Il
y a des hommes délaissés, sans un ami, sans ressources, ballottés
d'infortune en infortune, méprisés au regard de la société,
rongés par leur propre conscience, finalement seuls avec leur honte
et leur remords.
(Camilo
Castelo Branco, Mystères de Lisbonne)
J'avais
quatorze ans. J'étais parfaitement innocent, un enfant, vous dis-je.
Je crois que ce fut cet été-là qu'il fut question de l'exil définitif vers
Paris de mon oncle G., le frère de mon père. Il fut littéralement
chassé de la petite ville de S., dans les Landes, par la rumeur
publique, et peut-être plus que la rumeur : il était
homosexuel. Bien entendu, je ne savais pas ce que recouvrait
exactement ce vocable, la sexualité en général étant taboue en ce temps-là. Je me doutais cependant que c'était une
affaire grave, pour que même sa famille le rejette – il était
marié et père d'une petite fille – et, en tout état de cause,
nous ne l'avons plus revu, sauf à l'enterrement de mon père, en
1993.
Impossible
de ne pas penser à cet oncle en voyant le très beau film
documentaire de Sébastien Lifshitz, Les invisibles. Car
vraiment, mon oncle G. est alors devenu pour nous littéralement invisible. Lifshitz
a souhaité donner la parole, ô combien utile en ces temps
d'intolérance de plus en plus prononcée (cf les manifs contre le mariage pour
tous), à ces oubliés de l'histoire, ces homosexuels, hommes et
femmes, qui ont dû vivre leur sexualité en ces temps très
incertains, années 50, 60. Temps où on ne parlait pas de ces choses-là, comme il
est rappelé à plusieurs reprises dans le film. D'ailleurs, c'est
bien ce que je disais : à quatorze ans, je ne savais rien, et
il ne me serait pas venu à l'idée d'interroger quelqu'un là-dessus.
Sujet tabou. Encore plus à la campagne où j'habitais.
On
trouvera donc ici un couple de chevrières, qui se sont installées à
la campagne pour fuir Paris et l'entreprise où elles travaillaient,
mises à la porte parce que homosexuelles, et qui se sont bien
intégrées, si bien que l'une des deux est devenue maire du village !
Un autre couple d'hommes, cette fois, un couple au long cours (comme
pour les deux femmes, ça montre l'irréalisme du côté volage qui serait
inhérent à l'homosexualité, selon ses détracteurs), nous raconte
leur rencontre, l'un ayant aperçu l'autre dans un rétroviseur :
ils ne sont plus quittés ! Vieux maintenant, on les voit dans
leur quotidien, se préparant un thé, s'aidant à enfiler des
chaussettes, ou prenant le ferry pour une balade en mer.
Il
y a Monique aussi, qui a, elle, toujours su qu'elle était attirée
par les filles, qui a milité dans les années 70 au MLF (Mouvement
de Libération des Femmes) et au FHAR (Front Homosexuel d'Action
Révolutionnaire), participé aux luttes pour le droit à
l'avortement, et qui a choisi sagement à cinquante ans de renoncer,
ne trouvant plus son corps suffisamment séduisant : pourtant,
qu'elle est jolie encore, à près de quatre-vingts ans, et vibrante ! Elle
porte la joie sur son visage, la joie de qui a toujours refusé de
vivre dans le mensonge, faisant ainsi de sa propre vie un combat pour
la vérité, pour ne pas être enfermée dans le placard. "Le
bonheur a une faculté de rayonnement",
écrivait Charles-Ferdinand Ramuz à Alexis François, en
1905.
Il
y a Pierrot, le vieux berger solitaire, amateur d'hommes et de
femmes, mais préférant les hommes, et trouvant cela tout naturel.
Il a tout appris en observant les choses dans la nature. On ne parle
jamais d'homosexualité dans les campagnes, et pourtant... Et puis
Thérèse qui, après un mariage et quatre enfants, découvre à
l'occasion des luttes libératoires des années 70 (elle installe un
atelier clandestin pour les avortements chez elle) qu'elle a un
corps, et attiré par les femmes. Et ses enfants comprennent aujourd'hui, ils ont toujours
accepté le divorce de leur mère.
"L'amour
physique, si injustement décrié, force tellement tout être à
manifester jusqu'aux moindres parcelles qu'il possède de bonté,
d'abandon de soi, qu'elles resplendissent jusqu'aux yeux de
l'entourage immédiat",
notait Marcel
Proust dans Du
côté de chez Swann.
Thérèse éclaire cette pensée, en fait une éclatante
démonstration.
Il
y a aussi cet intellectuel qui, lui, après ses études chez les
Jésuites, où il découvre son attirance pour les garçons, mais se
réprime, puis à Sciences Po où il est gêné de se trouver sous la
douche avec ses condisciples après le sport, part en coopération
pour essayer d'oublier ses penchants. Peine perdue, les corps des
Noirs qui se baignent dans le fleuve lui rappellent sans cesse sa
frustration. Il faudra la rencontre d'un autre homme pour qu'enfin
il s'accepte, après avoir frôlé la dépression et la tentation du
suicide. Il a le sentiment d'avoir perdu sa jeunesse.
Car,
nous rappellent tous ces « vieux », à l'époque, on
considérait l'homosexualité comme une maladie ! Lifshitz a
raison de nous montrer ici la conviction de ces personnes âgées
qu'on montre si rarement au cinéma ou à la télévision, ou sinon,
que pour laisser déblatérer les experts à grands coups de clichés
(Alzheimer, maisons de retraite, etc.). Il le fait avec une poésie
certaine (la magnifique scène de la tourterelle, Pierrot et ses chèvres), une adresse incroyable pour
recevoir les confidences de tous ces êtres humains que la vie a plus
ou moins blessés, mais qui ont une parole libre, spontanée et
réfléchie, qui parlent de désir, d'amour, du corps, grand tabou de
la vieillesse. Et qui ont été obligés, tout de même, de vivre dans la marge. Une grande émotion sourd de ces interviews,
entrecoupées de superbes paysages de nature, filmés sur écran
large. Les documents d'archives montrent la liberté incroyable qu'il
y a eue dans les années 70. Nous sommes plutôt en régression aujourd'hui !
"Si
j'étudiais plus avec mon cœur qu'avec mes lèvres ?",
nous dit
Félix
Leclerc, dans son recueil de nouvelles Adagio.
Plus loin, il nous dit d'essayer l'Amour, "Ça
coûte pas plus cher, ça m'a l'air meilleur, plus durable"
que la haine. Si on apprenait ça à nos manifestants haineux ?
Chiche !
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