samedi 8 décembre 2012

8 décembre 2012 : "Amour" et "Tabou"


J'aimais mon corps et je ne voulais pas le voir se perdre ; j'aimais mon âme et je ne voulais pas la voir s'avilir.

(Nikos Kazantzakis, La dernière tentation, préface)





Deux films, deux variations sur l'amour (torride et inabouti dans Tabou, calme, lucide et tendre dans Amour), deux bouffées de belle émotion.




Nous sommes au Portugal, qui semble se remettre mal de la perte de son empire colonial. Trois femmes vivent à Lisbonne dans des appartements contigus. Aurora est une très vieille dame un peu loufoque (elle dilapide l'argent que lui laisse sa fille au casino), un peu perdue (elle commence à radoter, se croit envoûtée, oublie le téléphone portable dans le frigo) ; elle vit avec sa servante Santa, une Africaine robuste et active (elle suit des cours d'alphabétisation) qui s'efforce de recoller les morceaux de la vie déchirée de sa maîtresse, notamment en appelant au secours chaque fois que nécessaire leur voisine Pilar, une quinquagénaire solide et altruiste, profondément croyante, et qui essaie de mettre en pratique l'évangile, en menant des actions associatives d'accueil et de paix. Mais l'état d'Aurora se dégrade, elle est hospitalisée et réclame la visite d'un certain Gian Luca Ventura, dont elle parlait souvent dans ses radotages, et dont dans un dernier souffle elle confie l'adresse à Santa. Pilar va se charger de trouver le dit individu. Bien entendu, il n'habite plus à l'adresse indiquée, mais son neveu donne sa nouvelle adresse : une maison de retraite. Pilar le retrouve et le vieil homme, ému, consent à l'accompagner à l'hôpital, où ils trouvent Aurora malheureusement morte. Fin de la première partie : Paradis perdu. On remonte cinquante ans en arrière, au temps de la colonie. Gian Luca raconte l'histoire d'amour, illégitime, qu'il a vécue avec Aurora qui, visiblement, ne l'a jamais oubliée, et réciproquement. C'est la deuxième partie, qui se passe au Mozambique : Paradis. Miguel Gomes nous conte dans Tabou une magnifique histoire d'amour qui fait mentir Stephen Vizinczey, dans son Éloge des femmes mûres : "Mais tu apprendras que l‘amour dure rarement, et qu‘il est possible d‘aimer plus d‘une personne à la fois". En l'occurrence, même si la vie a dû les séparer, Aurora et Gian Luca ne se sont jamais oubliés, et aucun des deux n'a pu aimer quelqu'un d'autre. Le réalisateur use d'un art consommé dans l'usage du noir et blanc et l'hommage au cinéma muet (qui ne paraît pas artificiel comme dans The artist) : la deuxième partie est racontée par Gian Luca et jouée en muet, mais sans pasticher les anciens films. C'est très beau. Du mélo peut-être, mais sublimé, comme chez Douglas Sirk ou Raffaello Matarazzo. Une des plus belles histoires d'amour qu'il m'ait été donné de voir au cinéma.



Et qui oubliera le beau visage d'Emmanuelle Riva dans Amour, la palme d'or de Cannes ? Ou celui, chargé d'émotion, de Jean-Louis Trintignant ? Pas moi, en tout cas. Il s'agit ici d'un couple, deux octogénaires, dont le corps et l'esprit commencent à défaillir : ils ont vécu une longue histoire d'amour, nourrie par des goûts communs, notamment par la grâce de la musique. Un beau jour, au lendemain du triomphe de son ancien élève Alexandre dans un récital de piano, Anne a une soudaine absence. Elle a fait une petite attaque, a une carotide bouchée et doit être opérée. Mais ça se passe mal, et elle revient dans un fauteuil roulant (j'ai dû enlever mes lunettes et essuyé mes larmes). Georges se sent suffisamment fort pour s'occuper d'Anne comme si de rien n'était. Leur connivence d'antan, leur tendresse réciproque, "à l’heure où plus rien d’autre n’est possible que d’attendre la fin de sa vie" (Christophe Delbrouck, Le nouveau monde, in Le nouveau monde et autres récits), vont se trouver décuplées, malgré le temps qui s'essouffle et les gestes qui chancellent. Et surtout malgré l'inexorable déclin d'Anne, victime d'une deuxième attaque et désormais grabataire. Haneke, le réalisateur, souligne le regard malavisé de leur fille et de leur gendre qui pensent qu'il vaudrait mieux la mettre dans une maison spécialisée et que Georges n'a pas fait le bon choix (mais il a promis à Anne qu'elle ne retournerait pas à l'hôpital, et connaît la valeur d'une promesse), le désarroi d'Alexandre venu leur rendre visite, la prévenance un peu lourde des concierges, et les maladresses d'une aide à domicile que Georges va chasser. La vie est dure, chacun doit s'adapter : "Chaque mot contenait une intention, chaque mouvement son utilité. Il était économe de son âme. Mais son âme était là" (Henri Bosco, L’enfant et la rivière), pourrait-on dire de Georges. Avec une délicatesse inouïe, le film nous montre les difficultés de trouver le juste milieu entre le naturel, les bonnes intentions et la compassion ("Nous avions fait le geste / Simple de vieillir", écrit Béatrice Douvre, dans un poème), et la terreur de la dégradation corporelle et mentale, surtout pour ceux qui sont éloignés et pour qui c'est trop dur à voir. Et Georges va faire comme Julien Sorel dans Le rouge et le noir : "Au moment précis où dix heures sonneront, j’exécuterai ce que, toute la journée, je me suis promis de faire ce soir, ou je monterai chez moi me brûler la cervelle". Un film dur certes, âpre même, sans concessions, mais pas horrible, comme certains spectateurs le qualifiaient en sortant. Non, un film sur l'amour et ses prodigieuses capacités, sur le temps qui passe et le vieillissement : est-ce vraiment horrible ? Un film que je suis content d'avoir vu une deuxième fois... Et que, bien évidemment, je recommande !

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