Cependant,
mon passé n'est pas avec moi en totalité, mais seulement par
fragments, par petits morceaux. Et aussi ma lecture du passé.
(Nicolas
Bokov, Dans
la rue, à Paris)
C'est
en 1973 que je suis sorti de ma chrysalide, et que je devins
papillon. J'avais vingt-sept ans, mon enfance avait duré longtemps !
La rencontre de John l'Américain, de Jacques et de leur amie, nos
réunions hebdomadaires autour de poèmes et de chansons (tous deux
jouaient de la guitare), puis en juin la mise en place de l'auberge
de jeunesse (AJ) autogérée de Trélazé, où tout naturellement je
m'installais, la découverte de la vie simple, écologique,
conviviale avec les ajistes, en juillet ma première grande randonnée
en montagne (le tour de la Vanoise) suivie d'une longue balade à
vélo (de Grenoble à Angers, par Briançon, Allos, Castellane,
Manosque – et un petit salut à Giono – Fontaine-de-Vaucluse,
Aubenas, Le Puy-en-Velay, Clermont-Ferrand, Montluçon, Vierzon,
Tours, plus de 1400 km si je me souviens bien, et des souvenirs
inoubliables, tant de la nature (ces belles routes de montagne, le
col d'Allos, le col de Meyrand) que de rencontres au hasard des
auberges de jeunesse où je créchais pour la nuit), tout cela me
changea durablement. Revenu à Angers, je participais avec encore
plus d'enthousiasme à la vie de l'AJ. Je me liais d'amitié avec les
Polonais Piotr et Maria qui m'invitèrent en Pologne (où j'allais en
1974 et 1975). Les soirées étaient pleines de chansons autour du
feu de camp. Et les nuits étaient belles, de pure amitié. J'étais
transfiguré, moi qui me pensais asocial et idiot.
Mais
en septembre de cette année-là, le 11 très précisément, nous
apprîmes atterrés (en fait le lendemain 12) le coup d'état de
Pinochet au Chili, la mort d'Allende, les arrestations massives et
arbitraires, les stades remplis de prisonniers, quelques jours plus
tard l'assassinat de Victor Jara (les tortionnaires lui
brisèrent les mains avant de l'achever par balles, avec ses
compagnons, parce qu'ils entonnaient l'hymne de l'Unité populaire) :
il se trouve que John, venu en France pour ne pas aller faire la
guerre au Vietnam, était très politisé, beaucoup plus que moi, qui
me contentais de feuilleter attentivement la presse gauchiste de ce
temps (en particulier le journal quinzomadaire Tout !
qui me passionnait). John avait à son répertoire plusieurs chansons
chiliennes, de Quilapayun, de Jara, de Violeta et Angel Parra... Il
nous apprit aussitôt que la CIA avait certainement commandité le
coup de force, ce qui fut confirmé par la suite, mais longtemps
après. Et nous chantâmes en chœur Gracias
a la vida
(Merci à la vie), le tube de Violeta, que chantait aussi Joan Baez
et que nous entendîmes bien plus tard, Claire et moi, chanté par
Colette Magny dans un concert dans son domaine aveyronnais.
Et
voilà que tout ceci ressurgit soudain par la grâce d'un film
chilien, Violeta
se fue a los cielos (titre
complet), dont la bande sonore m'a fait palpiter de bonheur :
une bonne dizaine de chansons de Violeta Parra sont éparses dans
cette biographie filmée, à la structure complexe, un kaléidoscope
comme est la vie, quand on jette un regard sur son passé. Le film a
eu le prix du public aux Rencontres
Cinélatino
de Toulouse en 2012 (tiens, un festival qu'il faudrait que je
connaisse !) et plusieurs prix au Festival américain de Sundance.
L'actrice Francisca Gavilán
incarne
avec émotion Violeta (et chante ses chansons!), avec sa soif de
recherche de chanson traditionnelle – on la voit parcourir les
montagnes avec son fils Angel pour collecter auprès des vieux les
chansons traditionnelles, dont un magnifique chant rituel de veillée
funèbre pour la mort d'un bébé –, sa force de caractère, en
particulier quand elle insulte le gros ponte qui veut l'envoyer
prendre un en-cas aux cuisines après avoir chanté dans une soirée
mondaine, alors que le dit ponte conviait les invités au dîner de
gala, et surtout son immense soif d'amour, notamment pour le musicien
suisse Gilbert Favre. Autodidacte dans tous les domaines (musique,
chant, poésie, broderie, peinture), Violeta réussit l'exploit de
voir son exposition de tapisseries présentée au Pavillon de Marsan
du Louvre en 1964 ("Léonard
de Vinci a fini sa carrière au Louvre, Violeta Parra y commence la
sienne",
note un quotidien parisien). Elle fut très proche des préoccupations
du peuple et entreprit l'implantation d'un chapiteau dans les
faubourgs de Santiago, où elle chantait et faisait venir d'autres
artistes. Sans grand succès, hélas.
Bien
sûr, Pinochet n'aurait pas pu supporter cette artiste populaire :
elle se suicide en 1967, épargnant ainsi de rougir un peu plus les
mains du tyran. Mais son fils Angel – également chanteur –
sera arrêté le 14 septembre 1973, avant de pouvoir s'exiler en 1974
au Mexique puis en France, où il vit toujours.
Un
moment de ma vie qui me revient en écho musical ! Claire aimait
beaucoup Violeta Parra. Le film d'Andrés Wood n'est sans doute pas
un grand film, mais il est chargé d'histoire et d'émotion. Pour
moi, du moins, mais à voir la salle pleine de gens de mon âge, je
n'étais pas tout seul dans ce jardin du souvenir.
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