samedi 1 mars 2008

1er mars 2008 : Du voyage


Trois messages par mois, c'est une bonne moyenne. Et puisque ce journal est celui d'un cyclo-lecteur, on y parle de vélo et de livres. Aujourd'hui, je vais encore tourner autour d'un livre. Puisque nous sommes toujours dans l'attente, que je ne sais pas si je pourrai assurer des cyclo-lectures ce printemps-ci. Mais ne nous attardons par sur l'attente, je viens d'en parler. Parlons plutôt livre.
Le hasard a voulu que je commence à lire un des écrivains que nous invitons prochainement (en septembre) à la Maison d'arrêt de Poitiers, Laurent Graff, et son roman Voyages, voyage (Le Dilettante). Et alors là, à propos d'attente, ça se pose un peu là !

Couverture du livre, aux Ed. Le Dilettante.
Depuis, une autre édition est parue en poche, chez J'ai lu.

Patrick, trentenaire, est croupier de casino dans une station balnéaire. Il vit seul à Caen dans un appartement de quarante-cinq mètres carrés quasiment vides : «J'y habite depuis quatre ans maintenant. C'est à peine si je suis installé. Je dors sur un matelas posé à même le sol dans la chambre. Le reste du mobilier consiste en une armoire-penderie en plastique à glissière, une table, deux chaises et quelques appareils électroménagers usuels. Ça suffit. À quoi bon posséder plus, si je dois partir
Pourquoi vides ? C'est qu’il souhaite en effet partir. Où, quand ? Il ne sait pas. En attendant ce fameux départ, il se prépare : un voyage ne s’improvise pas. Il s'interroge sérieusement sur le choix des choses à emporter. Il commence par acheter une valise : «J'ai opté pour une valise en dur, en polypropylène injecté. […] Ma valise a tout de suite apporté un supplément, une touche de couleur et un air de départ. Sa présence dans la chambre, au pied du mur, fait plaisir, réconforte. Ce n'est pas encore le billet d'avion, mais on s'en rapproche.» Puis il achète un livre (un roman de Laclavetine à lire pendant le voyage), un couteau de survie, des tongs, un bermuda, des lunettes de soleil... Il fréquente les agences de voyage et collectionne leurs prospectus, se plonge dans un vieil atlas qu'il possédait, pourtant dépassé.
Il se fait injecter tous les vaccins de la terre pour être immunisé dans toutes les parties du globe où on risque de voyager. Mais quelle sera sa destination ? Aucune ne s’impose ! En attendant de se décider, il savoure des plats exotiques dans un restaurant chinois, a une maîtresse thaïlandaise (n’est-elle pas déjà une invitation au voyage ?), fait un peu de natation, engrange sur un compte bloqué et rémunéré l'essentiel de ce qu'il gagne, afin de pouvoir quitter son boulot et se lancer dans le fameux voyage. Il fait une liste de tout ce qu’on doit préparer pour voyager. Mais les années passent, il continue à travailler, et vieillit tout en restant jeune. Il n’est ni heureux ni malheureux, son appartement est toujours aussi vide, il attend, espérant qu’un jour…
Patrick, c’est toi, c’est moi, c’est le voisin, c’est Monsieur Tout le monde, c’est nous, qui vivons dans le provisoire, qui attendons le grand départ (la mort ?), devenus totalement sédentaires. Rêveurs de nomadisme, le goût et le désir de mettre les voiles nous tenaille. Le lecteur se pose la question : partira, partira pas ? Toujours sur le départ, mais sans jamais partir. Un velléitaire, en somme. Un antihéros, un homme ordinaire, sans passion (il aime pourtant les femmes, mais surtout voyager sur leur corps dont il détaille les parties les plus intimes avec une minutie d'explorateur, de géomètre et de goûteur), sans amis (si : son voisin, qui passe son temps à boire). Autour de lui, le monde change, évolue : on se marie, on fait des enfants (même sa maîtresse thaïlandaise en fait un), on boit, on vit, on vieillit. Patrick, qui a préparé longtemps à l’avance sa lettre de démission (en laissant en blanc la ligne réservée à la date), pour pouvoir enfin larguer les amarres terrestres, reste identique à lui-même. Il est «en partance, comme on est de passage.»
Beaucoup d’humour, d’espièglerie, de cynisme, de cruauté, d’ironie, de voyeurisme (dans les ébats sexuels qui peuvent choquer), de dérision, d’autodérision (il n’oublie pas, tous les cinq ans, le rappel de tous les vaccins possibles et imaginables) : on rit un peu jaune, mais enfin on rit ! Patrick nous livre en quelque sorte son journal de bord, de quelqu’un qui voudrait bouger, mais reste immobile.

Un roman existentiel, une sorte de nausée contemporaine, en plus rigolo que celle de Sartre. La certitude de partir est là, mais reste un peu floue, comme si l’essentiel était dans le non-agir, dans le fait de savoir qu’un jour, on peut éventuellement tout quitter, éventualité qui suffit à empêcher qu'on aille plus loin. Un voyage immobile, en somme. Qui pourrait être un développement du «Je hais les voyages et les explorateurs» de Lévi-Strauss. Puisque de toute façon, on n'explore en fin de compte que soi-même...
Une métaphore de notre civilisation actuelle ? On croit voyager, on se déplace seulement (que sait-on de l'Atlantique quand on a pris l'avion pour aller à New York, ou de l'Asie quand on l'a survolée pour aller en Australie ?), on traverse (que voit-on des fenêtres d'un TGV ?), on ne sent rien, on ne voit rien, on ne touche rien... Et, avec la télévision qui nous livre le monde à domicile, a-t-on encore besoin de bouger ? Le travail nous mobilise pendant des années, ensuite n'est-il pas trop tard ? Cette frénésie de "voyages" qui hante nos retraités a-t-elle une signification ?
Moi qui n'ai jamais été un grand voyageur, qui préfère par-dessus tout la lenteur, j'espère tout de même réaliser quelques-unes de mes cyclo-lectures pendant ces prochaines années, et ne pas ressembler trop à Patrick, même si je me retrouve beaucoup dans ce personnage, sorte de Don Quichotte ou de Roquentin du XXIème siècle...

3 commentaires:

Unknown a dit…

A propos de voyage, allez voir "Into the Wild", ça vous fera quelque chose... Un très bon road-movie, comme on n'en fait plus.

Nota : je crois pour ma part que la lenteur est essentielle au voyage. Je te renvoie aussi à la Société des Vagabonds de Harry Martinson, magnifique document sur le voyage subi autant que choisi...

Anonyme a dit…

N'est-ce pas le problème du conformisme qui se pose à travers ce livre ? On peut voyager inlassablement sans quitter les hôtels standardisés en toc ou rester dans sa Landes désertique pour fouiller l'infini qu'elle contient. Je pense à Arnaudin en cela, que je découvre en ce moment. Il a sillonné les Landes au début du siècle dernier (en vélo) pour recueillir tout ce qui allait se perdre (il le pressentait) : langue, coutumes, contes, chants, etc... Il a parcouru son "chez lui" comme toi-même tu le fais dans la France que tu aimes avec les livres qui t'accompagnent. La vraie richesse est toujours là, immédiate, instantanée ; c'est un pouls qui bat, une pulsion, une gerbe de nouveauté... Sinon elle n'est pas. "Et à quoi reconnaît-on au fond l'être accompli ? A ce qu'un homme accompli fait du bien à nos sens : à ce qu'il est taillé dans un bois qui est à la fois dur, tendre et odoriférant. Il ne goûte que ce qui lui profite ; son plaisir, son envie cessent là où est dépassé la mesure du profitable. Il devine les remèdes contres les préjudices, il exploite la mauvaise fortune à son avantage ; ce qui ne le fait pas périr le rend plus fort." Nietzsche (Ecce homo).

michel Brethes a dit…

Je viens de parcourir rapidement tous les derniers textes de ton blog... Pourquoi ne les rassemblerais tu pas pour en faire une publication papier sous un titre tel que "cyclo lecteur et pensées au jour le jour"?...
Continue à écrire!
michel Brèthes