jeudi 8 novembre 2012

8 novembre 2012 : l'homme en révolte


Tout m'est proche quand je suis loin, et les morts, et le temps d'avant. Peut-être parce que tout départ fait allusion à la mort, et que l'angoisse nous incite à des rêveries mélancoliques.
(Danièle Sallenave, Le principe de ruine)


"Je ne suis vrai qu'avec moi-même. Dès que je parle, je suis trahi par la situation. Je suis trahi par celui qui m'écoute, tout simplement à cause de la communication. Je suis trahi par le choix de mes mots", disait Jean Genet à Rüdiger Wischenbart et Layla Shahid Barrada, lors d'un entretien réalisé les 6-7 décembre 1983 et reproduit dans L'ennemi déclaré : textes et entretiens, 1970-1983, paru chez Gallimard en 1991. 

 
Je dois avouer que tu nous manques aujourd'hui, Jean :
tes coups de colère (après tout, l'événement qui t'a fondé n'a-t-il pas été à l'école primaire les moqueries de tes camarades, quand le maître d'école a lu ta rédaction sur « ma maison », parce que tu étais un enfant trouvé et placé en famille d'accueil et donc qu'en fait tu n'avais pas de maison ?),
ta défense des opprimés (prisonniers, Black panthers, Palestiniens) et ta haine des oppresseurs,
ta dénonciation permanente de la colonisation ("La colonisation du tiers-monde ne fut qu'une série de brutalités, très nombreuses et très longues, sans autre but que celui, plutôt atrophié, de servir la stratégie des pays colonialistes et l'enrichissement des sociétés d'investissements aux colonies", lit-on dans Violence et brutalité, article paru le 2 septembre 1977, et où tu distingues avec justesse la brutalité ou plutôt les brutalités de la "société bourgeoise" de la violence des opprimés, qui n'est qu'une réponse à ces mêmes brutalités),
ta dénonciation du "tutoiement policier envers qui a la peau brune" (et ça s'est largement aggravé depuis, tant aux USA qu'en France – tu peux te rassurer, rien n'a changé depuis quarante ans et ne nous étonnons donc pas de la violence de certains jeunes envers la police !) et de l'usage du vocabulaire par la société établie ("un mot encore, celui de « terrorisme » qui devrait être appliqué autant et davantage aux brutalités d'une société bourgeoise", ajoutes-tu toujours dans Violence et brutalité),
ton mépris pour la social-démocratie ("la social-démocratie est démocrate dans ses discours, inquisitoriale quand elle le veut. Et inquisitoriale – avec tortures « propres », « raffinées », grâce aux techniques modernes – inquisitoriale sans remords, sans troubles", et encore tu n'as pas connu l'usage des drones ni Guantanamo, ni l'arrestation arbitraire et l'expulsion vers l'Espagne d'Aurore Martin, merci la gauche au pouvoir),
ton souhait que soit mis en valeur le semblable caché sous les différences ("Hier, sous des différences crevant l’œil, nous avons découvert le semblable presque insaisissable ; aujourd'hui par décret admiratif, nous dissolvons le semblable afin que soit surtout évidente la différence", écrivais-tu le 30 juin 1977, dans Cathédrale de Chartres, "Vue cavalière", publié dans L'Humanité, et l'on sait aujourd'hui combien on souligne de plus en plus les différences pour masquer les brutalités faites aux minorités : musulmans, roms et gitans, pauvres et sans-papiers, etc., tu rajoutais : "Il ne faut pas permettre que le « droit à la différence » laisse crever un milliard d'hommes", allusion au tiers-monde),
ta dénonciation de la manière dont l'éducation supérieure forme les chiens de garde de la société (t'adressant aux étudiants américains dans ton discours May day speech du 1er mai 1970, tu disais : "L'Université ne se contente pas de faire de vous un chiffre dans un nombre, par exemple quand elle forme cinq cent mille ingénieurs, elle cultive en vous le besoin de sécurité, de tranquillité, et, tout naturellement, elle vous éduque de façon à servir les patrons, et au-delà d'eux, les hommes politiques dont vous connaissez pourtant la médiocrité intellectuelle", et je rappelle que, toi, tu n'avais que le certificat d'études et que tu étais un autodidacte, ce qui explique le regard acéré que tu portais à cette question),
ton rappel que la lutte de classes existe toujours, contrairement à ce que voudrait nous faire croire la bourgeoisie au pouvoir ("En vertu même du fait que les Black panthers et nous, Blancs, avons le même ennemi, la police et, au-delà de la police, l'Administration blanche et, au-delà de l'Administration blanche, la Haute finance, nous savons que notre lutte est une lutte de classes", écrivais-tu dans ta Lettre aux intellectuels américains le 18 mars 1970),
ton accusation de la police au service du pouvoir financier ("qu'est-ce qui va bien défendre encore la charogne qui ne pense qu'au fric ? Ses flics", 24 février 1970 : Français, encore un effort !),
et même ta dénonciation du confort intellectuel de ceux qui manifestaient bien au chaud contre la guerre du Vietnam en oubliant le racisme et la misère qui régnaient sur place ("N'ayons pas peur des mots : cette misère permet notre confort. Gémir contre les bombardements au loin, c'était notre luxe. Notre lâcheté nous empêchera d'ouvrir les yeux ici", Lettre aux intellectuels américains) ou les brutalités de la technique moderne ("la priorité, dans la circulation, donnée à la vitesse sur la lenteur des piétons, l'autorité de la machine sur l'homme qui la sert", et tu ne connaissais pourtant pas les ordinateurs contemporains ni le téléphone portable !)...
On l'a compris, L'ennemi déclaré m'a beaucoup intéressé, surtout dans la mesure où nos modernes intellectuels sont plutôt à la botte des pouvoirs, et où je n'en vois pas un actuellement, capable d'écrire dans la presse de façon aussi libre, de faire des discours aussi éclairants, des voyages aussi subversifs (lire le reportage sur les massacres de Sabra et Chatila Quatre heures à Chatila), qui oserait écrire : "J'ai été aussi dans des banques. Je n'ai jamais vu de banquier qui soit beau", qui n'aurait pas d'adresse (sur son passeport figurait l'adresse de son éditeur, Gallimard) et vivrait seulement à l'hôtel (comme mon autre écrivain aimé, Albert Cossery), qui pesterait "contre l'architecture des H.L.M., la bureaucratie, le remplacement du mot – propre ou connu – par le chiffre" ou dénoncerait l'ignominie des "Rolls-Royce de quarante millions". Non, maintenant, c'est plus que jamais la course aux honneurs, aux postes en or et aux prébendes, à l'Académie et aux émissions télévisées (pour n'y rien dire ?), et tant pis si le monde va mal, et si ça favorise l'émergence d'une violence qu'un jour on ne pourra plus maîtriser. 
Mais peut-être tout cela est-il voulu par nos maîtres pour justifier leurs brutalités économiques, policières et guerrières, leurs trafics et fraudes en tous genres, leur écrasement des pauvres et l'étouffement de la pensée ?

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