lundi 19 novembre 2012

19 novembre 2012 : petites annonces


J'étais à la fois parfaitement éveillé et en dehors du temps, prêtant l'oreille à l'existence elle-même.
(Carl-Henning Wijkmark, Derniers jours)


J'ai toujours eu un faible pour les petites annonces. Je me souviens que, quand j'étais petit et que nous allions chez les oncles et tantes, tous paysans, on trouvait Le chasseur français, seule revue avec parfois Le pèlerin (celui-là, plus vraisemblablement pour les femmes) à trouver place dans leurs lectures, avec le quotidien Sud-Ouest. Et dans Le chasseur français, j'ai tout de suite été attiré par les petites annonces, qui occupaient une place très importante, et dont beaucoup étaient la recherche d'une femme, ou d'un homme, bref des annonces matrimoniales qui m'amusaient beaucoup. « Voilà, je me disais à sept-huit ans, comment les grandes personnes se décrivent, pour chercher à se rencontrer. » Aujourd'hui, bien sûr, internet et ses sites de rencontres ont remplacé ces désuètes petites annonces, encore que dans les journaux gratuits, elles fleurissent toujours !
Marie-Hélène Lafon, dans L'annonce nous raconte justement une de ces rencontres improbables nées d'une petite annonce. Paul a quarante-six ans, est agriculteur à Fridières, petit hameau du Cantal dans la ferme appartenant à ses deux vieux oncles, célibataires qui l’ont recueilli avec sa sœur Nicole quand ils étaient adolescents. Nicole, restée vieille fille, régente la vie à la maison, tout en étant aide à domicile chez les éclopés du village, et même "lectrice" à l'occasion pour une aveugle ; Paul gère l'exploitation, les vieux s'occupent du jardin. Mais Paul n'a aucune envie de devenir un de ces "vieux garçons ensauvagés de solitude et de boisson après la mort des parents" comme on en voit trop dans le village. Annette, trente-sept ans, vit dans le Nord à Bailleul, avec son fils Éric, onze ans, après avoir rompu avec le père de l'enfant, alcoolique et qui la battait, et qui a d'ailleurs refait sa vie. Elle a été ouvrière d'usine (dans les filatures, avant que ça ferme), puis caissière. La vie est dure, malgré la présence attentive de sa vieille mère, qu'Éric aime beaucoup : "On était démuni, on se sentait pour toujours nu, à deux doigts de l'effacement. On n'avait pas chaud". Annette a envie d'une autre vie, de chaleur humaine, et sait que pour se reconstruire, il faudrait qu'elle parte ailleurs. En emmenant son fils chez le dentiste, elle tombe sur Le chasseur français, et l'annonce de Paul l'intéresse. Ils prennent rendez-vous par téléphone, et se retrouvent pour une première rencontre à Nevers, ville à mi-chemin.
Annette a pris le train (trois changements), Paul est venu en voiture, abandonnant pour un soir la traite des vaches à un voisin. Au buffet de la gare, ils prennent un chocolat chaud. Paul parle, il raconte tout, Annette reste sur le qui-vive, sa première expérience masculine a été si dure. Mais elle est frappée par les mains de Paul, posées sur la table, et qui lui donnent une impression de force sur quoi on peut peut-être se reposer. Ils vont se promener sur les bords brumeux de la Loire de novembre, se fixent un autre rendez-vous, en janvier, sur deux jours, comprenant donc une nuit. Ils décident alors de se revoir définitivement, et au mois de juin, Annette et Éric débarquent à la ferme. Ils logent à l'étage avec Paul, le rez-de-chaussée étant occupé par les oncles et Nicole, qui attendent de pied ferme l'étrangère, l'intruse, et le bâtard envers qui ils vont (Nicole surtout, car les vieux sont surtout observateurs) livrer "une guerre qui, pour rester sourde, n’en serait pas moins longue et difficile, guerre d’usure et de patientes tranchées". La chienne Lola se prend immédiatement d'amitié pour Éric : le jeune garçon a un don avec les animaux. Intelligent et ouvert, le gamin sera peut-être celui qui mettra de l'huile dans les engrenages des adultes, et apportera la paix.
Annette peu à peu se fait à cette vie austère et rude, au noir de la nuit campagnarde, mais aussi au printemps merveilleux, elle réapprend à conduire, se lie avec une voisine, avec l'épicière, se fait toute petite pour être au moins tolérée par le groupe d'en bas, Paul le silencieux l'ayant d'emblée adoptée comme compagne. "On avait peu à dire quand il fallait, d'abord, vivre ensemble, le matin le soir, se toucher, s'attendre, se craindre, s'apprendre". Oui, on est dans un monde où on parle peu, et où d'ailleurs on n'a pas les mots pour traduire les émotions, seuls les gestes parlent. L'auteur, elle, trouve les mots pour montrer comment on peut combler "les vieilles plaies de solitude et de peur" qui sont le lot aussi bien de ces paysans que des âmes brisées venues du nord. Marie-Hélène Lafon use de paragraphes assez longs, d'énumérations, parfois omet des ponctuations attendues, et crée ainsi un style fait d'un rythme lent approprié à la longueur des jours et des travaux des champs, aussi bien que de l'apprivoisement progressif des deux nouveaux. D'ailleurs, a-t-on tant que ça besoin de parler ? "Les confidences sont la mort de l'amitié. Les sentiments sont faits pour être réfrénés, les secrets pour être respectés", ai-je relevé chez Carl-Henning Wijkmark, dans un autre beau roman lu récemment, Derniers jours.
L'annonce est une belle réussite. Un roman sentimental si l'on veut, un roman rustique aussi, dans la lignée du Regain de Giono. On sent que l'auteur connaît bien la campagne et sait traduire en mots simples la difficulté d'y vivre et de s'y intégrer, aussi bien que les joies les plus évidentes, comme dans la scène de l'étable (jusque-là interdite à ces incapables de citadins) où le jeune Éric va réussir à se faire accepter par Nicole et les deux oncles ébahis, et que je vous laisse découvrir. Émotion garantie. Et une grande justesse de ton.

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