mercredi 31 août 2011

31 août 2011 : la mer

chaque chose que vous apprenez doit se rattacher à quelque chose que vous savez déjà. C'est ainsi que le savoir se construit.

(Claudie Gallay, Seule Venise)


J'aurais bien eu envie encore de parler une fois de plus d'amour, surtout après avoir vu le film de Christophe Honoré, Les bien aimés, qu'on pourrait titrer plus justement "Les mal aimant", et dont la phrase que dit Madeleine (Catherine Deneuve, vieillissante et pathétique) à sa fille (Chiara Mastroianni) reflète assez bien la philosophie : "C'est très dur de dire à quelqu'un : je t'aime, en pensant : je ne t'aime pas". Mais chaque chose en son temps, ça reviendra.

Demain, je pars à Venise pour dix jours. Pour m'y préparer, je suis allé au cinéma voir un autre film d'amour, Impardonnables, le film de Téchiné, avec André Dussolier (assez attristant lui aussi) et Carole Bouquet, et qui se passe à Venise, j'ai revu en DVD Mort à Venise, de Visconti, que je n'avais pas vu depuis 1971, et j'ai lu le très joli roman de Claudie Gallay : Seule Venise. Dans ce dernier livre, extrêmement sentimental (mais au bon sens du terme), j'ai relevé plusieurs phrases, dont celle-ci : "Dans les camps c'était l'horreur, mais ça je le savais. Ce que je ne savais pas, c'est que des hommes qui ont été enfermés là-bas ont été sauvés de la mort parce qu'ils se récitaient des poèmes. Des poèmes, mais aussi des livres... Ils retrouvaient les mots, les moindres détails. Ils parvenaient à cela. Ils avaient cette force. Et ça les a empêché de mourir".



Et pour ponctuer ces belles phrases (tout en sachant que mes propres poèmes n'ont peut-être pas le même pouvoir), comme le mois d'août s'achève, voici mon poème sur mon prochain grand voyage en cargo, qui devrait débuter le 10 janvier, pour un tour su monde, de Tanger à Tanger, en passant par Suez, l'Arabie, l'Océan indien, Singapour, la Chine, la Corée, l'Océan Pacifique, Panama, les États-Unis et l'Océan atlantique. Voilà, ça m'a inspiré !

Le jour où je ferai un long voyage sur un navire
comme un passeur de rêves je dégusterai la lenteur des crépuscules
j'ouvrirai le cercle de ma pensée
pour saluer le silence
ou plutôt pour mêler le son des vagues à la lumière du soir
Ah ! Être au cœur des choses
être debout dans la mer
dans la mer infinie sous les racines du ciel

dans la mer, vaste plaine insomniaque

qui palpite toujours, même la nuit
Et peut-être que je retrouverai
comme un écho des temps passés
Robinson, Moby Dick, l'île au trésor
et je franchirai la passe où se cache Nemo
et je passerai des heures avec Ulysse chez Calypso
Oui, je découvrirai l'espace presque infini
l'espace rond, transitoire et sans bornes
et les nuits magnétiques et les jours innombrables
et le calme plat et les tempêtes
et au milieu de l'Océan
Surtout, surtout,

je mettrai la poésie sur le gril !

dimanche 28 août 2011

28 août 2011 : Toute ressemblance...

LE CHOEUR : Bande ton âme. Sèche tes yeux. Les larmes jamais n'ont ramené à la lumière ceux qui ont franchi les portes de la nuit.
(Euripide, Alceste)


Jour de l'indépendance (4 juillet) dans une petite ville en déshérence industrielle des USA, Niagara Falls. On fait la fête. Martine (Tina) Maguire, trente-cinq ans, a copieusement arrosé la soirée chez son ami Casey, mais elle n'est pas ivre. C'est la nuit. Pour rentrer chez elle avec sa fille Bethel (Bethie), douze ans (cinq minutes à pied), elle décide de traverser le parc voisin. Mal lui en prend. Un groupe de jeunes hommes, des désœuvrés éméchés et défoncés, les surprend et les entraîne avec violence dans un hangar à bateaux. Bethie, terrorisée, ne les intéresse guère et, petite souris, parvient à se cacher dans un coin sombre du hangar où les autres oublient son existence. Épouvantée, dans le noir, elle assiste impuissante et sans rien voir, aux violences subies par sa mère, laissée pour morte dans une mare de sang. Dès le départ des tortionnaires, elle se précipite vers la route. Une voiture de police passe. Dromoor le policier croit d'abord que c'est elle la victime, mais elle l'emmène dans le hangar où il découvre, horrifié, la mère (que d'ailleurs il connaît déjà, pour l'avoir rencontrée dans un bar, et qu'il considère comme une amie) ; il appelle les secours. Tina arrive à l'hôpital dans le coma. Elle a été victime d'un viol collectif, frappée violemment, on ne sait pas si elle en sortira ni comment. Mais Bethie, elle, peut parler. Elle a vu certains des assaillants, peut les reconnaître. Même si elle sait que, désormais, son enfance est finie.
Peu à peu, plusieurs des agresseurs sont arrêtés, reconnus par Bethie derrière une glace sans tain. Bethie est recueillie par sa grand-mère. Mais voilà que sournoisement, la rumeur enfle : "La parole de cette femme contre la leur. Tout le monde peut crier au viol". Avant même que Tina sorte du coma. Quelle idée aussi, à son âge, de s'habiller comme une adolescente aguicheuse, d'habituer sa fille à sortir la nuit ; on la dit volage, au fond, elle a bien cherché ce qui lui est arrivé. Après la sortie du coma, des séquelles neurologiques graves sont apparues : difficultés à trouver des mots, amnésie partielle, Tina ne se souvient de rien tout d'abord. Et voilà que les violeurs prennent pour avocat Kirkpatrick, un habitué des causes indéfendables, qui pense que pour les membres d'un jury, "la vérité n’est qu’une attirance parmi d’autres" et que "un doute raisonnable, c'est ce qu'il faut à un jury". D'ailleurs, il "ne suffit pas que ce soit arrivé. Que Tina Maguire ait failli mourir. Il faut aussi que ce soit prouvé". Il est de plus certain qu'il suffit d'un "bon contre-interrogatoire, et elle [la victime] serait discréditée". Et malgré les preuves matérielles indéniables de l'agression (ADN, sperme des suspects) que la procureure énonce lors de l'audience préliminaire, l'avocat retourne la situation en faveur des accusés en prétendant qu'ils ont tenté d'obtenir les faveurs de la jeune femme contre paiement, que l'acte était donc consenti, que Tina réclamait plus qu'ils ne voulaient donner, qu'ils sont partis en colère après l'avoir seulement légèrement frappée, et que c'est un autre groupe de jeunes qui a commis les violences qui ont failli la tuer.
Tina, très diminuée, est estomaquée, incapable de prendre la parole, tant sa douleur morale est indicible ; c'est une femme brisée. Après cette audience, elle s'alite, refuse tout contact, même avec la procureure chargée de l'accusation, et refuse d'en dire plus, désespérée de la justice. Dans la ville, les rumeurs enflent, les mères des accusés défendent avec acharnement leurs chérubins. Seul Dromoor pense qu'il faut agir, que la justice ne sera pas correctement rendue, car il a bien vu à l'audience la connivence entre le juge et l'avocat de la défense, "le regard qu'ils échangeaient, un regard indiquant une entente subtile, du respect. Il se dit Les salopards. Ils sont sûrement membres du même yacht-club". Devant le risque d'un acquittement scandaleux, c'est Dromoor qui va se charger d'une justice à sa façon.
Tout ça ne vous rappelle rien ? Cherchez bien ! Non ? Eh bien, à moi, ça me rappelle plein de choses, beaucoup même, énormément ! Je suis bouleversé de cette lecture, j'ai été scotché par ce court roman de Joyce Carol Oates, intitulé Viol, une histoire d'amour (Seuil. Points, 2007). Totalement ému par ces personnages dévastés, tandis que les violeurs plastronnent, sûrs d'être acquittés. Par cette petite Bethel, deuxième victime, harcelée par ses camarades de collège, tous plus ou moins parents ou amis des familles des violeurs, et qui n'ose pas parler de ce harcèlement à sa grand-mère ni à sa mère : elle ne dit rien même, plus tard, à son mari. Elle comprend qu'il faut épargner "les adultes de ta famille". En effet, "lorsqu'on ne parle pas de quelque chose, même les gens qui vous sont le plus proches, les gens qui vous aiment, supposent qu'elle n'existe pas".
Et puis, je lis ceci : "Kirkpatrick a chargé une équipe d'enquêteurs juridiques d'essayer de salir les victimes de ses clients. Sa stratégie consiste à attaquer les victimes, Martine Maguire en l'occurrence, à donner l'impression qu'elle a cherché ce qui lui est arrivé. Kirkpatrick pense que si les jurés ont le sentiment qu'une victime mérite sa punition, ils n'ont pas envie de punir l'accusé, mais s'identifient à lui". Ce passage ne vous rappelle-t-il pas des événements récents ?
En fin de compte, tous les viols ou les tentatives de viol, se ressemblent. Les victimes sont salies de toute façon. Deviennent coupables, en quelque façon, comme on le voit dans une affaire actuelle. On comprend pourquoi, au final, la plupart ne portent jamais plainte.


dimanche 21 août 2011

21 août 2011 : De l'amour


Quel homme peut prétendre savoir ce qui se passe dans le cerveau d'un autre homme ? Ou de sa propre femme ? Ou même de son chien ?

(Georges Simenon, Le rapport du gendarme)


"On sait jamais rien des gens, en fait, même de ceux qu'on aime", dit Otto, dans La belle personne, le film de Christophe Honoré, que je viens d'emprunter à la médiathèque et de visionner. J'étais assez curieux de voir ce film, librement inspiré de La princesse de Clèves, comme il est dit au générique. Transposée dans le monde des lycéens d'aujourd'hui, l'intrigue reste reconnaissable, pour qui a lu le livre, et en dépit d'un dialogue largement inaudible (je crois bien que ça vient du film, tourné comme ça, en naturel, sinon j'ai vraiment un gros problème d'oreille !). Le portrait est remplacé par une photo, l'épisode de la lettre est restitué avec vraisemblance, l'aveu troublant ("Le plus grand bonheur, après que d'aimer, c'est de confesser son amour", remarque Gide dans son Journal le 11 mai 1918) fait par Junie (= la princesse du livre) à Otto (= le prince du livre) en présence de Nemours caché, aveu qui entraîne la mort d'Otto, est finement proposé, le renoncement final de Junie à Nemours, tout y est. J'avoue que ce n'était pas évident, même si je préfèrerais une nouvelle et fidèle adaptation avec un réalisateur moins académique que Jean Delannoy qui en fit une en 1961, sur un scénario de Jean Cocteau, et avec Marina Vlady, sublime dans le rôle.



Ma surprise a évidemment été de découvrir ce que dit Otto à moment donné, alors que j'avais lu quasiment la même idée dans le roman de Simenon lu cet été dans les Landes (voir l'exergue). Je viens aussi d'achever le tome 1 du Journal de Gide et j'y lis dans les feuillets (non datés précisément) de 1921 : "Dès qu'il s'y mêle du désir l'amour ne peut prétendre à durer", phrase qui explicite aussi le sens du livre et du film, et le renoncement final de l'héroïne, effrayée par ce désir irrépressible qui la pousse vers Nemours, mais dont elle sent qu'il ne durera pas chez le jeune homme (comme dans le livre, Nemours est présenté comme un Don Juan, habitué à voleter de femme en femme, même si en l'occurrence il est ici très amoureux), car comme le pense Junie (et la princesse dans le roman) l'amour résistera-t-il, une fois le désir satisfait ? Et nous avons affaire à une héroïne entière, qui n'accepterait pas le partage, la tromperie, la jalousie...
On dirait qu'elle a lu le poète : "tout désir consommé / j'ai tourné la page" (Alain Raimbault, Partir comme jamais). Et son prénom (je signale qu'à aucun moment on ne connaît celui de la princesse de Clèves, dans le roman) est bien sûr une allusion à Britannicus : dans la tragédie de Racine, Néron, poussé par le désir, enlève la jeune fille, qui pourtant aime Britannicus. Sans doute prétend-il être amoureux : "Narcisse, c'est fait, Néron est amoureux", confie-t-il en parlant de lui à la troisième personne. Mais on peut se demander si ce n'est pas la résistance de Junie, "cette vertu, si nouvelle à la cour / Dont la persévérance irrite mon amour", qui excite son désir, de la même manière que la vertu de la princesse de Clèves excite le désir de Nemours.

"C'est sûr, dans la ronde sans fin / de l'offre et de la demande / tu as dû m'emprunter quelques sentiments", nous dit la poétesse grecque Kiki Dimoula, dans Je te salue Jamais. C'est dans ce jeu subtil de l'offre et de la demande que vient se nicher l'amour partagé, qui n'est finalement peut-être pas si courant que ça.

mercredi 17 août 2011

17 août 2011 : une vie de chien


On ne s'était encore pas dit un mot.

On s'était juste fait les gestes importants.

(Jean-Pierre Spilmont, Sébastien)


Attiré par une émission de radio, je viens de lire Niki ou l'histoire d'un chien, de Tibor Déry (Circé-poche, 7,50 €).

L'histoire se passe après la guerre, entre 1948 et 1955, en Hongrie. M. et Mme Ancsa, tous deux communistes, lui ingénieur (très rigoureux, il "croyait devoir éprouver, à l’égard des bêtes, voire des plantes, le même sentiment de responsabilité qu’à l’égard de son prochain"), elle n'a pas de vrai emploi, mais participe à la propagande du parti, vivent difficilement, après la perte de leur unique fils pendant la guerre. La chienne d'un voisin, colonel en retraite et réactionnaire, échoue chez eux, qui sont en mal d'affection à donner. Or, "l'affection n'est pas seulement un plaisir pour le cœur mais aussi un fardeau qui, en proportion de son importance, oppresse l'âme autant qu'il la réjouit", note l'auteur. Peu à peu, ils ne peuvent plus se passer de la chienne qui s'incruste, car "il n'existe pas de dictature plus féroce ni plus sournoise que celle de l'amour". Ancsa travaille beaucoup, elle va l'attendre à l'arrêt du tramway. Quand ils emménagent – enfin – à Budapest, elle les suit. Cependant, la situation politique est bizarre, et se dégrade peu à peu. Un beau jour, Ancsa perd son emploi, il est reclassé ailleurs, mais pas dans sa spécialité. Puis il est arrêté, et disparaît sans que personne ne sache où il est passé. En prison, évidemment, mais sans la moindre explication, ni le moindre procès. Mme Ancsa (elle-même persécutée, elle ne peut plus être acceptée à la propagande) continue à s'occuper de la chienne. Peu à peu, son univers se rétrécit, elle doit accepter des colocataires, on est dans une société où "chacun construit son enfer ou son paradis comme il peut". La chienne souffre aussi beaucoup de l'absence de son maître, et peu à peu, elle dépérit. Quand enfin, au bout de quatre ou cinq ans, Ancsa est libéré, sans aucune explication d'ailleurs, la chienne est morte.



Niki décrit une humanité vue à travers le prisme d'une chienne qui, bien sûr, ne comprend pas tout à fait tout ce qui se passe. L'auteur nous rappelle que "la science ne sait pas grand-chose du corps de l'homme et encore moins de celui de l'animal. Et de l'âme donc. Sans parler des relations entre le corps et l'âme, aussi peu connues, pour le moment, qu'une forêt vierge du Brésil". Tibor Déry se sent donc tout à fait libre de traiter l'animal à l'égal des humains, avec ses défauts, mais aussi surtout sa capacité d'aimer : "l'amour ne saurait tenir compte du mérite, sous peine de devenir un marché", c'est en cela que les Ancsa aiment leur chienne, qui ne le mérite pas forcément toujours. Il s'agit d'un conte moral et politique où, en filigrane, les difficultés liées à la dictature s'insèrent tout naturellement, et d'autant plus tragiquement que les personnages sont communistes. Les thèmes principaux, la liberté et l'amour, sont ici mêlés aux contradictions d'une société qui frôle l'absurdité, dans un contexte de peur généralisée. Le communisme semble avoir oublié l'homme ("le propre de l’homme est d’attendre davantage d’autrui que de soi-même", nous rappelle l'auteur), seul l'amour pourrait être un salut.

L'auteur a écrit et publié ce livre en 1955, juste avant la révolution de 1956, où il prendra une belle part, ce qui lui valut quelques années de prison. Ici, il ne peut guère écrire dans une liberté totale, la censure règne, mais de-ci de-là, il laisse filer quelques phrases assez sévères sur le régime stalinien : "L’abus de pouvoir, ce vice funeste de tous les rois, chefs, dictateurs, de tous les directeurs, chefs de service, secrétaires, de tous les bergers, vachers et porchers, de tous les chefs de famille, de tous les éducateurs, de tous les frères aînés, de tous les vieux et de tous les jeunes ayant charge d’âme, cette puanteur, cette maladie, ce foyer d’infection qui est le propre de l’homme et qui ne se développe chez aucun autre fauve sanguinaire, cette malédiction et ce blasphème, cette guerre, ce choléra était chose inconnue dans la maison Ancsa".

Oui, mais en a-t-on fini avec l'abus de pouvoir ? Tant qu'il existera, des livres comme celui-ci, sous son apparence anodine de roman animalier, seront toujours utiles, si tant est que la littérature soit utile à quelque chose. Très beau livre, à placer aux côtés de Maître et chien, de Thomas Mann, de Je suis un chat de Sōseki Natsume et de Temps de chien de Patrice Nganang.

lundi 1 août 2011

1er août 2011 : à la fenêtre du soleil


Better be imprudent moveables than prudent fixtures
(Mieux vaut se mouvoir dans l'imprudence que se pétrifier dans la sécurité).

(John Keats, Lettre à Fanny Brawne, 6 août 1819)

J'avoue que j'ai un peu la flemme d'écrire sur mon blog : c'est l'été, le soleil est brûlant, je vais partir en vacances dans la famille. Cependant, je suis tout à fait d'accord avec le poète anglais : au diable la prudence et la sécurité ! Vivre, c'est justement éviter de se pétrifier.
Alors, je vous livre un de mes derniers poèmes :


je te le dis

je le répète

ce qui te réveille



c'est dans la nuit qui te clôture

le petit trot d'une souris



c'est dans le mal qui te terrasse

la voix caresse de grand-mère



c'est dans le quolibet des copains

un mot tendu sur le fil du poème



c'est dans le jour à peine éclos

la douceur du drap et du chocolat chaud



c'est dans la joie de la lumière

la poussière qui danse à la fenêtre du soleil



c'est surtout l'amitié

le chant des mots

la camisole d'amour