samedi 30 janvier 2021

30 janvier 2021 : les leçons d'un autre "confinement"

 

Étrangement, penser à ma mort m’a tranquillisé. J’allais mourir un jour. Et quelqu’un qui va mourir ne saurait craindre ce que la vie lui réserve.

(Ahmet Altan, Je ne reverrai plus le monde : textes de prison, trad. Julien Lapeyre de Cabanes, Actes sur, 2019)


Revenons au confinement : celui-ci, en temps de paix, avec ses commerces fermés, ses salles de spectacle (cinémas, théâtres, concerts, vie culturelle) fermées également, aussi bien que les terrains et salles de sport, parfois les établissements scolaires et d’études ausssi, cause des dégâts moraux, psychologiques, physiques, sociaux, que tout le monde peut constater. À peu près analogues à ceux causés par un confinement énoncé en temps de guerre. Je viens de lire le livre de Pierre-Dominique Dupouey, mort dans les tranchées en 1915, publié donc après sa mort sous le titre Lettres du lieutenant de vaisseau Pierre Dupouey (Gallimard, 1922), prêté par mon amie et poète Odile Caradec, dont le lieutenant Dupouey fut l’oncle par alliance et qu’elle n’a jamais connu.


On connaît l’horreur et l’abjection de la guerre de 14/18 par les livres de Barbusse, Dorgelès, Duhamel, Genevoix, Remarque et tant d’autres écrivains, les cahiers et témoignages de nombreux poilus. Je ne connaissais pas ce remarquable recueil qui nous fait comprendre la dureté du confinement dans des conditions atroces de boue, de saleté, de promiscuité, de bruit et de fureur... Mais où on comprend aussi, grâce à la foi de cet homme, comment il a pu transcender tout cela, et se grandir, en effaçant la vie ordinaire, en acceptant l’éloignement de sa famille (pas de "skype" ni de "what’s app" ni de "visioconférence" à l’époque), trouvant que ces situations l’obligeaient à de "longues correspondances [qui en] sont, je crois, une des bénédictions".

Il nous dit encore : "Nous avons ramené […] à leur juste valeur plusieurs idoles de la vie de société – c’est-à-dire nous les tenons pour rien, pour rien autre que le futile ornement de compagnies futiles – un danger pour l’esprit,un désert pour le cœur." Et encore était-il lui-même très éloigné de la profusion de futilités, d’amusements, de diversions, de consumérisme caractéristiques de notre époque, qui encombrent nos esprits et nous font perdre de vue l’essentiel, c’est-à-dire la vie intérieure : "Ah ! que Gide avait raison ! On croit que l’on possède et l’on est possédé. Que de belles vieilles vérités le coup de charrue de cette guerre ramène au jour – et qu’elle est une grande grâce pour ceux qui l’auront traversée. Faudra-t-il ensuite redevenir futiles ?"

Les tranchées, où il partage la vie de ses camarades le font réfléchir sur le sens de la vie, sur l’humanité en général, et surtout sur l’amitié et l’amour qui doivent nous guider dans l’existence. Sur le mariage par exemple, il soutient que "nous savons aussi quelle difficile et délicate architecture est un mariage d’amour – combien plus fréquents sont les mariages à peu près bâtis sur cet horrible mot de concessions". Sur la religion et la médecine : "Comment a-t-on pu perdre de vue ces grandes vérités [l’abstinence, le jeûne, le carême] ? Ce sont sans doute les sornettes médicales qui en sont cause et l’infaillibilité que trop de patients attachent aux oracles de ces Diafoirus [un des médecins cuistres de Molière]". Car ici, dans les tranchées, les soldats sont en effet obligés de jeûner un peu trop souvent, les cantines ne suivant pas toujours, et ne s’en portent que mieux.

D’une autre manière, il ne lit plus que des livres sérieux (Pascal au premier rang), car le "temps donné aux livres insipides n’est pas, comme on le croit tellement perdu pour tout le monde, puisqu’il est enlevé aux bons livres". Il constate que "tout ce bonheur matériel [quand il y en a] est fragile ! et que le souvenir de l’amour, au contraire, est solide !" Mais il sait très bien que si l’amour peut être éphémère, la guerre et l’éloignement lui permettent de pouvoir dire que "l’amitié de deux cœurs (dans le sens le plus haut de ce beau mot qui permet de dire que l’amour n’est que la préparation de l’amitié), que l’amitié et la confiance et l’accord de deux cœurs sont à l’épreuve des catastrophes naturelles – et au-dessus de ces éphémères tempêtes"...

Il faut dire qu’il a eu aussi une femme exceptionnelle qui a conservé pieusement toute sa correspondance, qui en a permis la publication et qui fut capable de donner les conseils suivants à leur fils, quand il eut dix-huit ans : « Sois généreux et sache donner, surtout de toi-même. Donne à ceux qui t’aiment, et t’en remercieront. Donne à ceux qui t’oublieront parce que tu n’auras fait que traverser un instant leur vie. Donne aux petits de ce monde, donne-leur ta compassion, ton aide, les ressources de ton intelligence, de tes loisirs, le réconfort de ta joie et de ta confiance. » Comme quoi, elle avait retenu les leçons du confinement de la Grande guerre...

Puissions-nous retenir nous aussi les leçons de ce couple admirable ! Très croyant aussi, et donc à mille lieues de nos modernes laïcards ! Un livre rare... Saurons-nous, nous aussi à l'issue de ces temps difficiles, être généreux, fraternels, et pousser l'amitié vers l'amour, ou l'inverse ?


 

dimanche 24 janvier 2021

24 janvier 2021 : les barrières invisibles

 

Compter l’âge des autres n’augmente que le nôtre…

(Mia Couto, Poisons de Dieu, remèdes du Diable, trad. Élisabeth Monteiro Rodrigues, Métailié, 2013)



 

Eh oui, l’âge est là ; 75 ans déjà ! Il est temps de m’inscrire pour la vaccination : tous les centres ici, à Bordeaux, affichent complet et je vais devoir attendre, comme doivent attendre ailleurs tous ceux qui redoutent le paludisme, maladie dont on n’a pas trouvé de vaccin pour la simple raison qu’il ne touche que les pays pauvres, donc incapables d’engraisser les actionnaires de Big Pharma (https://www.pasteur.fr/fr/vaccin-contre-paludisme-existe-t-il-vaccin-contre-paludisme-0) ! Voyez comme on est capable de s’activer quand il s’agit de lutter contre un virus qui ne touche pratiquement que les pays les plus développés (pays occidentaux, Asie orientale, Amérique). Miracle, on a vite trouvé, les actionnaires de Big Pharma savourent et vont engranger des royalties. Quant au palu, on attendra encore longtemps.

Pareillement, on attendra encore longtemps une loi sur la fin de vie digne, malgré les exhortations de Line Renaud (https://www.admd.net/articles/medias/fin-de-vie-le-message-personnel-de-line-renaud-militante-de-ladmd.html?utm_source=Sarbacane&utm_medium=email&utm_campaign=janvier), infatigable militante pour le droit de mourir dans la dignité et de choisir le moment adéquat pour éviter des souffrances terribles, morales et physiques. Je l’ai déjà dit, je ne souhaite pas vivre éternellement, et je veux choisir le temps de mon départ. J’espère que le pourrai, si on nous veut bien nous accorder cette dernière liberté. Mais l’heure est plutôt de restreindre toutes nos libertés : état d’urgence, état de guerre, loi sur la sécurité globale, loi sur le (soi-disant) séparatisme, fermeture de tous les lieux de culture, de sport et de convivialité...


* * *


Concernant le toucher, organe des sens qui fait le plus défaut aux personnes âgées, corporation où je suis définitivement entré, j’ai lu sur internet :


« La médecine moderne, malheureusement, donne parfois l’impression de négliger ce temps du toucher.

« Par exemple, lorsque les personnes arrivent dans des unités de soins palliatifs après des mois passés dans les services hospitaliers traditionnels, leur corps est souvent si fatigué et si abîmé qu’elles n’étaient touchées que lors de soins programmés (toilette, perfusion, etc).

« Pourtant, être touché sans prétexte, sans motif thérapeutique, cela porte une grande valeur pour tout malade.Sentir dans le contact, voir dans le regard de l’autre que l’on est encore vivant, digne d’être touché, regardé, respecté.

« L’infirmière Carine Blanchon va encore plus loin :

« Sans le toucher, la relation de soin ne peut pas exister. Chaque soignant devrait chaque jour s’interroger sur sa façon de toucher l’autre. Ne plus se cacher derrière un acte technique, dépasser le savoir-faire pour le savoir-être. C’est parfois difficile, mais tellement riche. On y gagne en humanité et en sagesse… »

« Et c’est peut-être la raison pour laquelle le coronavirus et la distanciation qu’il a engendrée créent aujourd’hui une privation si profonde. 

« Chez les bien-portants, d’abord, avec cette barrière invisible qui s’est dressée entre nous et qui fait que l’on se retient de se toucher, qu’on n’ose plus aller vers l’autre.

« Et chez les malades, bien sûr... chez qui cette distanciation forcée crée bien plus qu’un simple manque. Elle les met en danger, voire : elle peut les condamner, comme en témoigne sur son blog cette bénévole qui assiste les malades en fin de vie :

« Comment réduire la distance dans la chambre de cette jeune femme si angoissée dont je voudrais prendre la main, mais de laquelle je me tiens à plus d'un mètre, sans jamais la toucher ».

« Son corps appelle ma main, son regard me cherche, je m’excuse, explique, mais je sens que ma seule présence est insuffisante à calmer son angoisse. » 

« Voilà le dilemme d’aujourd’hui : maintenir le contact, et l’envie de vivre qui vient avec, ou isoler pour éviter un virus trop souvent mortel pour les plus fragiles... mais les livrer alors aux ravages de la solitude et du manque de lien physique.

« Derrière cette crise sanitaire, c’est aussi une crise relationnelle que nous traversons. »



On nous impose des barrières relationnelles dingues, voire inadmissibles. Comme une étoffe déchirée / On vit ensemble séparés, chantait Aragon repris par Jean Ferrat. Dire que je n'ai pas osé embrasser mes enfants qui sont venus me voir à Noël ! Enfin, j'ai quand même serré dans mes bras ma fille qui en avait bien besoin au moment de son départ ! Et la rumeur parle de reconfinement...

 

 

jeudi 21 janvier 2021

21 janvier 2021 : poème du mois, Véronique Joyaux

 

j’étais le fleuve qui emportait sa barque à mon courant, j’étais le soleil d’où lui venait la lumière...

(Alexandre Dumas, Pauline, Gallimard, 2012)



Anniversaire de la mort de Louis XVI et d’un mien neveu : heureusement la guillotine a disparu, bien que beaucoup de gens en soient nostalgiques... Disons que ça incite à lire de la poésie. Cette fois-ci une poétesse (c’est assez curieux de voir que les écrivaines récusent cette féminisation du mot, alors qu’elles se pâment devant auteure ou pire, autrice, bougrement plus vilains que poétesse) de Poitiers, Véronique Joyaux, dont j’ai préfacé naguère Les âmes petites (chez le bel éditeur belge Les carnets du dessert de lune). Celui-ci, extrait de Sillages improbables (même éd.) parle d'amour, de mots, de nature, d’attente nocturne, dans une douce mélancolie. Voici deux de ces sillages...



Mes anges sont des pages qui montent vers le ciel

avec des mots légers comme des plumes

Ils froissent contre les arbres

leurs ailes de papier

et laissent entre les feuilles

des perles d’encre violette.


* * *


Il y aura sûrement demain matin

un facteur aux yeux bleus qui m’apportera

une lettre d’amour

un envol de colombes sur les toits

une jeune fille sur son vélo pédalant en hirondelle

un éclat de lumière dans la rue comme un cri de joie

il y aura sûrement demain matin

une raison de vivre

 

dimanche 17 janvier 2021

17 janvier 2021 : sous haute surveillance

 

flatter son pays n’est pas le servir, et quand ce pays s’appelle la France, ce genre d’encens n’est pas un hommage, c’est une injure.

(Albert Londres, Terre d’ébène, Le Serpent à plumes, 2002)





Nous étions plus de 3000 personnes à manifester hier contre les nouvelles lois scélérates, celle sus la sécurité globale et celle sur le séparatisme. Une ambiance bon enfant, quelques chansons et quelques slogans, et j’avais l’impression de revivre, moi qui n’avais pas manifesté depuis 2019 ! Il y avait des drapeaux de plusieurs syndicats et groupements (CGT, FSU, FO, CNT, Syndicat Français des artistes-interprètes, Solidaires...), de plusieurs partis de gauche et d’extrême gauche (Lutte ouvrière, PCF, NPA, Europe-écologie-les verts), des banderoles de plusieurs associations et groupes (MRAP, France-Palestine, Ligue des droits de l’homme, Gilets jaunes), et sans doute d’autres dans cette joyeuse foule qui faisait plaisir à voir. Et, évidemment, plusieurs centaines de policiers suréquipés et surarmés : nous étions sous haute surveillance !

Fatigué, je n’ai pas suivi la manif jusqu’au bout, mais je me suis aperçu qu’on ne pouvait pas quitter la manif comme on voulait ; certaines rues étaient barrées par un contingent de robocops qui nous empêchait de regagner le centre ville. Nous étions pourtant absolument pacifiques : des jeunes, de nombreux retraités, des femmes, des hommes, dont beaucoup étaient venus à vélo et défilaient avec en le poussant par la main. J’ai pu discuter avec quelques-uns qui semblaient assez remontés contre certains aspects de ces lois. Déjà l’impossibilité d’organiser des réunions depuis des mois leur pesait à tous. La liberté de manifester leur semble menacée, à tort ou à raison. La loi, le droit leur paraissaient ceux des puissants et porteurs d’injustice : on le voit bien avec le nombre de gilets jaunes molestés et mis en prison.

On voit bien aussi que le droit dans un prétendu état de droit se révèle parfois un chiffon de papier. Ainsi le plus vieux prisonnier de France est maintenu indûment en prison par l’état français, sur injonction des USA, ce qui montre la liberté très relative dont notre propre gouvernement dispose et sa lâcheté. Prisonnier politique, libérable selon le droit français depuis 1999, il y croupit depuis vingt-deux ans de plus, en particulier parce qu’il n’a jamais renié ses engagements politiques révolutionnaires. On en a discuté dans les rangs.

À vrai dire, il me paraît plus en sûreté dans la prison de Lannemezan que remis en liberté et renvoyé au Liban. Car là, il serait vraisemblablement victime d’un assassinat ciblé cher à l’état qui se veut la citadelle avancée de la démocratie au Moyen-orient : Israël est un spécialiste en la matière, qui a fait de Gaza une zone d’oppression terrifiante, un immense camp de concentration pour 2 millions de personnes, avec destruction de l’aéroport, bombardements permanents d’écoles, d’hôpitaux, coupures d’eau et d’électricité fréquentes, et où femmes, enfants et vieillards sont fréquemment victimes collatérales ou quelquefois ajustées par la soldatesque quand ils manifestent derrière les barbelés.

 


Mais voilà : personne ne peut critiquer Israël, sous peine d’être taxé de l’adjectif infamant d’antisémite. Pourtant, Israël est un laboratoire des violences policières, des nouvelles armes de guerre, des crimes de guerre même : voir à ce sujet le livre Les dirigeants israéliens devant la Cour pénale internationale (CPI) de Christophe Oberlin qui les énonce en détail. La France s’apprête-t-elle à devenir aussi un tel laboratoire ?

 

jeudi 14 janvier 2021

14 janvier 2021 : des nouvelles de Guadeloupe, ou mentalité coloniale pas morte

 

Nul ne colonise innocemment […] Une nation qui justifie la colonisation – donc la force - est déjà une civilisation malade, une civilisation moralement atteinte…

(Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Présence africaine, 1955)



Un couple français installé en Guadeloupe cherche à faire déloger et même détruire un Temple hindou installé depuis 166 ans en Guadeloupe, coupable entre autre de bruit (celui des offices religieux = nuisances sonores pour nos colons). Petit rappel : lors de l’abolition de l’esclavage en 1848, les anciens esclaves refusant de travailler pour les maîtres, on fit appel à une main d’œuvre nouvelle, les Indiens d’Inde, supposée plus malléable et qui a apportée avec elle ses traditions religieuses hindouistes, donc des temples.


Pétition à signer :

https://www.change.org/p/le-monde-non-%C3%A0-la-d%C3%A9molition-du-temple-hindou-de-bois-lomard/psf/promote_or_share

Commentaire Texte de Joao que je reproduis ci-dessous :

https://www.facebook.com/blogjoaogabriell/

« C’est assez typique des phénomènes de gentrification, même sans la particularité coloniale du rapport Guadeloupe/France, où les nouveaux arrivants, aisés, favorisés dans les rapports sociaux, souhaitent des espaces de vie qui épousent leurs codes de sociabilité. C’est ainsi qu’ils souhaitent éradiquer (ou folkloriser, c’est une autre variante) les éléments perçus comme populaires ou pas assez raffinés (entendez « civilisés »)"

« Un couple originaire du Sud de la France s'est plaint au Procureur du bruit que feraient les messes, prières et chants d'un Temple Hindou en Guadeloupe... Cela peut paraître délirant (en plus d'être gonflé...) et voué à l'échec sur le plan judiciaire, mais il se trouve que le Temple a été construit sans autorisation sur un terrain classé agricole : il est donc menacé de démolition. En laissant de côté la question des espaces agricoles, cette affaire qui est en cours, et donc à suivre, m'évoque plusieurs choses du point de vue des dynamiques de race/classe et d’appropriation (physique et symbolique) de l’espace :

« 1- LA LÉGITIMITÉ : On imagine aisément comment le fait d'avoir construit sans permis sur un terrain classé agricole peut être retenu contre les prioritaires du Temple. Reste ceci dit à prendre au sérieux les enjeux soulevés par le fait qu'un couple, pas n'importe lequel, un couple de Français s'installant en Guadeloupe, estime que les cérémonies hindoues occasionnent trop de bruit, allant jusqu'à se plaindre au Procureur. Voilà qui en dit long sur leur sentiment de légitimité, le rapport asymétrique entre la Guadeloupe et la France n'y étant évidemment pas étranger... Il faudrait par ailleurs savoir si pareils conflits ont déjà existé, et le cas échéant, par quels procédés furent-ils (ou non) réglés. Surtout, étaient-ils remonté, comme ici, jusqu’au bureau du Procureur ? Pas à ma connaissance, mais je peux me tromper.

« 2- LE BRUIT : des éléments de vie, auparavant intégrés à l’espace et ne gênant pas (ou alors pas de cette façon-là, pour ces motifs-là, suscitant ces réactions-là), sont désormais re-qualifiés en "bruit". C’est assez typique des phénomènes de gentrification, même sans la particularité coloniale du rapport Guadeloupe/France, où les nouveaux arrivants, aisés, favorisés dans les rapports sociaux, souhaitent des espaces de vie qui épousent leurs codes de sociabilité. C’est ainsi qu’ils souhaitent éradiquer (ou folkloriser, c’est une autre variante) les éléments perçus comme populaires ou pas assez raffinés (entendez civilisés). Des usagers de twitter parlent également d’un conflit à Bouillante, là encore provoqué par de nouveaux arrivants comme cela est dit pudiquement, à propos du bruit que ferait la voiture qui livre le pain. Le bouche à oreille digital n’étant pas plus fiable que sa version traditionnelle, il faudra attendre avant de se prononcer sur cette affaire en particulier. Il faut néanmoins être attentif à une possible multiplication des complaintes sur le bruit qu’occasionneraient aux yeux de ceux arrivent avec la prétention que leur confèrent histoire et présent inégalitaires, des éléments de vie bien ancrés dans la vie locale des Afro et Indo descendants du pays.

« 3- LA LOI : le recours à la justice tient lui aussi une place particulière dans ces conflits de classe/race et d’appropriation du territoire. Ici, il s’agit un Temple construit sans permis, ce qui joue donc contre ses proprios. Mais demain cela pourra être un lolo ou un bar non déclaré, ou alors déclaré mais pas totalement en règle, bien connu de tel coin à l’origine populaire, qui sera accusé par une nouvelle population de faire du bruit et là encore deviendra illégal. Je dis deviendra car on peut émettre l'hypothèse que c'est l'augmentation des conflits entre Afro/Indodescendants d'un côté et Blancs de l'autre (Français et peut-être de plus en plus Européens, sait-on jamais) qui va contribuer à renforcer le droit, la loi, donc participer à rendre illégal dans la pratique, ce qui ne l’était que très lointainement sur le papier. Dit autrement, là où une relative tolérance, tacite, pouvait exister, la gentrification des quartiers populaires guadeloupéens peut contribuer à durcir l’application des lois, en finir avec les zones grises, et tout soumettre à une appropriation stricte de l’État et du marché, pour le plaisir de ceux qui ont les moyens et tout intérêt à se ranger du côté d’un droit favorable aux classes supérieures.

« On aurait donc tort de voir en cette affaire un stricte infraction à la loi – un Temple hindou construit sans permis, qui plus est sur un terrain classé agricole - qu’il s’agirait en toute logique de condamner. Par ailleurs, les constructions sans autorisation - sans dire qu’il s’agit d’un état de fait à célébrer - nous en connaissons pas mal, et il y a des raisons historiques, économiques à cela dans un pays comme la Guadeloupe. Ce qui est en jeu en réalité, et que cette histoire cristallise, c’est la transformation lente des pratiques et sociabilités d'un espace et de groupes subalternes, à la demande d'un groupe social en position favorable dans un rapport de force. Que l’on se comprenne bien, ce n’est pas l’inévitable évolution, transformation sociale qui est crainte ici – ce serait de toutes les façons vain – mais bien les modalités par lesquelles cette transformation risque de se produire : un phénomène de gentrification, dans une version coloniale ne disant pas son nom, puisque tout ceci est sensé se passer entre Français. Contre cela, les réponses devront être politique au sens plein : la politique institutionnelle comme la politique incarnée dans les mouvements sociaux. Pour la seconde dimension, il va alors falloir être attentif aux organisations et mouvements qui proposent des solutions pour leur emboîter le pas...

*    *    *

On peut voir la page facebook du Temple du Bois Lomard, et signer la pétition (ce que j'ai fait), pour peu qu'on soit anticolonialiste et soucieux des intérêts de ceux qui sont opprimés. Et relisons Aimé Césaire !


 

mercredi 6 janvier 2021

6 janvier 2021 : lectures de romans

 

La fin du monde ! belle affaire ! Avec cela qu’elle est si gaie la vie pour ceux qui ont toujours la dent creuse et la colonne vertébrale en arc de cercle ?

(Ernest Gégout, Jésus, Théolib, 2012)



Eh bien, j’ai fini l’année et débuté la nouvelle avec de belles lectures, surtout de romans, mais aussi de quelques essais qui m’ont revigoré, requinqué même. Je me rends compte qu’il me reste tant de livres à lire, que ce soit dans ma bibliothèque où je déniche des pépites, où à la bibliothèque-médiathèque de Bordeaux, y compris celle de mon quartier, car pour l’instant je vais fort peu en ville, où la bibliothèque centrale est super bien pourvue… Voici donc quelques lectures récentes dont un prix littéraire 2020, le prix Renaudot.

Commençons par un classique, Pauline, un roman de 1838 de Dumas (Alexandre, le grand), un de ses romans contemporains et non pas historique

Il se présente sous forme de deux récits emboîtés dans un troisième où le narrateur n’est autre qu’Alexandre Dumas. Il retrouve un vieil ami, Alfred de Nerval, qui lui raconte l’aventure étonnante de Pauline, jeune femme dont il fut amoureux et qui est morte. Le premier récit enchâssé, raconté par Alfred de Nerval, narre la rencontre avec Pauline qui, en son absence, a épousé le comte Horace de Beuzeval. Il sauve Pauline d’un emprisonnement dans les souterrains d’une abbaye normande en ruine. Pauline raconte au jeune homme son histoire, second récit enchâssé, où Pauline est la narratrice : elle lui conte la rencontre avec son futur mari qu’elle épouse sans amour et qui lui tend un piège quand elle découvre ses secrets. Alfred redevient alors le narrateur et conte leur fuite en Angleterre, puis en Italie, après qu’il ait tué le comte en duel. C’est un roman romantique, avec des aspects gothiques (le château, l’abbaye, les souterrains), un personnage diabolique et une belle histoire d’amour-amitié. Un plaisir de lecture, comme souvent avec Dumas.

Continuons avec River de Claire Castillon, dont je n’avais lu jusqu’ici que des recueils de nouvelles fort réussies. Cette fois-ci, il s’agit d’un roman publié dans une excellent collection pour ados, Scripto (Gallimard).


River est le prénom d’une jeune fille de quinze ans, en dernière année de collège ; elle est bizarre, pas tout à fait dans la norme (heureusement, même si c’est plus difficile à vivre), hypersensible, maladroite, le « boulet » de la famille composée d’un père un peu effacé, d’une mère ultra-protectrice et d’une sœur plus âgée d’un an, avec qui elle partage la chambre et qui est la narratrice de ce roman. La nuit River réveille tout le monde par des hurlements affreux, consécutifs à ses cauchemars. Mais ses peurs sont bien réelles : un groupe de collégiens, les trois T, menés par un quatrième harceleur, Alanka, la menacent. Sa sœur, douée, brillante, intelligente, à qui elle se confie un peu, n’arrive pas à l’aider. River n’a pas d’amies : elle est trop « zarbi ». Le harcèlement prend des proportions graves et elle est obligée d’en parler à ses parents qui alertent l’administration du collège. Claire Castillon brosse le portrait d’une anti-héroïne, adolescente harcelée, plongée dans un univers hostile. Heureusement il y a une de ses deux grands-mères avec qui elle a su nouer des liens. Un beau roman sur l’adolescence et la différence.

Quant au prix Renaudot, c’est Histoire du fils, de Marie-Hélène Lafon, auteure que j’avais rencontrée à la Bibliothèque de prison de Poitiers et qui m’avait beaucoup plu.


Ce roman évoque la quête d'identité d'un homme qui n’a pas connu son père et que sa mère a confié tout petit à sa sœur et son beau-frère, comme enfant surnuméraire nanti de trois cousines plus âgées et qui vont le bichonner. Le récit est fait de chapitres qui se suivent dans un désordre chronologique de 1908 à 2008 : épisodes qui font naviguer le lecteur d’Aurillac à Figeac, de Chanterelle (Cantal) à Paris. Une fois le premier moment de surprise passé, on est ébloui par la construction, et on découvre peu à peu les secrets de famille, et on finit par retomber sur ses pieds, même si c’est seulement le fils du héros qui lève les dernières vérités sur le père du bâtard ! Une écriture simple, mais très concise et toujours juste, nous permet d’explorer les zones d'ombre, les trous d’une vie de famille. Il y a très peu de dialogues et pourtant on ne s’ennuie jamais. Le héros, André a grandi aimé, choyé, entouré, mais un jour, il découvre qu'il a un père. Il lui faudra attendre d’engendrer lui-même un fils pour essayer de retrouver sa trace. Un roman à la fois banal et dense et une prouesse d'écriture : j’ai aimé tous les romans de cette auteure que j’ai lus. Content qu’elle ai dégotté un grand prix littéraire !

Terminons sur Les yeux fumés de Nathalie Sauvagnac, le roman des cités de banlieue, forcément noir, sans être pour autant un roman policer : non, un roman social sur des gens dont on parle peu. 


Philippe, dix-huit ans, au chômage n’a jamais quitté la cité qui l'a vu naître et où il zone. Délaissé par sa mère au profit de son frère aîné plus brillant que lui, avec un père totalement effacé, des amis qui zonent eux aussi, sans but, Philippe est mal barré. Il déambule sans fin. Un roman d’une noirceur et d’une rudesse absolues, qui se lit d'une traite. Le mal-être de l’adolescent incapable de devenir adulte, l'étroitesse de ses perspectives, la tension provoquée par ses envies de liberté, laissent peu de place à la respiration du lecteur et on retient son souffle. Le personnage principal et narrateur est totalement immergé dans sa cité et je n’ai pu m’empêcher de penser aux zonards de mon quartier qui semblent tout autant dénués d’espoir. Et pourtant, on s’attache à Philippe, personnage bien campé. Un roman qui laisse des traces, une auteure à suivre.


Et un regard protestant sur la culture en berne, avant mon prochain départ pour quelques jours à Poitiers :

https://regardsprotestants.com/video/bible-theologie/ouvrez-les-lieux-de-cultes-et-de-cultures/?