faire
en sorte que la vie des gens soit aussi morte que possible, en
particulier au moyen de la production en masse de biens de
consommation inutiles et futiles.
(Carl-Henning
Wijkmark, La
mort moderne)
Une
chose est sûre : pour "faire
en sorte que la vie des gens soit aussi morte que possible",
les bombardements et les massacres, c'est encore ce qu'il y a de
mieux, ainsi à Gaza en ce moment. Mais il y a des moyens plus
insidieux de les faire mourir à petit feu, en particulier en
poussant les gens à acheter des "biens
de consommation inutiles et futiles"
ou en leur
imposant une cure d'austérité par une autre sorte de violence (qui
peut aller jusqu'à celle des flics, car comme écrivait Jean Genet,
j'ai déjà dû citer cette phrase : "qu'est-ce
qui va bien défendre encore la charogne qui ne pense qu'au fric ?
Ses flics"),
celle du FMI et de Bruxelles réunis, en empêchant toute possibilité
de vivre normalement, comme on le voit dans le très beau film
documentaire d'Ana Dumitrescu, Khaos,
les visages humains de la crise grecque,
fruit d'un travail indépendant, sans aucun financement télévisuel,
donc libre.
Le
film a été tourné en début d'année, dans l'urgence ("nécessité
de porter la parole et la voix des Grecs au delà des frontières, au
delà des clichés"),
sous la houlette du blogueur grec Panagiotis Grigoriou (voir son blog
http://greekcrisisnow.blogspot.fr/), qui sert à la cinéaste de fil
conducteur, d'interprète, d'explicitateur, si tant est qu'on aurait
besoin d'en savoir plus. Les témoignages d'une parole libérée sont
amplement suffisants : des hommes et des femmes du peuple
inconnus, des marins pêcheurs, des tagueurs, des libraires, des
professeurs, des restaurateurs, des vendeurs de souvenirs, des
associatifs et le magnifique héros de la Résistance grecque contre
les Nazis, Manolis Glezos, âgé aujourd'hui de 90 ans, prennent la
parole et montrent les conséquences de la crise sur le quotidien des
humbles (Dostoïevski dirait « les humiliés et les
offensés »), c'est-à-dire de la grande majorité, car il n'y
a plus de classe moyenne, laminée par la chute des salaires et le
chômage.
Quand
on parle de la Grèce, on ne nous cite que des chiffres, le montant
de la dette (rappelons que la Grèce a payé avec les intérêts 54
millions de dollars, pour un emprunt de 1 million de dollars fait en
1986 par Papandréou, qu'elle vient tout juste d'avoir fini de le
rembourser ; où sont les voleurs ? Sont-ce les Grecs ?
Bien plutôt les usuriers, financiers, banquiers, investisseurs et
spéculateurs internationaux !), on nous parle des banques qui
approcheraient de la faillite, des armateurs et de l'église
orthodoxe qui ne paient pas d'impôts (curieux que le FMI et
Bruxelles ne s'en prennent pas à eux ! Mais entre riches on se
comprend, on se serre les coudes !), bref, on ne voit jamais ce qui se passe au
quotidien pour le commun des mortels.
Le
film nous montre ce qu'on ne voit pas habituellement : les
suicidés (dans un pays où le taux de suicides était presque
inexistant avant), les pauvres qui font la queue devant les soupes
populaires associatives ("C'est
des repas par le peuple et pour le peuple",
nous disent les responsables caritatifs, ajoutant que les services de
santé leur mettent des bâtons dans les roues, parce que leurs
cuisines ne seraient pas aux normes sanitaires, "Et
les poubelles que fouillent les gens pour manger, elles sont aux
normes ?",
rétorquent-ils), les gens désespérés qui vivent dans la rue
(conclusion : "la solution, ce n'est pas avec les
élections"), les professeurs effondrés parce qu'il n'y a plus
de livres ni de crayons, tous ceux qui se battent au quotidien pour
garder la tête haute, et aussi ceux qui proposent d'autres
solutions.
Manolis Glezos, par exemple, nous rappelle que l'Allemagne
– cette sainte-Nitouche, toujours experte en bons conseils – n'a
jamais payé aux Grecs l'indemnité de dommages due pour les
exactions nazies pendant la guerre 39-45, alors qu'elle y avait lancé
un emprunt forcé ; je rappelle à ce sujet que pareillement
l'Allemagne ne nous a jamais payé les indemnités qu'elle nous
devait au titre des dommages de la guerre 14-18, alors qu'elle avait
empoché sans sourciller l'énorme emprunt (un « cadeau »,
en fait) que Bismarck nous avait imposé en 1871, et qui n'a pas été
pour rien dans son développement économique et militariste !
N'ayons pas la mémoire courte, les donneurs de leçons
ultra-libéraux et soi-disant sociaux-démocrates, y en a marre ! Qu'ils commencent, d'abord, à payer ce qu'ils doivent !
Non,
la télévision nous montre toujours les mêmes soi-disant experts
(maintenant que j'ai deux cents chaînes de télé, je vois les mêmes
partout sur toutes les chaînes d'infos, ils mangent à tous les râteliers, principalement quand ils n'ont
rien à dire) bêlant leur antienne néo-libérale, dans de
pseudo-débats absurdes, qui leur sont grassement payés, en plus.
Ana Dumitrescu a choisi de projeter son film dans de vraies salles de
cinéma, devant un vrai public, et vient elle-même ou avec ses
collaborateurs, pour les débats qui suivent, créant de vrais échanges
et non du bla-bla-bla prédigéré. Son film nous permet
d'écouter ou de retrouver la voix de notre conscience, de développer
notre imagination (comment et quand ça va nous arriver à nous aussi ?), de se dire qu'il faut se dépêcher de nous préparer au futur
combat, de nous réunir, de nous associer, avant d'être bientôt
nous aussi transformés en mendiants dans une réserve d'Indiens.
Bravo
à tous les exploitants de cinéma qui mettent le film à l'affiche
plutôt que ces machineries absurdes, tout juste bonnes à décerveler
(le dernier James Bond et le dernier Twilight
font plus de deux millions de spectateurs en une semaine, sommes-nous
devenus une colonie américaine ?), qui encombrent les écrans.
Et une chaîne de télévision s'honorerait de le projeter très
rapidement, mais y en a-t-il une qui sait ce que c'est que
l'honneur ? Non, elles préfèrent projeter ad nauseam les
images du duel Coppé/Fillon (comme si ça avait la moindre
importance ?), des déboires de nos couples « princiers »
à nous (DSK/Sinclair, Montebourg/Pulvar, passionnant, n'est-ce pas
?) ou bien des manifestations fascistes contre le mariage gay (je me
souviens de notre grande manifestation d'octobre 2009 de « solidarité
avec les femmes du monde entier » qui n'a été couverte par
aucune télé ni aucun journal importants ; nous étions
pourtant 30000 dans les rues de Paris !), avec des interviews bien
senties d'imbéciles heureux.
Mais
la Grèce, berceau de la démocratie, la Grèce, soleil de l'humanité
(il se trouva un homme et même deux pour aller y décrocher en 1941
le drapeau nazi de l'Acropole, au péril de leur vie !), la Grèce,
avec ses philosophes (Platon, Socrate, Aristote, etc.) et écrivains
magnifiques (Homère ; les tragiques de l'Antiquité :
Eschyle, Sophocle, Euripide ; le père de la comédie :
Aristophane ; les modernes : Cavafy, Kazántzakis,
Elýtis,
Ritsos, Alexakis, Kawadias, Séféris, Vassilikos, Zei, entre
autres), la Grèce, que nous portons au cœur plus que tout autre
pays, devons-nous laisser crever son peuple ("ils
coupent nos vies",
dit un des interviewés) parce que les millionnaires et milliardaires
qui nous dirigent veulent faire cracher la population plutôt que de
s'en prendre aux riches et à leurs taux exorbitants de prêt (ces
usuriers sont décidément pires que des négriers) ?
Qu'on
y prenne garde : les branches auxquelles nous nous raccrochons
encore (pour combien de temps?), nos salaires et nos retraites, notre
santé et notre sécurité sociale, notre éducation et notre culture
(tout ça ne rapporte pas un sou, qu'on se le dise !), ces branches
sont dans le collimateur des nouveaux maîtres du monde, les
financiers.
"Nous
sommes tous Grecs, plus que jamais",
nous dit Ana Dumitrescu.
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