. Mais il n'a pas d'argent pour obtenir le droit d'entrée
au bal. Comment va-t-il s'y prendre ? Comment, une fois entré
au Palais, va-t-il pouvoir approcher de la Colonelle ?
Inutile
de dire que la subversion est partout ici, non seulement dans
l'inversion des rôles, mais aussi parce que le vitriol déborde :
les femmes sont des marâtres, les hommes se jalousent férocement –
n'étant plus que des objets sexuels –, les slogans et émissions
télévisées sont débilissimes – mais à peine plus que sur nos
chaînes, l'intégrisme religieux est plus vrai que nature,
l'arbitraire de la domination sexuelle est clairement démontré (par
l'absurde), les acteurs n'hésitent pas à charger dans l'outrance,
et le langage lui-même est déformé, subverti : une sorte de
novlangue à la George Orwell. Au fond, ce film est dans l'air du
temps : il joue à fond sur l'ambiguïté sexuelle (l'androgynie
de Jacky et de la Colonelle) et la scène finale est un clin d’œil
malicieux adressé aux manifs pour tous. Au total, je n'ai pas beaucoup
ri (le spectacle d'une dictature ne parvient pas vraiment à me faire
rire, même par l'absurde, comme ici), mais je me suis bien marré
par le côté potache de l'ensemble (à comparer avec la nullité des
Profs, visionné à
Paris y a pas longtemps), à essayer de décrypter les nombreux jeux de mots et l'humour, pourrait-on dire, à la Charlie hebdo.
Je crois que Cavanna méritait ce genre de film-hommage... "Il
y a des arrogances si bien établies qu'elles vous donnent
immédiatement envie de gifler",
écrivait Pierre
Lemaître dans Cadres
noirs
(Calmann-Lévy, 2010). La Colonelle du film en a pris de la graine.
Ceci étant, le film n'a pas de succès, sans doute parce qu'il
corrige les mœurs par le rire (comme le Molière de Tartuffe),
et tape sur tout ce qui bouge ! Et que la majorité n'aime pas voir un portrait trop ressemblant d'elle-même ?
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