mercredi 17 janvier 2024

17 janvier : le film du mois : "Si seulement je pouvais hiberner"

 

Le retour est un moment savoureux parce que le dépaysement récent confère à tout le spectacle familier quelque chose de neuf, comme si on avait changé imperceptiblement, et pour quelques jours, changé d’angle de vue avant que tout ne se remette en place, mais jamais absolument comme c’était avant qu’on parte, et c’est le grand acquis des voyages.

(Charif Madjalani, Mille origines, Bayard, 2023)



Naguère, par moi-même, et aussi sous l’influence de Claire, de certains amis, j’avais envie de voyager, de me dépayser, puis de rentrer chez moi, « vivre entre mes amis le reste de mon âge », en paraphrasant Joachim Du Bellay dans son célèbre sonnet Heureux qui comme Ulysse… J’avoue que, depuis le COVID, je ne bouge plus beaucoup ; finis les voyages au long cours en cargo, les longues randos à bicyclette, les séjours en Guadeloupe pour visiter mes amis, à Venise ou à Marrakech pour des festivals de cinéma…

Mais il n’est pas besoin d’aller très loin pour se dépayser : la lecture peut y contribuer, et le cinéma encore plus. Je participe à une lecture commune de La plaisanterie, de Milan Kundera, et je suis transporté dans la jeune république socialiste tchécoslovaque de la fin des années 40 et des années 50. et, avec Si seulement je pouvais hiberner, je vis les difficultés d’une famille en Mongolie.

Ulzi est un ado de dix-sept ans, l’aîné d’une fratrie de quatre enfants élevés par leur mère dans une yourte de la banlieue populaire d’Oulan Bator. Le père a disparu et la mère tire le diable par la queue. Ulzi est obligé de faire des petits boulots pour l’aider à joindre les deux bouts, et payer le charbon indispensable pour chauffer. La mère, qui est devenue alcoolique, décide de repartir à la campagne où c’est plus facile pour elle de trouver du boulot. Elle emmène le petit dernier.

Voilà notre Ulzi chargé de famille ; il est très bon en classe, surtout en physique, et son professeur l’encourage à tenter les concours nationaux, qui lui permettraient d’obtenir une bourse pour aller dans une grande université, voire à l’étranger ; doit-il donner la priorité à ses études au risque de négliger son frère et sa sœur ? Un vieux voisin l’aide autant qu’il peut. Ulzi prend le temps de s’occuper des deux jeunes, mais ne peut pas tout. La misère est quotidienne, avec la faim, le froid, son lot d’injustices. Mais Ulzi fait front avec un courage indomptable.

La photographie (qui reste sobre et ne cherche pas à esthétiser la pauvreté), le jeu des enfants (non professionnels) sont magnifiques ; c’est un film qui fait du bien, avec pourtant la description de la misère, du froid, de la faim, il va avoir un très bon bouche à oreille, et il nous console de tous les films inutiles – et ils légion – qui encombrent les écrans. Courez-y !

 

samedi 13 janvier 2024

13 janvier : la chanson du mois, L'hirondelle du faubourg

 

J’ai rêvé que la terreur de toute une vie

pouvait être épargnée par un jour heureux,

et que c’était peut-être aujourd’hui.

(Søren Ulrik Thomsen, Les arbres ne rêvent sans doute pas de moi, trad. Pierre Grouix, Cheyne, 2016)





Il fut un temps où j’adorais les chansons d’avant-guerre et même d’avant les deux guerres mondiales, en gros de 1840 à 1939. Il y avait parmi elles des chansons réalistes ou pseudo-réalistes, souvent un peu mélo, qui me donnaient le frisson. Parmi elles se trouvait L’Hirondelle du faubourg (chanson de 1912), que ma grand-mère fredonnait parfois. Il se trouve qu’on m’a offert pour Noël un livret de l’Opéra de Montpellier qui donne les textes d’un spectacle comprenant un opéra de Simon Laks, intitulé L’Hirondelle inattendue : le compositeur polonais s’inspire justement de cette chanson.


L'HIRONDELLE DU FAUBOURG



A l'hôpital c'est l'heur' de la visite
L'méd'cin en chef passe devant les lits :
"L'numéro treiz'qu'est c'qu'elle a cett'petite ?"
"C'est la blessée qu'on am'na cette nuit."
"N'ayez pas peur, faut que j'sond'vos blessures,
Deux coups d'couteau... près du coeur... y'a plus d'sang !
Non, pas perdue... à votre âge on est dure,
Seul'ment tout d'mèm' faut prév'nir vos parents !"
Mais la mourante alors a répondu :
Je suis tout' seul' depuis qu'maman n'est plus.


Refrain

On m'appell' l'Hirondell' du Faubourg.
Je ne suis qu'un' pauvre fill' d'amour,
Née un jour d'la saison printanière,
D'un' petite ouvrière
Comm' les autr's j'aurais p't'ètr' bien tourné,
Si mon père au lieu d'm'abandonner,
Avait su protéger de son aile,
L'Hirondelle.


L'docteur reprit : "Vous portez un' médaille,
C'est un cadeau, sans dout', de votre amant ?"
"Non c'est l'souv'nir de l'homm', du rien qui vaille
De l'homm' sans coeur qui trompa ma maman !"
"Laissez-moi lire : André, Marie-Thérèse
Mais j'la r'connais cett' médaille en argent,
Et cette date : Avril quatre vingt treize !
Laissez-moi seul, j'veux guérir cette enfant
Vous m'regardez tous avec de grands yeux
C'est mon devoir d'soigner les malheureux.


Refrain

On l'appell' l'Hirondell' du Faubourg,
Ce n'est qu'une pauvre fill' d'amour,
Née un jour d'la saison printanière,
D'un' petite ouvrière
Comm' les autr's elle aurait bien tourné,
Si son père au lieu d'l'abandonner,
Avait su protéger de son aile,
L'Hirondelle.


L'numéro treiz' toujours quarant' de fièvre,
Oui... ça n'va pas comm' j'l'avais espéré,
Je vois la vie s'échapper de ses lèvres
Et rien à fair'rien... pour l'en empêcher !
J'suis un savant, j'en ai guéri des femmes
Mais c'est cell'-là qu'j'aurais voulu sauver
La v'la qui passe... écout' retiens ton âme
Je suis ton pèr' ma fille bien aimée
Je n'suis pas fou... je suis un malheureux
Vous mes élèv's, écoutez... je le veux.


Refrain

On l'app'lait l'Hirondell' du Faubourg,
C'était une pauvre fill' d'amour,
Née un jour d'la saison printanière,
D'un' petite ouvrière
Comm' les autr's elle aurait bien tourné,
Si lâch'ment, au lieu d'l'abandonner, 

J'avais su protéger de mon aile,
L'Hirondelle.


https://www.youtube.com/watch?v=aGwGSC6NOLk


Je vous propose la version chantée par Jack Lantier, mais on trouve aussi celle de Lina Margy (que Mamie connaissait sans doute par la radio) et la reprise par Georgette Plana.

 


vendredi 5 janvier 2024

5 janvier 2024 : un poème pour la Palestine (le poème du mois)

 

Résistants, guérilleros et « terroristes » n’ont ni hélicoptères, ni drones, ni satellites d’observation. Ce n’est pas le ciel leur cousin, mais le sous-sol. Ils sont mariés avec le tunnel, la tanière et ses galeries souterraines.

(Régis Debray, Éloge de la frontière, Gallimard, 2010)



Je ne sais plus que dire devant la destruction meurtrière de Gaza, ni devant les exactions quotidiennes et meurtrières aussi en Cisjordanie ! Autrefois, la colonisation se passait sans qu’on en sache quoi que ce soit, tant les distances et le manque d’informations mettaient sous le boisseau ces mêmes exactions et destructions physiques et morales des peuples sous le joug. Mais aujourd’hui on sait que les peuples sans terre n’existent pas, sauf quand ils sont morts, selon la célèbre formule des États-uniens : « le bon Indien est un Indien mort ». Je vous livre ce poème et ce dessin pour la Palestine.

 

Il est une terre

au bord d’une mer calme

où les femmes et les enfants promènent leurs corps de noyés

emportés au large de la ville

par un tsunami de bombes qui propulsent dans le ciel

et à l’horizon des rues

immeubles et écoles, églises et hôpitaux en dessinant

d’immenses vagues grises aux reflets d’écume sang et or

mixant la terre au feu et la chair au béton


Il est une terre

que même la pluie ignore

où les mères qui dorment avec leurs enfants serrés

dans leurs bras de rivière d’épices

et blottis contre leurs cœurs tumultueux comme la Besor

ont les membres arrachés de leurs rêves

sous la déflagration de leurs poitrines

écrasées dans le mille-feuille de la nuit effondrée

par le déluge de feu indistinct

de l’armée la plus morale du monde


Il est une terre

trahie par les promesses du soleil

où les femmes apaisent de leurs mains de menthe

leurs enfants brûlés vifs

par la caresse envenimée du phosphore blanc tombé du ciel

comme une malédiction divine sur leur peau de miel

et où elles consolent de leurs mains d’onguents

les moignons encore rougeoyants de la chair de leur chair

amputée court de leur innocence

comme un crime de guerre sur le grand corps de l’Humanité


Il est une terre

brisée par la lune des vengeances

où les mères implorent leurs enfants

de ne plus offrir à l’ogre intifada la colère juste du ghetto

de leurs cœurs assoiffés de liberté

de ne plus jeter leur sac de peau et d’osselets gorgé de rage

à la face de l’occupant

de rester près d’elles à jouer à des jeux sages

sans fronde

ni balle dans la tête au bout de l’avenue du jour


Il est une terre

arasée par la haine coloniale

où les femmes pleurent chaque matin les corps

de leurs enfants calmes

alignés comme des offrandes drapées de lumière

sur l’autel de la cour de l’hôpital

que les officines inquisitrices

viennent encore tourmenter jusque dans la tombe

en discutaillant le chiffre exact

du décompte de l’horreur


Il est une terre

barbelée d’oubli occidental

où les mères emmurées dans leur prison de silence et d’azur

voient des bulldozers calmes

ensevelir vivants les ombres allongées

de leurs hommes blessés et de leurs enfants meurtris

dans des charniers bientôt putréfiés par la rancœur

que leurs cris étouffés feront résonner

pour des siècles

et des siècles


Il est une terre

abandonnée des Nations

où les femmes, les enfants et les hommes

n’ont plus à manger et à boire que la poussière du chemin d’un

nouvel exode

sur lequel le corps martyrisé de tout un peuple avance digne

mais affaibli par les stigmates d’un nouveau génocide

que la chair, le sang, les balles et les missiles

gravent au ciel indélébile de la mémoire humaine

sous un nouveau nom

Palestine

Laurent Thinès

Et le dessin de Karak