Bien
peu de gens aiment vraiment la vie ; l'horreur du changement en est
preuve. Ce qu'on aime le moins changer, avec son gîte, c'est sa
pensée. Femme, amis, cela passe ensuite ; mais gîte et pensée,
c'est une trop grande fatigue. On s'est assis là ; on s'y tient. On
meuble alentour à sa guise, en faisant tout à soi très
ressemblant, on évite qu'il contredise ; c'est un miroir, une
approbation préparée ; dans ce milieu, l'on ne vit plus, l'on
s'invétère.
(André
Gide, Journal, février
1901)
Ce
qui me fait le plus plaisir, depuis quelque temps, c'est la reprise
du vélo. Je me sens à nouveau des ailes sur mon Pégase à selle
neuve et adéquate. Et je l'utilise même pour m'éloigner un peu de
Bordeaux. C'est ainsi que je me gagne mes sorties au Festival du film
d'histoire de Pessac (tout de même, 9,5 km + autant au retour) en faisant de l'exercice physique.
C'est là, sur ces distances un peu plus longues que pour aller au
centre ville, que je m'aperçois que Bordeaux est bien plus grand que
Poitiers, que la circulation y est plus féroce, que nombre de vélos
circulent (comme à Poitiers) sans lumières et surtout ne respectent
pas toujours correctement le code de la route, brûlant allègrement
les feux rouges par exemple. Je suis très sage et respectueux (pas pressé), même si je roule
librement, c'est-à-dire sans casque. Le jour où on m'imposera ce
carcan sur la tête, Pégase restera définitivement au garage ! En tout cas,
ça me fait selon les jours une à une heure et demi de vélo, et j'y
réfléchis un peu à tout, en particulier au problème du Mal, qui est ma grande
préoccupation de toujours, comme s'en est aperçu mon ami C., de
Besançon, puisqu'il me suggérait de lire Hannah Arendt, ce que je
n'ai pas encore fait.
Aussi,
quand j'ai vu que le Festival programmait, en avant-première (le
film ne sortira en France qu'en mai prochain) le nouveau film de
Margarethe von Trotta, intitulé justement Hannah Arendt,
j'ai pris mon billet. Et je viens de voir le film, qui a été
longuement applaudi. C'est une biopic, comme on dit aujourd'hui (une
biographie filmée en bon français), mais qui ne raconte qu'un
épisode de la vie d'Hannah Arendt, l'année 1961, où elle couvrit à Jérusalem
le procès Eichmann pour le New
Yorker. Hannah Arendt
avait été en Allemagne une étudiante brillante, l'élève préférée de Martin
Heidegger et même sa maîtresse, ce que quelques retours en arrière
nous montrent dans le film. Seulement, elle est juive et le nazisme triomphant en 1933, elle fuit en France. Très critique envers le sionisme,
elle milite plutôt pour un état judéo-arabe en Palestine, et épouse en
secondes noces un ancien spartakiste, Heinrich Blücher. En 1940,
elle est internée au camp de Gurs, et par chance, elle peut s'en
échapper et obtenir à Marseille un visa pour le Portugal puis, à
Lisbonne, un visa pour les USA, où elle arrive en 1941. Après la
guerre, elle témoigne à Nuremberg en faveur de Heidegger, accusé de nazisme.
Et, depuis 1951, elle est une professeur d'université américaine,
adorée de ses élèves.
Mais
quand le New Yorker lui demande en 1961 de couvrir le procès
Eichmann (rappelons que ce dernier fut le haut responsable SS de la
logistique pour la « Solution finale », et avait disparu
en Argentine, où il fut enlevé par les services secrets israéliens
en 1960), elle devient journaliste. Mais cette philosophe ne peut pas
être une journaliste comme les autres. Elle a besoin de comprendre.
Elle refuse de condamner sans comprendre et expliquer, et ne veut pas se laisser enfermer par le facteur émotionnel. Elle conclut que Eichmann est un
individu d'une médiocrité accablante, et qui a tout simplement cessé
de penser. Un homme normal donc, un fonctionnaire obéissant aux
ordres et au serment qui le liait au Führer, et accomplissant
machinalement son « travail », organiser les transports
par trains des gens vers les camps, sans s'inquiéter des suites.
Elle se souvient des cours d'Heidegger ("La
pensée est une activité solitaire",
disait-il) et se rend compte que "sans
le totalitarisme, on n'aurait jamais connu la nature radicale du
Mal",
liée au "phénomène
suivant : c'est le fait de rendre des gens superflus"
(oui, le nazisme les élimine, comme s'ils ne devaient pas exister, ce qui
vaut pour les Juifs aussi bien que pour les handicapés, les fous,
les gitans, les homosexuels, les Slaves, etc., dans l'esprit tordu des
nazis), mais en même temps, elle comprend que "le
Mal n'est ni banal (comme semble le montrer la nature si normale de
l'accusé) ni radical, le Mal est toujours extrême".
Et
surtout, elle critique
ouvertement le comportement des autorités juives locales ("Judenrat") qui ont
d'une certaine manière coopéré avec les SS, pensant sans doute
sauver quelques vies. Aussi ses articles dans le New Yorker
lui valent-ils de nombreuses lettres d'insultes et même la visite de
représentants des pontes d'Israël qui viennent lui demander des
comptes ! Et son livre Eichmann à Jérusalem,
quand il paraît, est explosif. Le président de l'Université lui
demande de démissionner, elle refuse, et commence son séminaire
avec ses étudiants sous des applaudissements nourris. Certes, Hannah
Arendt est révoltée par la Shoah, mais elle refuse de se mettre en
position de vengeresse, elle est plutôt dans la recherche de la
vérité et de trouver un sens à la justice. Non, Eichmann n'est pas
démoniaque, il incarne une certaine banalité du Mal extrême, quand il n'y a
plus de pensée (Gide écrivait le 10 janvier 1906 dans son Journal :
"je
deviens cette chose laide entre toutes : un homme affairé",
description assez exacte et prémonitoire d'Eichmann et de tous les
exécutants nazis, qui s'affairaient sans penser, en mettant leur
conscience entre parenthèses).
Le
film bien entendu est avant tout œuvre de fiction, avec du suspense,
et sans doute simplifie un peu la réalité. Il montre bien Hannah
qui refuse l'émotion facile, garde la tête froide, et la distance indispensable pour réfléchir, analyser, étayer ses arguments, à
partir des 2000 pages des pièces du procès. Mais en 1961, la
douleur était encore proche, les survivants commençaient tout juste à parler et avaient même du mal à témoigner (comme on le voit à la télévision, le procès étant télévisé), et mettre des
nuances dans l'analyse pouvait paraître à l'époque incongru. D'où le malaise
qui a suivi, tant aux USA qu'en Israël. Mais on lui faisait un
procès d'intention.
En
tout cas, il donne une formidable envie de lire Hannah Arendt, et de
se colleter au problème du Mal, de le penser, de penser tout court.
Chapeau !
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