dimanche 21 mai 2023

21 mai 2023 : départs et rencontres

 

Nous savons toujours à quel point nous sommes les jouets d’un hasard sournois.

(Fabio Viscogliosi, Je suis pour tout ce qui aide à traverser la nuit, Stock, 2009)



C’est le retour des paquebots à Bordeaux, le quatrième déjà, cette année. J’adore les regarder arriver ou partir, c’est selon, il faut que je sois libre à ces heures-là. Le pont-levant Chaban-Delmas s’ouvre avant et se ferme après le passage du navire. Il y a deux ans, ce fut l’occasion de rencontrer deux personnages qui, eux aussi regardaient le départ d’un paquebot. J’avais rédigé le texte suivant :


Je suis à vélo sur les quais, je rentre chez moi, après avoir bu un café au GEM (Groupe d’entraide mutuelle, lieu où je participe à un atelier d’écriture). Je sais qu'un paquebot va repartir et je veux l'observer voguant sur la Garonne jusqu'au Pont Chaban.

Et là, en train de regarder le navire s'ébranler, assis sur une murette, je vois un vieux monsieur. Je m'arrête à côté de lui et l'interroge.

« Vous aimez voir les gros bateaux ?

Jeune homme, j'ai 93 ans, et j'ai été moi-même marin ; j'ai commandé des petits cargos qui cabotaient dans la Méditerranée, puis des plus gros, des cargos mixtes qui faisaient le trajet Bordeaux-Abidjan. Ensuite, j'ai été pilote ici au port, où j'ai fini ma carrière. »

Son visage s'éclaire quand il parle de sa jeunesse au milieu des mers... Quand je lui dis que j'ai fait des voyages en cargo, il reprend la parole :

« Mais tu es un marin, toi aussi alors ! Moi, je viens toujours m'asseoir ici pour voir arriver et repartir les paquebots, et même les voiliers ! Ça me rajeunit ! »

Le paquebot s'est ébranlé, je serre la main du vieux marin, reprends mon vélo. Je lui dis :

« Je vais le suivre jusqu'au pont ! Qui sait, on se reverra peut-être, au prochain navire qui viendra ici... »

J'arrive au niveau des Hangars (grands bâtiments des quais où on stockait les marchandises débarquées des cargos) où je croise un autre cycliste en train de suivre le passage du bateau. Il est vêtu de façon bizarre, tous ses vêtements sont noirs : un tricorne de pirate avec une tête de mort cousue dessus, une chemise, une veste en cuir, une jupe et des bas résille. Forcément, il attire la curiosité. Je m'arrête et le salue. Je me présente. On cause.

« J'ai soixante-six ans, j'ai longtemps fait des séjours en hôpital psy jusqu'au jour où j'ai admis ma nature, probablement queer comme on dit aujourd'hui... Là, je veux suivre le navire jusqu'au pont.

Moi aussi. »

On file jusqu'au pont-levant, et on s'arrête. Tout en reluquant l''avancée du bateau, je lui parle des mes voyages en cargo. Je lui dis que les paquebots ne m'intéressent pas, trop de foule. Mais sur un petit navire, pourquoi ne pas tenter une croisière ? Le vieux pilote de tout à l'heure m'a dit qu'une fois à la retraite, il a pu se payer deux croisières, l'une en Méditerranée, l'autre sur les côtes de Norvège. Il m'a mis l'eau à la bouche.

« J'aimerais bien aller sur un cargo, comme toi ! On fait comment ? »

Tout en regardant disparaître le paquebot au-delà du pont, je lui raconte comment je m'y suis pris. Je lui dis que c'est assez cher, mais que les cabines sont confortables, qu'il faut aimer la solitude, car on ne doit pas embêter trop l'équipage. Que c'est sympa, en fin de compte. Mais j'ajoute qu'il ne faudra pas monter à bord, habillé comme il est, sauf dans sa cabine où il fera ce qu'il voudra.

On se quitte. Je lui souhaite bon vent, comme je l'avais fait au vieux marin, quelques instants auparavant.

            Je suis toujours prêt aux rencontres insolites ; là, j'ai été servi ! Il suffit d'oser parler quand une occasion se présente. Cette fois, je suis enchanté. Je ne les ai jamais revus, mais l'émotion me submerge quad j'y repense.

                                 Le pont-levant : la partie centrale monte pour laisser passer les gros bateaux
 

        Je ne suis pas près d’arrêter de faire ces rencontres éphémères, souvent étonnantes. C’est le lot de tous les solitaires qui n’ont pas peur de l’inconnu, et de mes nombreux déplacements en solo, à pied, à vélo, en transport en commun...

 

jeudi 18 mai 2023

18 mai 2023 : Ah ! le smartphone, 7, anecdote vécue

 

l’homme au cœur noble s’impose de ne jamais humilier personne

(Frédéric Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, trad. Geneviève Bianquis, Flammarion, 2020)



On aurait beaucoup à dire sur l’usage intempestif du smartphone, au travail en général, au chantier, dans les réunions professionnelles, associatives ou politiques, dans les bus, les trains ou les trams, à vélo ou deux-roues, à table même, en famille, au restaurant ou au café, et j’ignore ce qui se passe dans les collèges, les lycées ou l’Université, ça doit être exténuant pour les profs.

En tout cas, j’ai été témoin de la scène suivante dans un bus, à Bordeaux. La personne qui m’accompagnait pourrait en témoigner, elle se reconnaîtra peut-être si elle me lit. Excusez-moi pour le langage peu châtié, je crois l'avoir pas mal édulcoré.Quant au protagoniste de l'affaire, que ne s'est-il offert un instrument comme celui-ci pour se protéger du smartphone ?


Dans le bus

Nous étions dans le bus lorsque deux jeunes d'une vingtaine d'années sont montés. Ils se sont installés deux rangs devant nous, mais du côté opposé. À Tourny, le smartphone de celui qui était côté couloir sonne. Il le sort de sa poche, regarde l'écran, et dit tout haut à son copain : "Encore elle, elle commence à m'emmerder !"

"Allo". On n'entend pas la réponse, il n'a pas mis le haut-parleur. Mais il répond : "Écoute, pour hier, je suis pas venu. Faut pas m'en vouloir, j'avais autre chose à faire." Silence. "Et puis, on n'est pas mariés. Alors, arrête de téléphoner !"

Et il éteint sa machine avec brutalité. Son copain, en train de regarder un manga, ne dit rien. Un moment après, le téléphone ressonne. Le gars interpelle son copain et lui dit : "Elle continue à me faire chier, celle-là !" Mais il décroche quand même : "Allo". On n'entend pas la réponse. Silence. "Je suis dans le bus, là, crie-t-il, furieux. Ça gêne les passagers de m'entendre gueuler ! Et si tu continues, ça va être pire... Lâche-moi les baskets !"

Et il coupe brusquement, sans attendre ce qu'elle va lui répondre. Quelques secondes plus tard, nouvelle sonnerie. Il laisse filer et laisse son engin dans la poche. Mais ça ressonne encore presque aussitôt après.

"Alors là, hurle-t-il, qu'est-ce que tu ME veux encore ?" Silence. "Des esplications, et puis quoi de plus ! J'ai pas à m'escuser, et encore moins à demander pardon. Écoute-moi bien, c'est pas parce que tu m'avais donné un rendez-vous, et que j'avais dit oui que j'étais obligé de venir !" Silence. "Surtout que, comme je viens de te dire, j'avais autre chose à faire." Silence. "Ouais, puisque tu veux toujours tout savoir, j'avais un autre rencart, avec une fille moins collante que toi !"Silence. "J'en ai rien à foutre que tu m'aimes. Tu me l'as déjà dit cent fois. J'avais besoin de nouveauté, et ça a été un vrai bonheur. J'ai passé un super dimanche". Silence. "Ah, parce qu'en plus, tu m'as attendu une heure au lieu de rendez-vous et j'ai gâché ton après-midi ! Mais ma petite, t'étais pas obligée d'attendre, je m'en branle, moi, que tu m'attendes ! Tu me pompes l'air et j'embête tout le monde ici. Arrête de me téléphoner sans arrêt !"

Il coupe de nouveau, alors que nous atteignons le Place de la Victoire. Une ou deux minutes se passent. Il range son machin dans sa poche. Il dit à son copain : "Je crois qu'elle a compris, cette fois." Nouvelle sonnerie.

"Allo, c'est encore toi. Putain, ce que t'es scotcheuse. Je t'avais dit de plus m'appeler !" Silence. "Ouais, peut-être que tu croyais ça de moi, mais je fais ce que je veux, et c'est pas une meuf comme toi, qu'est même pas bonne au lit, qui va me pourrir la vie. Tu me fais chier, là, c'est mon dernier mot, Corinne ! Je veux plus t'entendre."

Et il range rageusement le smartphone dans sa poche. Ça sonne à nouveau, il regarde le numéro qui s'affiche, c'est encore elle. Il se lève, il serre très fort sa machine, et il gueule avec férocité : "PUTAIN, J'EN PEUX PLUS".

Et il jette avec violence l'appareil dans le couloir. Déconfit, il ramasse les morceaux, se remet debout, regarde autour de lui et crie : "Et si quelqu'un trouve à redire, il a qu'à venir me le dire en face !" Il s'assoit furibond et dit à son copain : "Si on ne peut plus être libre, maintenant !"

Et c'est d'un bus où toutes les conversations se sont arrêtées que les deux garçons descendent. J'ai bien vu que le copain lui a posé une main sur son épaule, et qu'il a pas supporté, il a gueulé en l'écartant : "Et toi, me touche pas !"

La portière du bus s'est refermée et nous n'avons pas entendu la suite. S'il y a eu une suite, parce que le type était tellement surexcité qu'il a dû falloir un certain temps pour qu'il se calme !


 

mardi 9 mai 2023

9 mai 2023 : Ah ! le smartphone, 6, la vitesse

 

Et si le temps gagné par l'entremise de la vitesse était inutilisable pour le bonheur ?

(Denis Grozdanovitch, L'Art difficile de ne presque rien faire, Denoël, 2009)



Ah ! Cette satanée vitesse ! C’est totalement vrai qu’elle ne nous apporte aucun bonheur. « Pourquoi êtes-vous si pressés, vous autres les métros (on désignait ainsi en Guadeloupe les expatriés venus de la France métropolitaine) ? On va tous vers le cimetière : autant y arriver le plus lentement possible », me disait un "vieux" Guadeloupéen. Je n’ai jamais oublié sa leçon, ni même sa phrase chuchotée en français de façon chantante, moi qui ai maintenant à peu près atteint son âge.

La vitesse nous fait oublier les plaisirs de l’attente : au supermarché ce matin, j’ai fait la queue, quand je suis passé, le caissier s’est mis à me fredonner une chanson de Brassens, ce qui m’a mis en joie. L’aurai-je connue, cette joie, si j’étais allé à une caisse automatique, plus rapide sans doute, mais sans contact humain digne de ce nom ? Le plaisir de la marche, du vélo et même de la course à pied, n’est-il pas propice à la méditation, à la contemplation, à la concentration ou aux rencontres, au contraire de ces machines à aller vite, où on n’a même pas le temps de regarder le paysage, des fenêtres d’un TGV par exemple.

C’est pourquoi la plupart du temps, ça m’endort ou ça me pousse à lire, au contraire de la plupart des voyageurs, obnubilés par leurs smartphones et autres tablettes. Et mon smartphone ne changera rien, je l'y mettrai en mode avion. D’abord pour ne pas déranger mes voisins. Ensuite parce que je n’ai rien à y regarder et que, quand je voyage, je me déconnecte. Il sera bien temps de voir mes mails et autres infos plus tard, à tête reposée. D’où sort ce besoin d’instantanéité actuel ? Mes amis le savent bien et ne m’inondent pas de nouvelles soi-disant urgentissimes.

Pensons à Jean-Jacques Rousseau, dans Les confessions : "Je n’ai voyagé à pied que dans mes beaux jours, et toujours avec délices. Bientôt les devoirs, les affaires, un bagage à porter, m’ont forcé de faire le monsieur et de prendre des voitures ; les soucis rongeants, les embarras, la gêne, y sont montés avec moi, et dès lors, au lieu qu’auparavant dans mes voyages je ne sentais que le plaisir d’aller, je n’ai plus senti que le besoin d’arriver". Que dirait-il aujourd’hui avec les TGV ou les avions ? De mon dernier voyage en avion, je n’ai pas pris un vol direct : mais les escales à Munich de 3 h à l’aller, 2 h au retour, ont constitué un délice par le plaisir de l’attente et les rencontres faites, notamment de ce jeune Français qui se rendait en Thaïlande qu’il allait sillonner avec les moyens de transports locaux. Et pourtant, je n’avais pas de smartphone : seuls ceux qui en avaient un s’impatientaient quand ils ont annoncé au retour un retard de 3/4 d‘heure. Je suis resté zen.

Déjà, depuis que j’ai cet engin machiavélique, je suis davantage stressé ; ma tension à grimpé vertigineusement (15/9). Hier, je ne sais comment j’ai fait, j’ai réussi à verrouiller l’engin : heureusement que j’avais eu la bonne idée d’inviter mes amis bangladais (ils sont passés directement de pas de téléphone du tout au smartphone) qui m’ont aidé à déverrouiller grâce au code PUK, que j’ai retrouvé dans mon contrat de la "box" et que je me suis empressé de noter sur un carnet, des fois que je recommencerai ! Peu à peu j’apprends, mais pour ne pas être importuné sans cesse, je le mets en mode avion dès que je peux ou je l’éteins même. Car c'est un fil à la patte, une corde au cou, une drogue addictive... Et, en plus, c’est un énorme consommateur d’énergie : il faut le recharger au minimum tous les deux jours, contre une fois par semaine pour mon ancien téléphone ordinaire. Qui était bien plus simple et plus facile de fonctionnement.

Mais il faut vivre avec son temps, comme disent les imbéciles. À ce compte-là, il faudrait être guerrier et massacrer en Ukraine et en Russie, il aurait fallu avoir des esclaves dans l’Antiquité et dans les colonies, il faudrait continuer à fomenter la misère sociale et économique, il faut accepter de perdre un œil ou une main quand on manifeste, il faut tolérer l’intolérable (laisser les migrants arrivés chez nous en situation illégale, femmes ou enfants battus, usage de la torture, assassinats ciblés ici ou là, ne pas secourir les migrants en Méditerranée, etc.). Trop facile de fermer les yeux, par exemple continuer à ne pas voir les SDF (ou penser qu’ils l’ont bien cherché), parce qu’on est scotché sur son smartphone et que ça ne nous concerne pas, alors que jouer à un jeu vidéo débile et se nourrir des "fake news" des réseaux sociaux, ça, ça nous concerne au plus haut point !

                                            les effets du smartphone, selon KARAK : bien vu !

Promis, je ne parlerai plus de smartphone, avant six mois, pour ne pas me stresser davantage. Je vais m’inscrire à un stage de zénitude cet été au mois d’août pendant lequel l’engin sera au repos complet ! Pour conclure avec Rousseau (toujours Les confessions) : "Jamais je n’ai tant pensé, tant existé, tant vécu, tant été moi, si j’ose ainsi dire, que dans [les voyages] que j’ai faits seul et à pied". Et tant pis si on le (et me) taxe d’égoïsme...

dimanche 7 mai 2023

7 mai 2023 : Ah ! le smartphone, 5, réflexions

 

Jadis vous avez été singe, et même à présent l’homme est plus singe qu’aucun singe.

(Frédéric Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, trad. Geneviève Bianquis, Flammarion, 2020)



Ah ! Le smartphone, ai-je déjà titré plusieurs fois dans quatre des pages de mon blog ! Et voilà que, mon téléphone portable, tout ce qu’il y avait de plus simple, a vu sa batterie mourir il y a huit jours, le vendredi 28 avril, paix à son âme ! J’ai dû me résoudre à essayer de faire réparer, ce qui n’a pas marché (paraît que les batteries de ce type ne se trouvent plus que sur internet), les réparateurs n’en ont plus. Ils reconditionnent des smartphones, car leurs propriétaires en changent souvent, me dit-on, tous les ans ou presque. J’ai donc acheté un smartphone Samsung en me disant que je pourrai peut-être m’initier à cette machine diabolique qui risque de faire de moi un homme-machine, si j’y deviens addict.

À mon avis, ça ne risque pas d’être le cas ! Je ne téléphonerai pas davantage qu’auparavant, quoique mon neveu m’ayant installé WhatsApp, ça me coûterait nettement moins cher. Mais c’est un fil à la patte, je vois que la majorité des usagers l’ayant toujours à portée de main (voire dans la main, même à vélo ou sur un engin à roulettes), sont sans cesse dérangés par des dring intempestifs à la moindre messagerie, l’ont précieusement la nuit dans leur chambre à coucher (Mon Dieu, et si un message d’une importance capitale viendrait à ne pas être entendu, ce serait tragique !), quand ce n’est pas sous l’oreiller ! Car avant tout, il faut être dans l’immédiateté et répondre intantanément.

Que peut-on bien faire avec un instrument pareil ? D’abord téléphoner, bien que beaucoup aient tendance à l’oublier et ne décrochent pas quand on les appelle. J’avoue que je suis dans ce cas, et je préfère que mes correspondants téléphoniques me fixent rendez-vous avec un sms avant de m’appeler pour être sûr qu’ils vont me trouver en capacité de répondre. Ça ne changera pas avec un smartphone, d’abord parce que l’engin est plus gros et que je ne l’aurai pas toujours sur moi, et puis parce que le téléphonage est pour moi un pis-aller, je préfère parler avec des gens en chair et en os.

Et aussi, le smartphone permet de se montrer dans toute sa splendeur, de se photographier ou de prendre des photos pour les envoyer, ou les mettre illico sur facebook ou autre réseau social, ou même de filmer et de se filmer et de faire de même. Je suis aussi un piètre photographe ou vidéaste pour oser ça ! On peut, paraît-il, gérer son calendrier et son agenda avec (je préfère le papier !), se géolocaliser (à quoi bon, partout où je vais, je sais où je suis !), faire des calculs, regarder des films ou des séries (je préfère aller au cinéma, seul ou avec des ami.e.s), s’éclairer dans la nuit (je ne suis pas un nocturne, je me lève tôt le matin !), jouer surtout, ce qui semble addictif, il n’y a qu’à regarder les passagers d’un tram ou d’un bus : un bon tiers des hommes jouent à des jeux vidéo. Quant à ceux qui ne jouent pas, ils écoutent de la musique dans leurs oreillettes. Quid du lien entre les gens ? Personne ne regarde personne, personne ne parle à son voisin.

Je n’ai pas envie de regarder personne, j’ai envie de parler en réel aux autres (et pas de communiquer avec un outil, aussi sophistiqué soit-il), et le smartphone, un bijou de technologie paraît-il, me semble surtout un frein à une communication franche et vraie. Résultat, le mien va souvent être éteint (parce qu’en plus ce bijou est un énorme consommateur d’énergie, à recharger une fois par jour en moyenne, et davantage encore par les adolescents) dès que je pense ne pas en avoir besoin : ce sera ainsi quand je me promène, à pied, à vélo, en bus, en train, quand je vais au cinéma, au théâtre, dans les lieux publics rien de plus agaçant que de recevoir en pleine tronche les appels et conversations de gens qui ne nous concernent en rien, j’en aurai des anecdotes à raconter à ce sujet. C'en est même devenu intolérable pendant des repas de famille ou avec des amis : je trouve de la plus haute impolitesse l’usage de cet appareil, et de la plus grande courtoisie de s’en passer !

Il faudrait redécouvrir le silence, recréer du lien, y compris avec les personnes âgées et les enfants, par les vrais dialogues, les vrais jeux en groupe ou de société, la lecture ensemble, les instruments de musique ensemble, le toucher aussi, les espaces de méditation et créer ou recréer de la communauté de vie. Le smartphone nous prive de tout ça en nous renfermant dans des bulles, en nous rendant renfrognés, presqu’autistes et dans tous les cas malheureux. Donc, cher smartphone, je t’ai maintenant, mais tu seras un compagnon discret, tu ne m’empêcheras pas de lire ni d’écrire, de méditer, de faire du vélo et de l’exercice physique, de chanter, de faire des rencontres, de sourire et de parler, de vivre, quoi... Est-ce trop te demander ? J'ai bien vécu 77 ans sans toi, je te demande de ne pas faire de moi un esclave.



samedi 6 mai 2023

6 mai 2023 : chanson du mois : La bombe humaine

Créer — voilà ce qui nous affranchit de la douleur, ce qui allège la vie.

(Frédéric Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, trad. Geneviève Bianquis, Flammarion, 2020)


Ce mois-ci, deux textes pour montrer la puissance de la chanson, l’un théorique et poétique en même temps. L’autre est une chanson issue du film Sur l’Adamant, un documentaire qui fait chaud au cœur : on y voit une centre de soin pour personnes atteintes de difficultés psychiques, l’Adamant étant une péniche sur la Seine au centre de Paris. Un film qui fait du bien, et la chanson La bombe humane (de Téléphone) y est chantée par un des soignés. On sort du film en se disant que tout n’est pas perdu tant qu’il existe encore des structures qui soignent les blessures de la vie avec une telle humanité. Jusqu’à quand ?



QUI CHANTE COMBAT



‘‘Qui dort dîne.’’ vient spontanément à l’esprit de tout un chacun, peu connaissent le proverbe dans son intégralité : Qui dort dîne, qui chante combat
Proverbe de sagesse populaire, pas toujours aussi stupide qu’on ne le dit.
Et c’est vrai !
Si on laissait s’écrire l’histoire sans faire de chansons, on n’entendrait aucune voix humaine : juste un immense râle de troupeau.
Mais, chanson populaire et chansons éternelles, il en est qui en feront encore et en feront toujours… pour leur propre ardeur et le songe des autres…
Maisons en colère, enfants bouleversés, éternels mal barrés, il fait bon quand on chante, c’est vrai. On ne meurt plus, on chante.
Peut-être que la voix, c’est l’âme ? Je n’en sais rien – mais ce que je sais, c’est qu’il y a un charme dans la chanson, un sortilège unique.
C’est celui d’enchanter, justement.
Et aussi de sauver l’épopée de ceux que l’histoire, la grande, n’aurait jamais retenus. Voire qu’elle effacerait volontiers.
Chansons qui glissent dans les rues des corps et les artères des villes, chansons tragiques qui rappellent la pluie du monde et l’appel de la mer.
Chansons douloureuses qui vont vers la lumière comme l’eau du fleuve, chansons qui passent de cœur en cœur le secret de chacun pour tous, chansons qui descendent la montagne quand la journée est finie, chansons limpides et vaillantes comme l’éternité du temps, chanson du bonheur menacé – c’est pas vrai que nous sommes en temps de paix, non, c’est pas vrai – et chansons des races liquidées qui font mal. Il manque des couleurs, maintenant dans le chant du monde. Chanson inachevée du monde…
Ce doit être atroce de mourir quand on a une chanson à finir.
N’empêche que ce siècle-ci a sur l’âme le plus noir des meurtres, celui de Victor Jara et de tous ceux qui lui ressemblent. Ils ont mis dans la poche de son ventre une chanson à finir.
Une chanson qui dit que mourir tué, mourir usé, n’est pas mourir : c’est pire !
Chanson qui fait rêver le monde, et qui est sortie de son rêve aussi.
Chanson pour des rêves et chanson d’amour…
Il y a dans certaines chansons, c’est vrai, un cristal qui sommeille et qui décalque là, noire le long du cœur, une tache effilée qui veille et qui se plaint.
C’est l’impatience d’une vie vivable pour tous ! »


Annkrist (chanteuse, https://fr.wikipedia.org/wiki/Annkrist )




La Bombe humaine (Téléphone, https://fr.wikipedia.org/wiki/T%C3%A9l%C3%A9phone_(groupe))


Je veux vous parler de l'arme de demain
Enfantée du monde elle en sera la fin
Je veux vous parler de moi, de vous
Je vois à l'intérieur des images, des couleurs
Qui ne sont pas à moi, qui parfois me font peur
Sensations qui peuvent me rendre fou
Nos sens sont nos fils, nous pauvres marionnettes
Nos sens sont le chemin qui mène droit à nos têtes


La bombe humaine, tu la tiens dans ta main
Tu as l'détonateur juste à côté du cœur
La bombe humaine, see'est toi elle t'appartient
Si tu laisses quelqu'un prendre en main ton destin
See'est la fin, la fin


Mon père ne dort plus sans prendre ses calmants
Maman ne travaille plus sans ses excitants
Quelqu'un leur vend de quoi tenir le coup
Je suis un électron bombardé de protons
Le rythme de la ville, see'est ça mon vrai patron
Je suis chargé d'électricité
Si par malheur au cœur de l'accélérateur
J'rencontre une particule qui m'mette de sale humeur
Oh, faudrait pas que j'me laisse aller
Faudrait pas que j'me laisse aller, non


La bombe humaine, tu la tiens dans ta main
Tu as l'détonateur juste à côté du cœur
La bombe humaine, see'est toi elle t'appartient
Si tu laisses quelqu'un prendre en main ton destin
See'est la fin


Bombe humaine see'est l'arme de demain
Bombe humaine tu la tiens dans ta main
Bombe humaine see'est toi elle t'appartient
Si tu laisses quelqu'un prendre ce qui te tient
See'est la fin


Pour l’écouter : https://www.google.com/search?client=firefox-b-d&q=la+bombe+humaine+youtube#fpstate=ive&vld=cid:6da0159b,vid:F4H1v1E0TYY

vendredi 5 mai 2023

5 mai 2023 : le poème du mois, Marie Noël

 

Écrivez de la poésie pour l’amour de la poésie, pas dans un esprit d’émulation et dans un but de célébrité. Moins vous y penserez, plus vous serez digne d’y accéder. Ainsi écrite, la poésie est un viatique pour le cœur et l’âme.

(Robert Southey, lettre à Charlotte Brontë, in Le monde du dessous, trad. Patrick Reumaux, Les Belles lettres, 2021)



Ce mois-ci, place à la poésie "féminine", trouvée dans le magnifique roman de Sylvie Germain, La puissance des ombres (Albin Michel, 2022). Il s’agit d’un texte de Marie Noël, tiré de ses Notes intimes (Stock, 1959). J’aime que les écrivaines se répercutent de l’une à l’autre ce qu’elles apprécient et ne se sentent pas amoindries de citer le texte d’une autre. Place à ce beau texte :


Prière d'un pauvre



Mon Dieu, je ne vous aime pas,

je ne le désire même pas,

je m’ennuie avec vous

Peut-être même que je ne crois pas en vous.

Mais regardez-moi en passant.

Abritez-vous un moment dans mon âme,

mettez-la en ordre d’un souffle,

sans en avoir l’air, sans rien me dire.

Si vous avez envie que je croie en vous,

apportez-moi la foi.

Si vous avez envie que je vous aime,

apportez-moi l’amour.

Moi, je n’en ai pas et je n’y peux rien.

Je vous donne ce que j’ai : ma faiblesse, ma douleur.

Et cette tendance qui me tourmente

et que vous voyez bien…

Et ce désespoir… Et cette bonté affolée…

Mon mal, rien que mon mal…

C’est tout ! Et mon espérance !