mardi 6 novembre 2012

6 novembre 2012 : soleils


Mais qu'est-ce que je fais donc là ? Qu'est-ce que je fais donc là ?
(Raymond Queneau, Odile)


Me voici de retour après dix journées de déplacement, de Toulouse à Montpellier puis Plescop, où j'ai rencontré des gens que j'aimais (amis et famille), et pu ainsi vérifier ce que dit Baptiste dans Les enfants du paradis : "Si tous les gens qui vivent ensemble s'aimaient, la terre brillerait comme un soleil". D'ailleurs, à peine rentré, j'ai regardé le film sur Arte hier au soir, film que je trouve de plus en plus beau malgré la patine du temps ! J'attends qu'il ressorte au cinéma à Bordeaux pour aller le voir sur grand écran une dernière fois, car c'est un des films qui figurera dans mon livre en gestation sur la cinéphilie. J'ai pu relever aussi cette autre phrase, dite cette fois par Garance (un des plus beaux rôles d'Arletty) : "Non seulement vous êtes riche, mais vous voudriez qu'on vous aime comme si vous étiez pauvre !" Mais tout le dialogue est passionnant, un des meilleurs écrits par Prévert.


 Deux affiches du film

Eh oui, donc pour moi, le soleil a brillé, même sous la pluie, car quand on est avec ceux qu'on aime, la terre étincelle, Baptiste a raison. Je suis donc passé à Toulouse, où la belle-famille grandit peu à peu : les enfants bien sûr, mais je constate une fois de plus que les enfants font grandir les parents aussi ! À Montpellier, ce fut une de mes sœurs et sa famille, avec un mémorable repas au restaurant « La Symphonie », où la musique classique (et en sourdine) remplaçait avantageusement le bruit (comment appeler autrement la soi-disant musique que distillent la plupart des autres restaurants et qui nous martèle les oreilles, en tout cas les miennes ?) qu'on entend ailleurs. Ainsi que la revoyure de mes amis d'Auch, venus eux aussi pour le Festival de cinéma Cinéméd.
Inutile de dire que j'ai vu de bons films venant des pays méditerranéens, dont celui qui a obtenu l'Antigone d'or, le film géorgien de Rusudan Chkonia, Keep smiling, qui conte l'aventure de dix femmes qui se sont inscrites dans un concours télévisé. Un film terrifiant sur les pouvoirs de la télévision et sur la détresse humaine qui pousse les gens à s'inscrire à des trucs débiles dans l'espoir, très hypothétique, d'un gain potentiel. Mais mon film préféré fut Derrière la colline, du Turc Emin Alper, un film campagnard, minéral et solaire, austère (donc, je savais qu'il n'aurait aucun prix), exploration du Mal qui m'a rappelé aussi bien Dostoïevski que le Giono d'Un roi sans divertissement ou des Âmes fortes : le Mal d'ailleurs était au cœur d'à peu près tous les films que j'ai vus, en particulier le film marocain Les chevaux du soleil (naissance d'un terroriste) ou l'égyptien Winter of discontent (la révolte de 2011), tous deux excellents aussi. Et enfin la reprise en copie restaurée d'un Rossellini inconnu, La machine à tuer les méchants, m'a fait découvrir une nouvelle facette, méconnue, du chantre du néo-réalisme : j'ai ri à gorge déployée devant cette comédie italienne comme on n'en fait, hélas, plus ! Bref, j'ai vu quelques films avec ma sœur M., un autre avec mes amis d'Auch, et d'autres tout seul, mais, malgré le froid extérieur et les thèmes souvent durs traités par les films, le soleil était dans ma tête.
Comme il était aussi à Plescop où mon amie C. m'a reçu avec sa chaleur coutumière, alsacienne tout autant que bretonne depuis qu'elle habite là, près de Vannes. Nous avons vu des expositions, visité le château de Suscinio (que je n'avais vu que de l'extérieur lors de mes précédents passages) et les alignements de Carnac, sous un vent à décoiffer les menhirs, et découvert un conteur extraordinaire, Alain Le Goff (voir son site : http://www.alainlegoff.com/), qui nous a conté des histoires autour de la Mort (l'Ankou bretonne), puisque c'était le 1er novembre : eh non, ce n'était pas triste, loin de là, et même souvent hilarant, et sa manière de conter tient aussi bien de la poésie que de la philosophie et de l'humour, l'amour de la vie en quelque sorte. Donc un séjour ensoleillé là aussi.
Et, bien sûr, j'ai beaucoup lu, car j'ai tout de même passé au total à peu près vingt heures dans le train, potassant de nouveau Shakespeare (Le soir des rois, où j'ai relevé les répliques suivantes : "OLIVIA : À quoi ressemble un homme ivre, fou ? FESTE : À un noyé, à un imbécile et à un fou : une rasade de trop en fait un imbécile ; une seconde le rend fou ; une troisième le noie" (acte I, scène 5) et " SIR TOBIE : Je suis sûr, moi, que le chagrin est l’ennemi de la vie" (acte I, scène 3), ainsi que Troylus et Cressida, où notre très british auteur revisite la guerre de Troie) ; Raymond Queneau, avec son roman autobiographique Odile, où il règle ses comptes avec le surréalisme, et c'est assez réjouissant ; l'Italien Mario Rigoni Stern, un des habitués de mes lectures en prison, avec son passionnant récit également autobiographique La dernière partie de cartes, où le fascisme et le nazisme sont mis en pièces : "Il y avait ceux qui mouraient sur les champs de bataille convaincus de donner leur vie pour une patrie juste ; il y avait des généraux et des gros bonnets qui n’avaient pour ambition que prébendes et promotions; le surprenant (impossible de le lâcher, tant les rebondissements sont saisissants !) et désopilant roman de Jonas Jonasson, emprunté à la bibliothèque de C. à Plescop, Le vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire, qui revisite toute l'histoire du XXème siècle, avec l'histoire d'un centenaire, artificier de génie, qui s'évade de sa maison de retraite le jour de ses cent ans, et où l'on trouve de belles formules comme "Sa vie avait été passionnante, mais rien ne dure éternellement, à part peut-être la bêtise humaine; et le beau livre de souvenirs de l'Irlandais Maurice O'Sullivan, que mon ami bisontin m'avait recommandé, Vingt ans de jeunesse, où l'auteur raconte la vie dans une petite île irlandaise au début du XXème siècle : "je me rappelai ces mots de mon grand-père : vingt ans de jeunesse, vingt ans d’épanouissement, vingt ans de maturité et vingt ans de déclin".
Sans oublier les poètes. Le Québécois Louis-Philippe Hébert qui, dans son recueil Vieillir, nous délivre ce genre de perles que je commence à éprouver douloureusement : "ils ont installé des portes qu'on n'arrive pas à pousser / des escaliers qu'on n'arrive pas à grimper". Quant à l'également Québécoise Marie Uguay, découverte à Plescop (décidément, les bibliothèques de mes amis sont des mines), elle m'a rappelé en ce jour des morts que "hors de toi le temps est une prolongation difficile".
Eh oui, mais le soleil brille dans le ciel, quand on sait qu'on a aimé, qu'on continue à aimer (les choses et la nature, les gens et leurs œuvres) et à être aimé. Et on découvre comme Mario Rigoni Stern, que "dans la solitude absolue, sous la profondeur du ciel, il me semblait que les étoiles émettaient un son" (vérifié cette nuit, sur le balcon, à minuit, après la fin des Enfants du paradis).
La dernière partie de cartes. de Mario Rigoni Stern
Peut-être une réminiscence de Rimbaud : "Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou". Les poètes souvent nous signalent ce que nous ne voyons ou n'entendons pas...

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