lundi 29 juillet 2019

29 juillet 2019 : les parasites




C’était le mois de juillet, une canicule à incendier les pelouses.
(Kent, Peine perdue, Le Dilettante, 2019)



Pour résister à la canicule, outre maintenir les volets fermés chez soi dans la journée et faire des courants d’air la nuit, si on veut sortir, le mieux est d’aller s’enfermer dans des salles plus ou moins rafraîchies (d’où les bistrots et les supermarchés bondés) ; dans mon cas, je vais volontiers au cinéma, même quand leur climatisation est médiocre. Et j'y vais à vélo, car ainsi je fends l'air, porté par la machine...


C’est ainsi que je suis allé à l’Utopia cet après-midi pour aller voir la Palme d’or de Cannes, le film coréen Parasite. Cette métaphore sur les classes sociales – et, quoiqu’en pensent nos prétendus experts d’aujourd’hui, qui soulignent à qui mieux mieux qu’elles n’existent plus – et les luttes qu’elle mènent pour conserver leurs privilèges (la bourgeoisie capitalistique et l’élite intellectuelle, ceux qui vivent du capital financier et/ou intellectuel) ou pour les combattre (en gros, les classes populaires, et aujourd’hui ce fourre-tout appelé "gilets jaunes", ceux qui ne vivent que de leur force de travail), ces luttes donc n'existeraient pas non plus, nous remet les points sur les i. 
Un scénario impeccable : deux familles qui n’auraient jamais dû se rencontrer, et voici que les prolos au chômage, quasi sortis des Misérables de Victor Hugo, as de la débrouille pour survivre, qui n’ont que leur joie de vivre pour appui, vont s’incruster dans une richissime famille qui n’y voit que du feu. Et les voici donc chacun nanti chez les richards d’une place (le père chauffeur, la mère gouvernante, le fils répétiteur d’anglais de la grande lycéenne, la fille qui essaie de délivrer les angoisses du petit garçon par l’art-thérapie) où ils finissent par se rendre indispensables. Mais l’odeur (dans tous les sens du terme) de la pauvreté – et le mépris qui l’accompagne - ne s’annule pas si facilement. Et les plans les mieux bâtis qu’ont conçu les "parasites" se heurtent à la dure réalité. Les affreux, sales et méchants sont en fait des deux côtés de la barrière sociale : sous l’aisance et le vernis des riches se cachent la dureté et l’arrogance, tandis que sous la rouerie des pauvres se dissimulent mal les frustrations, l’envie et la colère. Bref, le jour où ça explose, ça fait mal. Le montage est sec, pas de temps mort, des acteurs excellents, que demander de plus. Le film est un succès, mérité.
Mais les parasites ne sont pas forcément ceux qu’on croit !

samedi 27 juillet 2019

27 juillet 2019 : rebelles et apostats


Rebelles vous étiez en vos vingt ans, rebelles vous êtes restés.
(Azucena Rubio del Olmo, ¡Mala puta !, CIRA,2019)



Voici que mes excellents amis du CIRA (Centre international de recherches sur l’anarchisme, Marseille) rencontrés lors du voyage Istrati en Roumanie ont eu l’heureuse idée de m’envoyer le dernier numéro de leur Bulletin dans lequel est publié le récit autobiographique de Azucena Rubio del Olmo, ¡Mala puta !, dans lequel la vieille dame, réfugiée républicaine espagnole venue en France à l'âge de cinq ans, raconta à près de 80 ans, en 2012, l’arrivée de sa famille en France en février 1939 dans des conditions dantesques : elle décrit l’internement, les pérégrinations qui suivirent, et nous rappelle dans ces souvenirs qui se lisent d’une traite la dureté de l’époque, la misère, le froid, la faim, la honte, la chasse aux punaises dans des logements insalubres, le statut d’étranger qui fut le leur pendant les années de guerre et celles qui suivirent, ses difficultés d’insertion à l’école de la petite "Espingouine" confrontée à "la méchanceté gratuite, immonde, sadique" de la maîtresse d’école (c’est elle la "Mala puta", la sale garce du titre) et aux moqueries des autres filles. Elle raconte comment elle et les siens ont réussi à se faire une place dans cet univers, avec la chance d’avoir des parents qui savaient parler français, ayant travaillé en France au début des années 30. Fièrement anarchistes, ils n’ont jamais abdiqué ni renoncé à leurs idées. "Un peuple avec s’est levé avec souvent pour armes son seul courage et a dit : « NON ! Vous ne passerez pas ! » Un peuple a dit : « Attention compagnons, camarades, amis : aujourd’hui l’Espagne, demain l’Europe ». L’Europe est restée sourde et aveugle aux cris, aux souffrances de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants…"


Voilà un récit qui remet Franco et ses admirateurs à leur place : des renégats, des assassins et des tortionnaires. C’est écrit dans une langue limpide, avec un souci du détail qui fait mouche, au fil des souvenirs qui s’égrènent, pas toujours dans l’ordre chronologique, dans l’ordre de la vie et de la mémoire.
Comment ne pas penser, à la lecture de ce poignant témoignage, aux migrants d’aujourd’hui qui endurent eux aussi les misères, les souffrances, les maladies et la mort, devant une Europe repue de sa sacro-sainte "croissance", soucieuse seulement de se divertir devant les imbécilités télévisuelles et internetiennes, et qui demeure sourde et aveugle, en dehors de quelques saints laïques, de justes, marins (comme ceux de SOS Méditerranée), médecins (comme le médecin de Lampedusa, Pietro Bartolo, cf ma page du 18 décembre 2017), paysans (comme Cédric Herrou, cf ma page du 28 septembre dernier), qui sauvent encore l’honneur de l’humanité ? Où sont nos intellectuels ? Où sont nos Zola ? Où sont nos hommes de gauche ?


Peut-être les découvre-t-on en lisant le beau polar grec de Pétros Márkaris, Le Che s’est suicidé, où l’on voit d’anciens gauchistes intellos grecs du temps de la dictature des colonels (où ils furent emprisonnés et torturés) devenus qui un homme d’affaires florissant, qui un homme politique puissant, qui un journaliste qui fait la pluie et le beau temps et qui ont renié toutes leurs idées de jeunesse. Car, pour réussir dans la vie, n’est-ce pas, mieux vaut se mettre du côté du manche ! Dans Le Che s’est suicidé, deux seulement des amis de jeunesse ne se sont pas reniés et n’ont pas pris part à la course à l’argent et aux honneurs (et aux combines plus ou moins louches) : l’un s’est suicidé en constatant le reniement et l'arrivisme de ses anciens collègues, l’autre vit une vie austère, a pris du recul et regarde tout ça avec tristesse. "Le malheur est rarement héroïque", écrivait Remarque dans Cette terre promise.
On comprend que je préfère les rebelles aux apostats !



lundi 22 juillet 2019

22 juillet 2019 : Zola, réveille-nous !




Nous ne tuons pas pour vivre, on n’est pas américains, nous. Nous tuons par conviction.
(Rezvani, Les Américanoïaques, C. Bourgois, 1970)



Aujourd'hui, ma grand-mère maternelle aurait eu 124 ans. C'est elle qui m'a appris le sens de la justice, quand j'étais enfant et adolescent. Je pense qu'elle serait horrifiée aujourd'hui, devant la violence institutionnelle en temps de paix. C'est en son nom que je reproduis le texte suivant, celui d'Assa Traoré, en mémoire de son frère Adama :



Le 13 janvier 1898, les mots d’Émile Zola résonnaient dans l’Aurore. Il réclamait dans l’affaire Dreyfus une justice que la France était incapable de rendre.

Le 17 juillet 2019, c’est dans ce même pays que moi, Assa Traoré, j’accuse à mon tour.
J’accuse les gendarmes, Romain Fontaine, Arnaud Gonzales et Mathias Uhrin, d’avoir tué mon frère Adama Traoré en l’écrasant avec le poids de leurs corps.
J’accuse les gendarmes de ne pas avoir secouru mon frère Adama Traoré et de l’avoir maintenu menotté face contre le sol de la gendarmerie au lieu de le secourir.
J’accuse les gendarmes d’avoir refusé de démenotter Adama Traoré en affirmant qu’il simulait alors qu’il était en train de mourir.
J’accuse Nathalie Baylot, adjudante au sein de la brigade de recherches de L’Isle Adam, d’avoir menti en affirmant qu’Adama Traoré avait agressé des gendarmes durant sa fuite.
J’accuse Yves Jannier, procureur de la République de Pontoise, d’avoir publiquement menti sur les causes de la mort d’Adama Traoré.
J’accuse François Molins, procureur de la République de Paris, d’avoir suggéré la thèse de l’effort intense comme cause de la mort d’Adama Traoré à un collège de médecins experts.
J’accuse Rodolphe Bosselut, avocat de Marine Le Pen et des gendarmes de la présente enquête, d’avoir accusé la famille Traoré de crier au racisme et de faire une instruction médiatique, ce qui est totalement faux.
J’accuse les médecins du service mobile d’urgence et de réanimation d’avoir inventé une addiction à l’alcool et aux stupéfiants d’Adama Traoré.
J’accuse Judith Trinquart, médecin légiste, d’avoir affirmé qu’Adama Traoré était décédé en raison d’une probable toxicomanie, d’un probable alcoolisme et d’infections.
J’accuse Julien Cappy, médecin légiste, d’avoir affirmé qu’Adama Traoré était décédé en raison d’une infection généralisée et de lésions cardiaques.
J’accuse Caroline Rambaud, médecin expert mandaté par la justice, d’avoir inventé une pathologie cardiaque comme cause de la mort d’Adama Traoré.
J’accuse Patrick Barbet, Marc Taccoen, Michel Denis et Michel Bernard, médecins experts désignés par les juges, d’avoir inventé des pathologies comme causes de la mort d’Adama Traoré, d’avoir ainsi violé leur déontologie médicale et piétiné le serment d’Hippocrate en affirmant qu’Adama Traoré était mort tout seul après avoir couru.
J’accuse Émilie Bruguière, juge d’instruction à Pontoise, d’avoir instruit uniquement dans l’intérêt des gendarmes en refusant aveuglément toutes les demandes d’enquête effective des parties civiles.
J’accuse Lucie Berthezene et Laurence Lazerges, juges d’instruction à Paris, d’avoir été les “ouvriers diaboliques” de ce déni de justice en refusant la réalisation de plusieurs actes utiles à la manifestation de la vérité et en sélectionnant minutieusement des experts missionnés exclusivement pour exonérer toute responsabilité des gendarmes.
Assa Traoré

dimanche 21 juillet 2019

21 juillet 2019 : coupables d'être nés


Aujourd’hui, sans passeport, même le Christ serait jeté en prison.
(Erich Maria Remarque, Arc de triomphe, trad. Michel Hérubel, Plon, 1963)


 

Les funérailles de ma belle-sœur Béatrice ont eu lieu hier samedi. Elle avait demandé à ce que la quête organisée soit l’occasion de dons à des associations d’aide aux migrants. Comme je viens de lire le roman posthume (et inachevé) d’Erich Maria Remarque consacré aux émigrés (l’exil était déjà un thème majeur dans Les exilés, Arc de triomphe, La nuit de Lisbonne et Ombres), Cette terre promise m’offre l’occasion de reparler de ce qui est devenu un très grave problème aujourd’hui, avec les trafics humains, les guerres, les morts par noyades, les pays qui se referment comme des huîtres, le retour de la xénophobie (si tant est qu’elle ait jamais disparu) et de la violence d’État, y compris dans nos belles démocraties : "on voudrait que nous croyions encore à cette farce des élections démocratiques ?" ai-je lu récemment dans un autre roman : L’instant décisif, de Pablo Martín Sánchez (La Contre-allée, 2017), à propos des violences policières en Espagne, qui n'ont rien à envier aux nôtres.


J’ai déjà écrit sur l’auteur, et notamment sur la tétralogie des exilés dans mon chapitre de D’un livre l’autre qui lui est consacré. Je ne vais donc pas m’étaler longuement, je vous y renvoie (L'Harmattan, 2009, pp. 105-116). Je rappelle toutefois que l’auteur, fuyant le nazisme dès 1933 (avec ses livres brûlés en place publique), connut toutes vicissitudes de l’exil, en France puis aux USA et qu’il refusa de se réinstaller en Allemagne après la guerre. C’est dire qu’il connaît bien l’émigration de l’intérieur, comme de nombreux artistes et intellectuels allemands. Il connut de près l’internement dans les camps français (nos modernes camps de rétention ne sont pas une invention nouvelle, hélas) et l’arrivée aux États-Unis, où Ellis Island semble laisser aux émigrés des souvenirs tout aussi pénibles, dont on a un aperçu au début du roman. Cette terre promise, auquel il travailla jusqu’à sa mort, est une version plus longue et largement remaniée d’Ombres, dont il n’était pas satisfait.


Ici, il reprend et amplifie les thèmes récurrents qui irriguaient ses précédents romans. La terre promise en question, les USA, où ils ne sont que des "refugees", voire des "enemy aliens", est loin d’être un pays de cocagne, et le mal-logement, la misère, la lutte pour survivre, le travail au noir faute d’un permis de séjour, la peur des contrôles policiers, sont le lot de tous. Leur vie tient à un papier, un permis de séjour, un répondant installé ici depuis longtemps, à l’amitié et à la solidarité. Ils rencontrent à New York des réfugiés de toutes origines. "Heureux ! Quel drôle de mot, pour un émigré ! Un émigré n’est jamais heureux. Nous sommes condamnés à ne pas tenir en place. Nous sommes étrangers. Nous ne pouvons pas retourner chez nous, et ici nous ne sommes que tolérés."
Le héros, qui vit sous un faux nom, Ludwig Sommer, après un premier exil en Belgique et en France, où il a acquis quelques compétences dans le monde de l’art, parvient à se faire embaucher, au noir, chez un antiquaire new-yorkais. Il s’éprend d’une jeune émigrée, Maria, qui pose pour des photos de mode. Mais il n’arrive pas à se délivrer de la peur, commune à tous les émigrés, des cauchemars de torture qui leur ont imprimé des traces indélébiles. La fin reste ouverte : l’espoir de retourner au pays, de se venger des nazis, avait permis à ces émigrés de faire face aux épreuves. Mais ils savent que, dès la fin de la guerre, aucun Allemand ne se reconnaîtra comme nazi. Et l’émigré sera considéré comme un "reproche" vivant, un reflet de la mauvaise conscience, voire même comme un déserteur. Et finalement, même malmenés dans leurs pays d’accueil, beaucoup n’auront pas envie de rentrer, tel l’auteur lui-même. Ils savent pourtant qu’il "faut un cœur solide, pour vivre sans racines".
Comment ne pas penser à nos modernes migrants, malgré le contexte bien différent ?



mercredi 17 juillet 2019

17 juillet 2019 : Tunisie et Sénégal, même combat


Le peuple ne doit pas savoir comment ses convictions sont manipulées.
(Bertrand Russell, Science, puissance, violence, trad. William Perrenoud, La Baconnière, 1954)


Je n’avais encore lu aucun livre venu du continent africain cette année. Alors même que, depuis mon passage de trois ans en Guadeloupe (1981-1984), je m’étais mis à lire à haute dose romans et nouvelles, théâtre, poésie et essais venat de leurs écrivains. Pendant un moment même, je faisais la critique de livres d’Afrique noire dans le Bulletin critique du livre français pendant une dizaine d’années entre 1996 et 2007, date de la mort du périodique. Depuis, j’ai un peu levé le pied, mais en ai lu tout de même 24 en 208, 21 en 2016, 9 en 2015… Essentiellement de la littérature francophone issue de divers pays. En changeant de bibliothèque de quartier, puisque celle du Grand Parc est fermée tout l’été pour travaux, j’ai trouvé mon bonheur dans celle de Bordeaux-lac où je vais d’un coup de vélo. Donc, j’en ai trouvé deux, pour commencer l’été en beauté : un d’un écrivain tunisien, l’autre d’un écrivain sénégalais. Tous deux ont en commun une description assez féroce du fondamentalisme islamiste qui manipule les consciences.

D’abors le tunisien L’amas ardent de Yamen ManaI Le héros de ce roman réjouissant, un apiculteur connu sous le nom de "le Don" dans le village de Nawa, au fin fond de la Tunisie, découvre une de ses ruches décimée. Ses "filles", ses abeilles sont mortes, déchiquetées. Après enquête, il comprend que ce sont des frelons inconnus jusqu'ici, qui ont attaqué sa ruche. Ils sont arrivés dans des caisses importées, que le "Parti de Dieu" a généreusement distribuées à la population illettrée du village, en échange d'un bulletin de vote lors des premières élections libres. Le petit peuple de paysans des campagnes, particulièrement misérable, oublié des politiques, empêtré dans ses traditions, s’est vu investi par les nouveaux "fous de Dieu" dont les prêches incendiaires appelant à la guerre sainte trouvent un écho parmi les jeunes les plus fragiles. D’abord, expliquons ce titre bizarre : il s’agit de la méthode de défense mise au point par les abeilles japonaises pour se défendre des attaques des frelons asiatiques. C’est une métaphore pour l’auteur tunisien : quel moyen de défense la population pourra-t-elle mettre au point contre les religieux fondamentalistes qui prolifèrent dans le pays depuis la "révolution" du printemps arabe ? Le mal venu d’ailleurs n’est pas uniquement le frelon asiatique contre lequel les abeilles locales sont sans défense, mais aussi bien l’obscurantisme des imposteurs religieux (sortes de frelons humains) qui s’emparent facilement d’âmes sans défense. Ainsi Toumi, un des jeunes du village, qui avait disparu pendant trois mois, réapparaît en fanatique sanguinaire. La métaphore écologico-politique est bien intégrée dans un récit linéaire (mais avec un retour en arrière sur un épisode de la vie de Don quand il était parti en Arabie saoudite exercer son métier d’apiculteur) mais non dénué de subtilité ni d’ironie, et très efficace. Les personnages sont attachants, et on n’oubliera pas le voyage au Japon des amis de Don pour rapporter une reine des abeilles japonaises ni les efforts du héros, parti avec son âne pour dénicher le nid de frelons dans la montagne. Une réussite tunisienne qui se lit d’une traite. 

 
Dans De purs hommes de Mohamed Mbougar Sarr, le narrateur est professeur de français à l’Université de Dakar. Il remarque le peu d’intérêt de ses étudiants pour la littérature. Ndéné, sans vivre avec elle en permanence, est l’amant de Rama, une jeune femme libre. Elle lui présente un jour une vidéo qu’elle a reçu sur son smartphone et qui montre une foule hystérique dans le cimetière musulman opérant l’exhumation du cadavre d’un homme "impur", car soupçonné d’être homosexuel et indigne de voisiner, même mort, avec des hommes "purs". Cette petite vidéo va remettre en question l’existence du jeune professeur qui, après ses études supérieures en France, et bien qu’étant parfaitement hétérosexuel, ne comprend plus cette discrimination. Par ailleurs, il a reçu un mail du Ministère invitant les professeurs à supprimer l’étude des écrivains homosexuels. Or, il vient de faire un cours sur Verlaine. Il est d’abord sommé de s’expliquer sur le sujet par ses étudiants qui décident de boycotter ses cours, puis par le doyen qui le met à pied. Ndéné est rapidement discrédité et bientôt la rumeur court qu’il est lui-même homosexuel, car par ailleurs il a retrouvé la trace de l’homme exhumé et de sa famille, et est allé s’informer de ce qui s’était passé. L’islamisme intégriste, l’homosexualité (une maladie des blancs !) et l’homophobie qui en découle, sont des sujets sensibles au Sénégal – et sans doute ailleurs en Afrique noire. Ici Mohamed Mbougar Sarr, jeune écrivain sénégalais, aborde ces thèmes sociétaux en un roman qui lui permet de nous livrer une réflexion étonnante, nuancée et presque sans tabous. Sans pour autant faire de De purs hommes un roman à thèse sur l'homophobie au Sénégal. Superbement écrite dans une narration bien maîtrisée, sa prose est un appel à la tolérance. Mais sera-t-il lu dans son pays ? Ou sera-t-il un cri dans le désert ? 
 

lundi 15 juillet 2019

15 juillet 2019 : variations


C’est peut-être pour cela que j’aimais tant le théâtre : parce qu’il me permettait d’exprimer toutes sortes de sentiments avec les mots des autres, en gardant les siens enfermés dans son cœur.
(Nathalie Rheims, Place Colette, L. Scheer, 2015)


Comme ça va mieux, j’ai presque repris toutes mes activités ordinaires : lecture, écriture, cinéma (au ralenti toutefois pour ce dernier), cuisine (un peu) et amitié, et même vélo. Mathieu est venu de Lyon me voir ce week-end. Je me prépare mentalement à mes prochains gros déplacements : à la mi-août, Brocas, dans les Landes, pour la grande réunion annuelle de la "tribu Brèthes", suivie par un séjour de cinq jours dans l’île de Groix qui précédera de peu mon départ pour la Mostra de Venise, d’où je rentrerai le 8 septembre au soir.


Parmi les lectures que j’ai faites en début juillet, un nouveau Petros Markaris, auteur grec de polars à coloration politique et sociale : Offshore (Seuil, 2018), qui en dit long aussi sur notre société dont la Grèce actuelle est un reflet assez troublant ; l’excellent roman posthume inachevé d’Erich Maria Remarque, Cette terre promise (Stock, 2017, roman sur lequel je reviendrai) qui explore avec acuité la difficulté d’être émigré, ici le cas des Allemands antinazis réfugiés aux USA pendant la dernière guerre mondiale ; le délicieux petit recueil de notes de ses voyages ferroviaires du poète belge Werner Lambersy, Vu du train (À l’index, 2019) où j’ai relevé cette appréciation savoureuse : "Londres, la plus belle ville du monde quand on a beaucoup d’argent, ou quand on est londonien" ; le très beau récit du Belge Pierre Mertens sur la naissance et la courte vie de sa fille atteinte du spina bifida, Les mots : pour la naissance et la mort de ma fille (L’Harmattan, 2004).


Une place à part pour le récit Place Colette, apparemment autobiographique, de Nathalie Rheims, fille de l’académicien Maurice Rheims, sur son adolescence difficile, son désir de faire du théâtre et son amour pour un sociétaire de la Comédie française, de trente ans plus âgé qu’elle. Pour le protestant assez puritain que je suis resté, cette passion d’une nymphette de douze/treize ans pour un homme qui pourrait être son père m’a évidemment impressionné. Ça se passe au début des années 70, à l’époque de la grande révolution des mœurs et dans un milieu très huppé. Tout pour me déplaire, a priori. Et cependant, ça m’a scotché. Ce petit bout de fille (le comédien l’appelle d’ailleurs "petite fille"), qui a envie de découvrir les secrets des grands et la sexualité, qui court après son "homme", découvre le moyen d’aller dans sa loge après le spectacle et qui fait les premiers pas, ça ne s'invente pas. On pense à Lolita de Nabokov, que je n’ai pas encore lu mais connais par le film de Kubrick. J’ai pensé aussi à notre grande écrivaine nationale, Colette, à ses Claudine et à son Blé en herbe. Bref, ça m’a paru une réussite d’écriture. Avec en plus une description assez féroce d’un certain milieu parisien, d’une certaine élite bourgeoise : on pense aussi à Proust et aux Verdurin dans Un amour de Swann.


Enfin, Mathieu était arrivé, portant dans sa besace un dvd que son amie L. lui a prêtée : Le couple-témoin, de William Klein (1977), nous l'avons regardé. Je donne le synopsis de wikipedia : "Dans la France des années 70, au milieu d'une ville nouvelle en chantier, Claudine et Jean-Michel [respectivement Anémone et André Dussolier], un jeune couple de Français moyens est amené à vivre une expérience organisée par le Ministère de l'Avenir [Georges Descrières joue le ministre]. Expérience filmée dans l'appartement de demain, censée déterminer les mœurs et les attentes du couple pour l’an 2000". C’est à la fois une satire implacable de l’époque et du modernisme outrancier (qui n’a fait que s’amplifier de nos jours avec la connectivité), dans la lignée du Tati de Mon oncle et de Playtime, une comédie science-fictionnesque (là, on pense à 1984, le couple étant constamment observé) assez désopilante et un pamphlet contre les politiques actuelles déshumanisantes. C’est incroyable comme presque tous les propos débités par le ministre dans le film ressemblent à toutes les phrases creuses de nos présidents récents de la République : on croyait entendre Macron ! J’ai adoré ! Merci, Mathieu. Bien évdiemment, je ne l’avais pas vu à l’époque de sa sortie, car Auch, où je travaillais, n’avait pas encore de cinéma d’art et d’essai., seul type de salle capable de projeter ce genre de film.

mercredi 10 juillet 2019

10 juillet 2019 : le cœur en bandoulière


portés par leur foi, croyant et cycliste trouveront sens là où mécréant et non initié ne verront que coïncidences et idioties.
(Benjamin Coissard, Les étoiles brilleront dimanche, L’Éclisse, 2018)


Quel plaisir que celui de la rencontre d’inconnus ! Une nouvelle fois, des « warmshowers » se sont arrêtés chez moi pendant leur périple cycliste, long d’une année sabbatique, après avoir visité le Canada, puis une partie de l’Amérique du sud (Argentine, Chili, Bolivie, Paraguay, Brésil, enfin le Portugal et l’Espagne, et maintenant la France, avant de rentrer en Angleterre. Ça faisait un moment que je n’avais pas eu de tels moments de fraternité et de partage, augmentés du fait que ma sœur Maryse était chez moi (elle accompagne mon bon rétablissement) et a contribué à la réussite de leur bref passage par ses talents culinaires et sa bonne humeur : ils sont restés deux nuits tout de même.

Ananda et Ruby

Ruby et Ananda sont des trentenaires ; elle est physiothérapeute, il est opticien. Ils se connaissent depuis leur jeunesse et se sont mis en couple après leurs années d’études et un premier voyage à vélo autour du monde effectué par Ruby seule pendant trois années, son pays préféré fut l'Iran, et c'est pas la première fois qu'on me parle de l'hospitalité légendaire de ce pays honni de Trump. Tous deux issus de familles métissées (musulman/protestante pour Ruby, bouddhiste/catholique pour Ananda, dont le père est thaï), ils ne pratiquent aucune religion, sinon celle de la liberté, de la fraternité et de l’égalité : un très beau couple !

leurs vélos dans le salon

Ils sont arrivés lundi vers 18 h, après trois semaines de chaude traversée du Portugal et de l’Espagne en camping "sauvage", sans pouvoir prendre de douche. Mais c’est le principe des adeptes « warmshowers », on accorde l’hébergement gratuit (tout le contraire des Airbnb et autres sites de marchandisation de l'hospitalité) à des cyclistes, comprenant le lit, la douche et les repas, la possibilité d’user du lave-linge (il leur fallut deux machines successives !), sans parler des discussions et du partage de l’amitié qui naît presque instantanément. Un vrai bonheur, et tout simple : il suffit d’ouvrir sa porte et celle de son cœur. Hier matin, je les ai accompagnés en ville, à pied, les emmenant au Jardin public, à la Cathédrale, au Miroir d’eau, à la Place des Quinconces et devant le Grand théâtre, où nous assistâmes à une séance d’acrobatie d’un artiste de cirque perché sur un cercle entre les colonnes majestueuses. Puis je les ai laissés continuer leur visite tous seuls, avant de les retrouver en fin d'après-midi at home pour festoyer, Maryse et moi ayant concocté une recette à notre façon pouvant leur convenir (un mélange de riz, d'omelette aux oignons découpée en cubes et de sept ou huit légumes épicé au curcuma), car ils sont végétariens. Ils en étaient tout émus.

l'acrobate

Et, ce matin, une fois leurs bécanes repréparées pour la route – ils ont chacun deux sacoches latérales à l’avant et deux à l’arrière, plus un sac à l’arrière, ainsi chargés, ils ne dépassent guère le 15 km/h on a redescendu tout ça par l’ascenseur (deux voyages : les deux vélos chargés ne rentrent pas en même temps), j’ai sorti le mien, et je les ai raccompagnés sur quelques km pour les faire entrer sur la piste cyclable Bordeaux-Lacanau, d’où ils ont pris la Vélodyssée qui les mènera à la Pointe de Grave et jusqu’en Bretagne pour prendre le ferry à Roscoff.

au Jardin public

Ce que j’aime chez les « warmshowers », c’est qu’ils font pas de la frime.Ils se contentent d'une moyenne quotidienne de 50 km. Ils ne se déguisent avec les tenues en lycra plus ou moins fluo et truffées de publicités des robots-cyclistes. Non, ils mettent des tee-shirts tout ce qu’il y a de plus ordinaire, des pantacourts multipoches en coton solide comme vous et moi, et pratiquent la simplicité et la sobriété volontaires. Ils montrent, au contraire, avec l’usage de la bicyclette (Ruby visite ses clients à vélo à Londres, ils n’ont pas d’automobile et Ananda n’a même pas le permis !), par les effets physiques bénéfiques sur la santé qu’elle apporte (ils rayonnent), par les rencontres étincelantes que ce moyen de transport (à hauteur d’homme et de piéton) procure, qu’on peut vivre et se déplacer autrement qu’avec tous ces nouveaux et nocifs instruments électriques qui, non seulement, sont coûteux en énergie, mais incitent tout un chacun à ne plus faire le moindre effort, ne plus pousser avec le pied pour les trottinettes (ce qui est grave pour les jeunes enfants) et les planches à roulettes, par exemple…
Des exemples à suivre, en quelque sorte, dans un monde devenu fou et obnubilé par la vitesse, l’instantanéité et l'outrance de la consommation. Le septuagénaire que je suis devenu a eu l'impression, à leur contact, que sa trentaine n'était pas si loin... Au fond, on n'a que l'âge du cœur, quand celui-ci reste grand ouvert...

lundi 8 juillet 2019

8 juillet 2019 : le poème du mois


Quelle gloire ? Il n’y a pas de gloire si l’on a le cœur sec.
(Panaït Istrati, Codine, Gallimard, 2019)


 

Soudain, après avoir revu le magnifique film de Naomi Kawase Les délices de Tokyo (il vient de passer à la télévision), et avoir lu dans la foulée le roman éponyme tout aussi superbe de Durian Sukegawa dont il a été tiré, m’est revenu en mémoire le poème ci-après, que j’aimais beaucoup, quand je l’ai découvert pour la première fois et qui me plaît toujours ; c’est un peu désuet, on n’écrit plus comme ça aujourd’hui (et alors ?) et j’aime beaucoup l’utilisation du verbe hocher dans le sens très rare de "secouer un arbre pour faire tomber les fruits".
La fraîcheur du personnage au grand cœur de Tokue dans le roman et le film m’a ramené à cette époque où j’étais, si j’ose dire, encore tout frais moi-même :


L'odeur de mon pays


L'odeur de mon pays était dans une pomme.
Je l'ai mordue avec les yeux fermés du somme
Pour me croire debout dans un herbage vert.
L'herbe haute sentait le soleil et la mer,
L'ombre des peupliers y allongeait ses raies,
Et j'entendais le bruit des oiseaux, plein les haies,
Se mêler au retour des vagues de midi.
Je venais de hocher le pommier arrondi,
Et je m'inquiétais d'avoir laissé ouverte,
Derrière moi, la porte au toit de chaume mou…
Combien de fois, ainsi, l'automne, rousse et verte
Me vit-elle au milieu du soleil et, debout,
Manger, les yeux fermés, la pomme rebondie
De tes pr
és, copieuse et forte Normandie !...
Ah ! je ne guérirai jamais de mon pays.
N'est-il pas la douceur des feuillages cueillis
Dans leur fraîcheur, la paix et toute l'innocence ?
Et qui donc a jamais guéri de son enfance ?...

Lucie Delarue-Mardrus  
 

dimanche 7 juillet 2019

7 juillet 2019 : "Les étoiles brilleront dimanche"


Le cyclisme est une véritable religion : il y a ceux qui y croient et ceux qui n’y croient pas. Y croire, c’est accepter le sens qu’il donne à votre vie ; tout apparaît comme évidence à la lumière de cette révélation. Les difficultés et les peines du quotidien deviennent des côtes, des crevaisons, des pignons mal ajustés, des vents de face ou de côté... Les joies quant à elles s’incarnent dans les pentes, les échappées, les ravitaillements à point nommé, les sprints victorieux...
(Benjamin Coissard, Les étoiles brilleront dimanche, L’Éclisse, 2018)




Rares sont les livres de littérature cycliste. Avec Les étoiles brilleront dimanche, Benjamin Coissard nous propose une première œuvre de qualité. Le héros, Loïc Benoit, est d’une famille de coureurs cyclistes, le père était coureur cycliste amateur, le frère aîné, Marc, a failli avoir une carrière professionnelle. Mais Loïc, plus introverti, fou d’Elvis Presley, qui a pourtant montré de solides dispositions pour la course dans sa jeunesse, a abandonné après ses dix-huit ans pour faire des études supérieures et devenir expert-comptable dans un cabinet. Jusqu’au jour où le virus le reprend et où il décide de participer à un cyclo-cross.


Il reprend donc l’entraînement, se réapproprie son vélo et ses vêtements de coureur en lycra. Retrouve une certaine tradition de famille qu’il avait un moment honnie, car elle lui avait été imposée : "Chez les Benoit, on est vélo. Élevé depuis son plus jeune âge dans la religion du cyclisme, Loïc essaie tant bien que mal de dissimuler cette passion qu’il aime autant qu’elle lui fait honte." C’est qu’il y a une sorte de tyrannie dans ces familles de cyclistes et qu’il est difficile d’échapper à un destin. Il retrouve donc avec une joie mêlée de peur ce milieu des coureurs du dimanche, des supporters et des familles, des coureurs oubliés qui ne gagnent jamais, cette ambiance de fête sportive où l’on communie autour du vélo : "Cette suprême dévotion, stupide aux yeux de n'importe qui, ne pose aucun cas de conscience au cycliste dont l'existence est régie ainsi : la vie c'est le vélo."
Moi qui n’ai jamais eu aucune prétention de compétition, mais qui ai beaucoup pratiqué le vélo (et continue, aussi bien en ville qu’un peu sur route, mais à mon allure), j’ai plongé avec délices dans cette écriture que j’ai trouvée étonnamment juste : la description du petit milieu du cyclisme est précise, parfois caustique. Les nombreux amateurs de ces fêtes que sont les courses amateurs de village – dans ma jeunesse, il n’y avait pas de fête locale sans course cycliste qui était suivie avec passion retrouveront ici une merveilleuse recréation de l’ambiance de ce genre de course, des préparatifs et des difficultés, des sacrifices et des privations qu’elle entraîne. L’auteur utilise un vocabulaire suffisamment précis pour que figure en fin de livre un glossaire de termes qu’il a disséminés tout au long du livre, termes assez savoureux. J’ai appris ainsi qu’une "chaudière" était un "coureur adepte de produits dopants en grande quantité". On voit qu’il a lui-même été coureur cycliste amateur, c’est son premier livre, chapeau !
Voici un extrait : "Contrastant avec la puissance animale de son accélération, il négocie les virages et épingles à cheveux du circuit avec l’aisance et la précision d’un pianiste répétant ses gammes. Les courbes s’enchaînent sans hésitation et du point de vue des spectateurs on croirait à une promenade de santé. Sûr de son coup de pédale il fixe l’horizon sans jamais se retourner pour jauger de son avance. À la sortie d’une courbe, il jette enfin un œil en arrière. Ils sont cinq lancés à sa poursuite. L’écart n’est pas trop conséquent mais on dirait qu’aucun ne veut prendre la chasse à son compte, soit par peur de se faire contrer, soit par manque d’initiative."

les coureurs se présentent au départ de la course à Fort-Mahon plage en mai dernier

Pour les fans de la petite reine, Les étoiles brilleront dimanche méritent plus que le détour, en ce début du Tour de France. Ça m’a rajeuni ("Et qui donc a jamais guéri de son enfance ?" chantait Lucie Delarue-Mardrus en un beau poème), en ce temps où je suis obligé de me priver (un peu) de vélo pour cause de chaleur et d’AIT.