mardi 27 novembre 2012

27 novembre 2012 : je suis une tortue


Absurdité de dire toujours : « Il sera comme les autres. » Précisément, il ne veut pas être comme les autres.
(Anfré Gide, Journal, 1911)


J'ai toujours été lent, très lent. Tout enfant, il y avait des choses que je ne comprenais pas, des choses qui relevaient du domaine des adultes, bien évidemment, mais que les autres enfants comprenaient, pourtant, eux. Intuitivement. Je n'avais pas cette intuition. Je ne la souhaitais pas, peut-être. Au fond, je savais dès le début que je serai différent. Pas comme les autres. D'ailleurs, j'ai toujours pensé que c'était le cas de tout le monde. Sauf que chacun, en général, veut être comme les autres, en faisant abstraction de ses différences, et que ce n'était pas mon cas.
J'ai donc été très lent. Pour grandir, en particulier. Je pense qu'à seize ans, j'étais toujours un enfant. Qu'à bien des égards, je suis resté cet enfant. Que les affaires des grandes personnes ne me touchent guère, sauf s'il s'agit de l'enfant qui est resté en elles. D'où mes colères parfois, ou du moins mes indignations, chaque fois qu'on s'attaque aux faibles, aux lents, aux demeurés. J'étais – et je suis encore – un peu toqué, mais comme le héros de Joseph Conrad, dans La ligne d’ombre, à qui l'on dit : "Mais le drôle me paraît un peu toqué. Il faut qu‘il le soit", je répondrais bien volontiers : "— Ma foi ! Je crois bien que nous le sommes tous un peu ici-bas"
Mon goût pour ce qui a pu passer pour des extravagances vient de là. Ces courses au long cours, toujours en solitaire, auxquelles j'ai participé (marathons, 100 km même, mais on le remarque, des « courses » de lenteur), ces voyages au long cours (vacances à vélo par exemple, comme écrit Julien Leblay, dans Le tao du vélo : "Qu'est-ce qui pousse un individu à abandonner le confort des véhicules motorisés et l'affection de ses proches, pour choisir l'âpreté et l'inconfort du voyage à vélo, l'ingratitude de la solitude ?", eh bien, ma réponse : le goût de n'être pas pressé), ces lectures au long cours (que cherche-t-on quand on lit les autres, dans cette lenteur de la confrontation avec un texte ?), ces amitiés et ces amours au long cours (je trouve terrible – tout en le comprenant – de cesser d'aimer), cette familiarité au long cours avec la solitude de la nature (mais quel charme d'écouter le vent, le murmure des oiseaux, de saisir au vol la course d'un chevreuil ou d'un lièvre, de voir se tisser une toile d'araignée entre deux fougères, d'entendre le friselis d'une source ou la tempête d'un torrent, d'observer le mystère des cailloux, pierres et des rochers ou la forme d'un nuage...), de la ville (y a-t-il lieu de plus haute solitude et où la lenteur peut et doit se déployer plus encore qu'ailleurs, si on veut la découvrir ?), aussi bien que de Dieu (pour moi c'est le Grand Solitaire, qu'on n'entend pas, qu'on ne voit pas, qu'on peut sentir peut-être ?), cette existence au long cours qui m'est donnée, en dépit des accidents de ma vie, tout me parle de lenteur, je dirais presque de lentitude, si l'on peut inventer un mot.
C'est pourquoi j'éprouve une certaine férocité contre le sport de compétition, où il s'agit d'aller plus vite, plus haut, plus loin, avec cet écrasement des autres, du prochain, que ça suppose. Cette compétition que stigmatise à juste titre Albert Jacquard dans une belle interview de Sud-Ouest dimanche (25 novembre) : il l'oppose à émulation, où ce que l'on "cherche, ce n'est pas d'être meilleur que l'autre, ce qui n'a aucun intérêt, mais d'être meilleur que [s]oi-même, ce qui est merveilleux". Je me souviens de ma souffrance morale en éducation physique, au lycée, où plus petit que les autres (je devais mesurer 1,45 m en classe de 3ème, la taille d'un 6ème actuel) et plus malingre aussi, j'étais noté non pas selon ma taille – et les résultats qu'on pouvait en attendre –, mais selon ma date de naissance. Comme si je pouvais courir aussi vite que ceux qui mesuraient vingt ou trente centimètres de plus que moi, sauter aussi haut, lancer le poids aussi loin, etc. Il y avait là une absurdité, mes notes étaient mauvaises, et j'y voyais une injustice qui ne m'a pourtant pas détourné de l'exercice physique : à une condition, que j'ai découverte tout seul, c'est comme le dit Albert Jacquard, de chercher à "s'améliorer soi-même tout au long de la vie". Ce que j'ai fait, du moins je l'espère.
Il va très loin dans sa condamnation du sport professionnel : "Les sponsors qui contraignent des jeunes gens talentueux à pratiquer à longueur de journée une seule et même activité pour gagner de l'argent sont des proxénètes", et il compare nos modernes compétiteurs aux gladiateurs. Sur le rôle de l'argent-roi : "Cette confusion entre le sport et l'argent est monstrueuse. C'est une erreur sur l'objectif du sport. Passer des heures à devenir champion, au sens où nous l'entendons dans la société actuelle, n'apporte rien, sauf la vanité d'être plus fort que l'autre. C'est infantile. Le but d'une vie, c'est de se créer. Là, on propose à des jeunes de consacrer cette durée si courte de la vie à une activité ridicule". Sur la soumission que ça implique : "ils sont soumis en permanence. Or, accepter d'être soumis à 20 ans n'est pas bon signe", je ne le lui fais pas dire. Et, puisqu'on est à l'époque du Vendée Globe, "La plus belle course à la voile (le Golden Globe challenge) aura été celle de Bernard Moitessier qui, en 1968, était arrivé premier mais avait refusé de franchir la ligne d'arrivée du vainqueur", eh oui, il a continué à naviguer sans se soucier de couper la ligne, magnifique... Son sportif préféré : "Théodore Monod. Lui a pu traverser le désert avec quelques litres d'eau. Sans en faire une source de gloire mais d'entraînement. Lutter contre soi-même, c'est cela le véritable sport".
Qu'un vieil homme (87 ans) nous donne des leçons d'humanisme et nous apprenne à vivre, à ne plus accepter cette société de chiffres et de performances chiffrées, car ce qui est appliqué au sport de haute compétition est une image de la société tout entière, orientée exclusivement vers le chiffre, la quantité, sans aucune recherche sur la finalité : c'est à qui fabriquera les armes les plus meurtrières – et tant pis pour la vie des autres, quantité négligeable –, qui exploitera les gisements d'énergie fossile les plus profonds – et tant pis pour l'environnement immédiat qu'on salit irrémédiablement –, qui construira l'aérodrome (ou la patinoire, la salle de spectacles...) le plus pharaonique – et tant pis s'il n'a aucune utilité autre que de remplir les poches de quelques promoteurs intéressés –, qui projettera des lignes de TGV ou des autoroutes absurdes – comme si on avait besoin d'aller si vite ! –, qui fabriquera la nouvelle tablette ou le nouveau jeu vidéo – et tant pis s'ils n'intéresseront plus personne dans un an, on aura trouvé autre chose d'encore « plus beau, plus fort », et surtout plus con ! –, qui fera la plus grosse réduction d'effectifs pour satisfaire les appétits gourmands d'actionnaires peu patriotes préférant délocaliser les fabrications ailleurs – et tant pis si on court vers la catastrophe économique ! Etc. 
Marre des chiffres et de la vitesse...
On l'aura compris, il me reste à parodier le célèbre premier vers du sonnet El desdichado de Gérard de Nerval par un alexandrin de ma confection :
Je suis le nonchalant, le lent, le demeuré.
Vive la lenteur !

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