Nous
nous sommes regardés dans le miroir de la mort. Nous nous sommes
regardés dans le miroir du sceau insulté, du sang qui coule, de
l'élan décapité, dans le miroir charbonneux des avanies.
(Henri
Michaux, Épreuves,
exorcismes, 1940-1944)
Décidément,
on pourrait discuter du Mal à tout moment, les poètes, Michaux par exemple, en parlent fort bien. Les anciens de ma
génération se rappellent sans doute du premier film où jouait
Jacques Brel : Les
risques
de métier,
qui racontait les déboires d'un instituteur, victime d'une fausse
accusation de pédophilie provenant d'une fillette malveillante.
Je viens de voir ce qui pourrait être une
nouvelle version plus contemporaine, avec le film danois
La chasse,
où Mads Mikkelsen (admirable acteur, que j'avais vu en août, avant
mon histoire de prostate, dans Royal
affair,
autre film danois qui vient de sortir, et que je recommande tout
aussi chaudement) joue le rôle d'un puériculteur (je crois que
c'est ainsi qu'on appelle ceux qui travaillent dans les jardins
d'enfants), lui aussi victime de la même accusation, portée contre
lui par une petite fille de quatre ans, qui prétend avoir vu son
"zizi,
raide comme une trique".
Croit-on que les adultes se sont posé la question de savoir comment
la petite fille pouvait avoir un tel vocabulaire ? Que nenni.
Haro sur le malheureux Lucas, qui a le tort d'être en instance de
divorce, et donc de vivre seul (il a une liaison clandestine avec
une des puéricultrices, malheureusement étrangère, et qui ne peut
guère l'aider). Et bientôt, d'autres enfants vont porter des
accusations mensongères, plus ou moins guidées probablement par les
questions des parents, la directrice du jardin d'enfants ayant laissé entendre qu'il y avait peut-être d'autres "victimes". Voilà Lucas au ban de la société, seulement
aidé par son fils adolescent Marcus et par le parrain de celui-ci.
Pourquoi je reviens sur le problème du vocabulaire ? Tout
simplement parce que l'explication est simple : la petite Klara
a un frère adolescent qui ne se gêne pas, quand les parents sont absents, pour regarder des photos
pornographiques sur sa tablette de style ipad (c'est beau, la modernité !) et pour les commenter avec
un de ses copains, sous les yeux et les oreilles de sa petite sœur.
Laquelle, le jour où Lucas, qu'elle aime énormément, refuse le
cadeau qu'elle lui a fait, déçue par ce refus dans son amour d'enfant, médite
une vengeance, et commet l'irréparable avec la phrase précitée
(elle a entendu l'expression "raide comme une trique" dite par son
frère à son copain). Les adultes n'imaginent pas qu'un enfant de
quatre ans puisse mentir. Et pourtant ! Un beau film, n'en déplaise à Télérama !
Le
Mal est un point central aussi de deux autres films revus récemment :
Les
visiteurs
du soir,
le grand classique de Marcel Carné (en dvd superbement restauré),
avec entre autres Arletty et Alain Cuny, sur des dialogues de
Prévert, montrent que seul l'Amour peut vaincre le Mal, idée chère
à Prévert. Apocalypse
now,
que je n'avais jamais vu sur grand écran, mais qui était projeté
dans le cadre du Festival du Film d'histoire de Pessac, propose une
méditation un peu grandiloquente (et longuette) sur les horreurs de
la guerre, qui reste le crime absolu. Puisque pendant la guerre, il
est permis de tuer. On sait que les nazis ne s'en sont pas privés
pendant les années 39 à 45, mais les Américains au Vietnam, ce fut
quelque chose, si on en juge par ce film. Les crimes de guerre, ils
connaissent aussi : bombardement d'un village (le fameux ballet
des hélicoptères au son de la chevauchée des Walkyries de Wagner), massacres
en tous genres au napalm, folie meurtrière qui s'empare des hommes
pendant qu'ils inspectent une jonque. Et le personnage hallucinant de
Kurtz, joué par Marlon Brando, qui va jusqu'au bout de la folie du
Mal. Et au contraire du film de Carné-Prévert, il n'y a pas d'Amour
dans ce film, d'où la toute-puissance du Mal. En tout cas, les
Américains n'hésitent pas à donner une représentation très
réaliste des massacres qu'ils commettent : on attend encore le
grand film de fiction français sur nos massacres en Algérie (années
1830-1840, 1945, 1954-1962), au Tonkin dans les années 1880 (Jules
Ferry, qui avait été surnommé « L'affameur » pendant
la guerre de 1870, y acquit le nouveau surnom de « Ferry-Tonkin »)
ou de Madagascar en 1947, entre autres... Il est vrai que les
Français n'ont pas envie de voir ça : l'échec commercial du film de
Kassovitz sur le massacre d'Ouvéa, pourtant fort beau et bien
documenté, en témoigne.
On
peut penser que les bombardements de Gaza (soi-disant ciblés, tu
parles, c'était l'excuse des Américains aussi au Vietnam) sont très
directement inspirés par cette guerre moderne qui a débuté au
Vietnam, qui a continué en Irak et en Afghanistan, et qui est
devenue récurrente à Gaza, et où on détruit pour détruire, en
espérant que des ennemis acharnés sont détruits avec les
bâtiments, et tant pis pour les civils qui ne sont que des dégâts
collatéraux, nombreux tout de même. On connaît le topo. C'est une guerre faite au peuple. Une de mes
correspondantes rajoute, à propos de mon « Nous sommes tous
des Grecs » d'avant-hier : « on est tous des
Palestiniens aussi ». J'approuve, après tout, nous clamions
bien en 1968 : « Nous sommes tous des Juifs allemands » !
Oui,
je parlais du génocide indien aux USA, on connaît moins celui des
aborigènes qui, dans certains coins reculés (je crois qu'ils s'agit
de la Tasmanie dans le texte suivant), a été encore plus massif :
"Il
est désormais avéré qu'aux alentours de 1840, les colons anglais –
pour la plupart d'anciens bagnards ou fils de bagnards –,
décidèrent d'en finir une fois pour toutes avec les autochtones
aborigènes – auxquels on reprochait de ne pas vouloir se plier aux
règles victoriennes de bienséance en usage (en réalité, et pour
être plus exact : d'être parfaitement réfractaires à la condition
d'esclavage que les colons avaient tenté de leur imposer – ces
sauvages avaient même poussé le vice jusqu'à dépérir assez
rapidement lorsqu'on les jetait en prison, rendant par là cette
punition inefficace...). Il fut donc formé une chaîne d'hommes
armés – à raison d'un fusil tous les cent mètres – qui remonta
du sud vers le nord de l'île et tua tous les hommes de couleur
qu'elle rencontra sur son passage"
(Denis
Grozdanovitch, Minuscules
extases).
Ah, si les Israéliens pouvaient en faire autant à Gaza, comme tout
serait plus simple ! Si nous en avions fait autant en Algérie
lors de la conquête (ça démangeait pourtant Bugeaud !), nous aurions
toujours un pied de l'autre côté de la Mare nostrum...
Tiens,
à propos du Mal, André Gide se posait la question suivante dans son
Journal,
à la date du 18
février 1888 : "Comment
expliquer que sur terre où l'homme est si mauvais il y ait de si
belles choses" ?
Réponse qu'il donne, et qui en vaut bien une autre : "C'est
un reflet de Dieu".
Dommage qu'il n'y ait pas plus de reflets ! C'est peut-être, que Dieu n'existe pas !
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