J'étais
à la fois parfaitement éveillé et en dehors du temps, prêtant
l'oreille à l'existence elle-même.
(Carl-Henning
Wijkmark, Derniers jours)
J'ai
toujours eu un faible pour les petites annonces. Je me souviens que,
quand j'étais petit et que nous allions chez les oncles et tantes,
tous paysans, on trouvait Le chasseur français, seule revue
avec parfois Le pèlerin (celui-là, plus vraisemblablement
pour les femmes) à trouver place dans leurs lectures, avec le
quotidien Sud-Ouest. Et dans Le chasseur français,
j'ai tout de suite été attiré par les petites annonces, qui
occupaient une place très importante, et dont beaucoup étaient la
recherche d'une femme, ou d'un homme, bref des annonces matrimoniales
qui m'amusaient beaucoup. « Voilà, je me disais à sept-huit
ans, comment les grandes personnes se décrivent, pour chercher à se
rencontrer. » Aujourd'hui, bien sûr, internet et ses sites de
rencontres ont remplacé ces désuètes petites annonces, encore que
dans les journaux gratuits, elles fleurissent toujours !
Marie-Hélène
Lafon, dans
L'annonce
nous raconte justement une de ces rencontres improbables nées d'une
petite annonce. Paul a quarante-six ans, est agriculteur à
Fridières, petit hameau du Cantal dans la ferme appartenant à ses
deux vieux oncles, célibataires qui l’ont recueilli avec sa sœur
Nicole quand ils étaient adolescents. Nicole, restée vieille fille,
régente la vie à la maison, tout en étant aide à domicile chez
les éclopés du village, et même "lectrice"
à l'occasion pour une aveugle ; Paul gère l'exploitation, les
vieux s'occupent du jardin. Mais Paul n'a aucune envie de devenir un
de ces "vieux
garçons ensauvagés de solitude et de boisson après la mort des
parents"
comme on en voit trop dans le village.
Annette, trente-sept ans, vit dans le Nord à Bailleul, avec son fils
Éric,
onze ans, après avoir rompu avec le père de l'enfant, alcoolique et
qui la battait, et qui a d'ailleurs refait sa vie. Elle a été
ouvrière d'usine (dans les filatures, avant que ça ferme), puis
caissière. La vie est dure, malgré la présence attentive de sa
vieille mère, qu'Éric
aime beaucoup : "On
était démuni, on se sentait pour toujours nu, à deux doigts de
l'effacement. On n'avait pas chaud".
Annette a envie d'une autre vie, de chaleur humaine, et sait que pour
se reconstruire, il faudrait qu'elle parte ailleurs. En emmenant son
fils chez le dentiste, elle tombe sur Le
chasseur français,
et l'annonce de Paul l'intéresse. Ils prennent rendez-vous par
téléphone, et se retrouvent pour une première rencontre à Nevers,
ville à mi-chemin.
Annette
a pris le train (trois changements), Paul est venu en voiture,
abandonnant pour un soir la traite des vaches à un voisin. Au buffet
de la gare, ils prennent un chocolat chaud. Paul parle, il raconte
tout, Annette reste sur le qui-vive, sa première expérience
masculine a été si dure. Mais elle est frappée par les mains de
Paul, posées sur la table, et qui lui donnent une impression de
force sur quoi on peut peut-être se reposer. Ils vont se promener
sur les bords brumeux de la Loire de novembre, se fixent un autre
rendez-vous, en janvier, sur deux jours, comprenant donc une nuit.
Ils décident alors de se revoir définitivement, et au mois de juin,
Annette et Éric
débarquent à la ferme. Ils logent à l'étage avec Paul, le
rez-de-chaussée étant occupé par les oncles et Nicole, qui
attendent de pied ferme l'étrangère, l'intruse, et le bâtard
envers qui ils vont (Nicole surtout, car les vieux sont surtout
observateurs) livrer "une
guerre qui, pour rester sourde, n’en serait pas moins longue et
difficile, guerre d’usure et de patientes tranchées".
La chienne Lola se prend immédiatement d'amitié pour Éric :
le jeune garçon a un don avec les animaux. Intelligent et ouvert, le
gamin sera peut-être celui qui mettra de l'huile dans les engrenages
des adultes, et apportera la paix.
Annette
peu à peu se fait à cette vie austère et rude, au noir de la nuit
campagnarde, mais aussi au printemps merveilleux, elle réapprend à
conduire, se lie avec une voisine, avec l'épicière, se fait toute
petite pour être au moins tolérée par le groupe d'en bas, Paul le
silencieux l'ayant d'emblée adoptée comme compagne. "On
avait peu à dire quand il fallait, d'abord, vivre ensemble, le matin
le soir, se toucher, s'attendre, se craindre, s'apprendre".
Oui, on est dans un monde où on parle peu, et où d'ailleurs on n'a
pas les mots pour traduire les émotions, seuls les gestes parlent.
L'auteur, elle, trouve les mots pour montrer comment on peut combler
"les
vieilles plaies de solitude et de peur"
qui sont le lot aussi bien de ces paysans que des âmes brisées
venues du nord. Marie-Hélène Lafon use de paragraphes assez longs,
d'énumérations, parfois omet des ponctuations attendues, et crée
ainsi un style fait d'un rythme lent approprié à la longueur des
jours et des travaux des champs, aussi bien que de l'apprivoisement
progressif des deux nouveaux. D'ailleurs, a-t-on tant que ça besoin
de parler ? "Les
confidences sont la mort de l'amitié. Les sentiments sont faits pour
être réfrénés, les secrets pour être respectés",
ai-je relevé chez Carl-Henning
Wijkmark, dans un autre beau roman lu récemment, Derniers
jours.
L'annonce
est une belle réussite. Un roman sentimental si l'on veut, un roman
rustique aussi, dans la lignée du Regain
de
Giono. On sent que l'auteur connaît bien la campagne et sait
traduire en mots simples la difficulté d'y vivre et de s'y intégrer,
aussi bien que les joies les plus évidentes, comme dans la scène de
l'étable (jusque-là interdite à ces incapables de citadins) où le
jeune Éric
va réussir à se faire accepter par Nicole et les deux oncles ébahis,
et que je vous laisse découvrir.
Émotion
garantie. Et une grande justesse de ton.
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