Tout
m'est proche quand je suis loin, et les morts, et le temps d'avant.
Peut-être parce que tout départ fait allusion à la mort, et que
l'angoisse nous incite à des rêveries mélancoliques.
(Danièle
Sallenave, Le principe de ruine)
"Je
ne suis vrai qu'avec moi-même. Dès que je parle, je suis trahi par
la situation. Je suis trahi par celui qui m'écoute, tout simplement
à cause de la communication. Je suis trahi par le choix de mes
mots", disait Jean Genet à
Rüdiger Wischenbart et Layla Shahid Barrada, lors d'un entretien
réalisé les 6-7 décembre 1983 et reproduit dans L'ennemi
déclaré : textes et entretiens, 1970-1983,
paru chez Gallimard en 1991.
Je
dois avouer que tu nous manques aujourd'hui, Jean :
tes
coups de colère (après tout, l'événement qui t'a fondé n'a-t-il
pas été à l'école primaire les moqueries de tes camarades, quand
le maître d'école a lu ta rédaction sur « ma maison »,
parce que tu étais un enfant trouvé et placé en famille d'accueil
et donc qu'en fait tu n'avais pas de maison ?),
ta
défense des opprimés (prisonniers, Black panthers, Palestiniens) et
ta haine des oppresseurs,
ta
dénonciation permanente de la colonisation ("La
colonisation du tiers-monde ne fut qu'une série de brutalités, très
nombreuses et très longues, sans autre but que celui, plutôt
atrophié, de servir la stratégie des pays colonialistes et
l'enrichissement des sociétés d'investissements aux colonies",
lit-on dans Violence et brutalité,
article paru le 2 septembre 1977, et où tu distingues avec justesse
la brutalité ou plutôt les brutalités de la "société
bourgeoise"
de la violence des opprimés, qui n'est qu'une réponse à ces mêmes
brutalités),
ta
dénonciation du "tutoiement
policier envers qui a la peau brune"
(et ça s'est largement aggravé depuis, tant aux USA qu'en France –
tu peux te rassurer, rien n'a changé depuis quarante ans et ne nous
étonnons donc pas de la violence de certains jeunes envers la police
!) et de l'usage du
vocabulaire par la société établie ("un
mot encore, celui de « terrorisme » qui devrait être
appliqué autant et davantage aux brutalités d'une société
bourgeoise",
ajoutes-tu toujours dans Violence et brutalité),
ton
mépris pour la social-démocratie ("la
social-démocratie est démocrate dans ses discours, inquisitoriale
quand elle le veut. Et inquisitoriale – avec tortures « propres »,
« raffinées », grâce aux techniques modernes –
inquisitoriale sans remords, sans troubles",
et encore tu n'as pas connu l'usage des drones ni Guantanamo, ni
l'arrestation arbitraire et l'expulsion vers l'Espagne d'Aurore
Martin, merci la gauche au pouvoir),
ton
souhait que soit mis en valeur le semblable caché sous les
différences ("Hier,
sous des différences crevant l’œil, nous avons découvert le
semblable presque insaisissable ; aujourd'hui par décret
admiratif, nous dissolvons le semblable afin que soit surtout
évidente la différence",
écrivais-tu le 30 juin 1977, dans Cathédrale de Chartres,
"Vue
cavalière",
publié dans L'Humanité,
et l'on sait aujourd'hui combien on souligne de plus en plus les
différences pour masquer les brutalités faites aux minorités :
musulmans, roms et gitans, pauvres et sans-papiers, etc., tu
rajoutais : "Il
ne faut pas permettre que le « droit à la différence »
laisse crever un milliard d'hommes",
allusion au tiers-monde),
ta
dénonciation de la manière dont l'éducation supérieure forme les
chiens de garde de la société (t'adressant aux étudiants
américains dans ton discours May day speech
du 1er mai 1970, tu disais : "L'Université
ne se contente pas de faire de vous un chiffre dans un nombre, par
exemple quand elle forme cinq cent mille ingénieurs, elle cultive en
vous le besoin de sécurité, de tranquillité, et, tout
naturellement, elle vous éduque de façon à servir les patrons, et
au-delà d'eux, les hommes politiques dont vous connaissez pourtant
la médiocrité intellectuelle",
et je rappelle que, toi, tu n'avais que le certificat d'études et
que tu étais un autodidacte, ce qui explique le regard acéré que
tu portais à cette question),
ton
rappel que la lutte de classes existe toujours, contrairement à ce
que voudrait nous faire croire la bourgeoisie au pouvoir ("En
vertu même du fait que les Black panthers et nous, Blancs, avons le
même ennemi, la police et, au-delà de la police, l'Administration
blanche et, au-delà de l'Administration blanche, la Haute finance,
nous savons que notre lutte est une lutte de classes",
écrivais-tu dans ta Lettre aux intellectuels américains
le 18 mars 1970),
ton
accusation de la police au service du pouvoir financier ("qu'est-ce
qui va bien défendre encore la charogne qui ne pense qu'au fric ?
Ses flics",
24 février 1970 : Français, encore un effort !),
et
même ta dénonciation du confort intellectuel de ceux qui
manifestaient bien au chaud contre la guerre du Vietnam en oubliant
le racisme et la misère qui régnaient sur place ("N'ayons
pas peur des mots : cette misère permet notre confort. Gémir
contre les bombardements au loin, c'était notre luxe. Notre lâcheté
nous empêchera d'ouvrir les yeux ici",
Lettre aux intellectuels américains)
ou les brutalités de la technique moderne ("la
priorité, dans la circulation, donnée à la vitesse sur la lenteur
des piétons, l'autorité de la machine sur l'homme qui la sert",
et tu ne connaissais pourtant pas les ordinateurs contemporains ni le
téléphone portable !)...
On
l'a compris, L'ennemi déclaré
m'a beaucoup intéressé, surtout dans la mesure où nos modernes
intellectuels sont plutôt à la botte des pouvoirs, et où je n'en
vois pas un actuellement, capable d'écrire dans la presse de façon aussi libre, de faire
des discours aussi éclairants, des voyages aussi subversifs (lire le
reportage sur les massacres de Sabra et Chatila Quatre
heures à Chatila), qui oserait
écrire : "J'ai
été aussi dans des banques. Je n'ai jamais vu de banquier qui soit
beau", qui n'aurait pas
d'adresse (sur son passeport figurait l'adresse de son éditeur,
Gallimard) et vivrait seulement à l'hôtel (comme mon autre écrivain
aimé, Albert Cossery), qui pesterait "contre
l'architecture des H.L.M., la bureaucratie, le remplacement du mot –
propre ou connu – par le chiffre"
ou dénoncerait l'ignominie des "Rolls-Royce
de quarante millions". Non,
maintenant, c'est plus que jamais la course aux honneurs, aux postes
en or et aux prébendes, à l'Académie et aux émissions télévisées
(pour n'y rien dire ?), et tant pis si le monde va mal, et si ça
favorise l'émergence d'une violence qu'un jour on ne pourra plus
maîtriser.
Mais peut-être tout cela est-il voulu par nos maîtres pour justifier leurs brutalités économiques, policières et guerrières, leurs trafics et fraudes en tous genres, leur écrasement des pauvres et l'étouffement de la pensée ?
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