Étrangement, penser à ma mort m’a tranquillisé. J’allais mourir un jour. Et quelqu’un qui va mourir ne saurait craindre ce que la vie lui réserve.
(Ahmet Altan, Je ne reverrai plus le monde : textes de prison, trad. Julien Lapeyre de Cabanes, Actes sur, 2019)
Revenons au confinement : celui-ci, en temps de paix, avec ses commerces fermés, ses salles de spectacle (cinémas, théâtres, concerts, vie culturelle) fermées également, aussi bien que les terrains et salles de sport, parfois les établissements scolaires et d’études ausssi, cause des dégâts moraux, psychologiques, physiques, sociaux, que tout le monde peut constater. À peu près analogues à ceux causés par un confinement énoncé en temps de guerre. Je viens de lire le livre de Pierre-Dominique Dupouey, mort dans les tranchées en 1915, publié donc après sa mort sous le titre Lettres du lieutenant de vaisseau Pierre Dupouey (Gallimard, 1922), prêté par mon amie et poète Odile Caradec, dont le lieutenant Dupouey fut l’oncle par alliance et qu’elle n’a jamais connu.
On connaît l’horreur et l’abjection de la guerre de 14/18 par les livres de Barbusse, Dorgelès, Duhamel, Genevoix, Remarque et tant d’autres écrivains, les cahiers et témoignages de nombreux poilus. Je ne connaissais pas ce remarquable recueil qui nous fait comprendre la dureté du confinement dans des conditions atroces de boue, de saleté, de promiscuité, de bruit et de fureur... Mais où on comprend aussi, grâce à la foi de cet homme, comment il a pu transcender tout cela, et se grandir, en effaçant la vie ordinaire, en acceptant l’éloignement de sa famille (pas de "skype" ni de "what’s app" ni de "visioconférence" à l’époque), trouvant que ces situations l’obligeaient à de "longues correspondances [qui en] sont, je crois, une des bénédictions".
Il nous dit encore : "Nous avons ramené […] à leur juste valeur plusieurs idoles de la vie de société – c’est-à-dire nous les tenons pour rien, pour rien autre que le futile ornement de compagnies futiles – un danger pour l’esprit,un désert pour le cœur." Et encore était-il lui-même très éloigné de la profusion de futilités, d’amusements, de diversions, de consumérisme caractéristiques de notre époque, qui encombrent nos esprits et nous font perdre de vue l’essentiel, c’est-à-dire la vie intérieure : "Ah ! que Gide avait raison ! On croit que l’on possède et l’on est possédé. Que de belles vieilles vérités le coup de charrue de cette guerre ramène au jour – et qu’elle est une grande grâce pour ceux qui l’auront traversée. Faudra-t-il ensuite redevenir futiles ?"
Les tranchées, où il partage la vie de ses camarades le font réfléchir sur le sens de la vie, sur l’humanité en général, et surtout sur l’amitié et l’amour qui doivent nous guider dans l’existence. Sur le mariage par exemple, il soutient que "nous savons aussi quelle difficile et délicate architecture est un mariage d’amour – combien plus fréquents sont les mariages à peu près bâtis sur cet horrible mot de concessions". Sur la religion et la médecine : "Comment a-t-on pu perdre de vue ces grandes vérités [l’abstinence, le jeûne, le carême] ? Ce sont sans doute les sornettes médicales qui en sont cause et l’infaillibilité que trop de patients attachent aux oracles de ces Diafoirus [un des médecins cuistres de Molière]". Car ici, dans les tranchées, les soldats sont en effet obligés de jeûner un peu trop souvent, les cantines ne suivant pas toujours, et ne s’en portent que mieux.
D’une autre manière, il ne lit plus que des livres sérieux (Pascal au premier rang), car le "temps donné aux livres insipides n’est pas, comme on le croit tellement perdu pour tout le monde, puisqu’il est enlevé aux bons livres". Il constate que "tout ce bonheur matériel [quand il y en a] est fragile ! et que le souvenir de l’amour, au contraire, est solide !" Mais il sait très bien que si l’amour peut être éphémère, la guerre et l’éloignement lui permettent de pouvoir dire que "l’amitié de deux cœurs (dans le sens le plus haut de ce beau mot qui permet de dire que l’amour n’est que la préparation de l’amitié), que l’amitié et la confiance et l’accord de deux cœurs sont à l’épreuve des catastrophes naturelles – et au-dessus de ces éphémères tempêtes"...
Il faut dire qu’il a eu aussi une femme exceptionnelle qui a conservé pieusement toute sa correspondance, qui en a permis la publication et qui fut capable de donner les conseils suivants à leur fils, quand il eut dix-huit ans : « Sois généreux et sache donner, surtout de toi-même. Donne à ceux qui t’aiment, et t’en remercieront. Donne à ceux qui t’oublieront parce que tu n’auras fait que traverser un instant leur vie. Donne aux petits de ce monde, donne-leur ta compassion, ton aide, les ressources de ton intelligence, de tes loisirs, le réconfort de ta joie et de ta confiance. » Comme quoi, elle avait retenu les leçons du confinement de la Grande guerre...
Puissions-nous retenir nous aussi les leçons de ce couple admirable ! Très croyant aussi, et donc à mille lieues de nos modernes laïcards ! Un livre rare... Saurons-nous, nous aussi à l'issue de ces temps difficiles, être généreux, fraternels, et pousser l'amitié vers l'amour, ou l'inverse ?