J'imagine
au contraire que le vrai poète n'est jamais « inspiré » :
il se situe précisément au-dessus de ce plus et de ce moins,
identiques pour lui que sont la technique et l'inspiration,
identiques car il les possède suréminemment tous les deux. Le
véritable inspiré n'est jamais inspiré : il l'est toujours ;
il ne cherche pas l'inspiration et ne s'irrite contre aucune
technique.
(Raymond
Queneau, Odile)
Nouveau
départ en vue, pour un week-end dans le Poitou. Ce qui m'a le plus
marqué, avec mon affaire de prostate, c'est d'une part, d'être
bloqué ici et de négliger de ce fait famille et amis, et d'autre
part, de ne pas pouvoir me déplacer à vélo. Dans les deux cas,
c'est réglé, je recommence à bouger, y compris à bicyclette,
grâce à ma toute nouvelle selle, ergonomique, évidée au centre,
permettant la suppression presque totale de l'appui sur le périnée...
Je suis enfin assis sur les fesses et non plus sur l'entre-cuisses.
Bien
sûr, le revers plutôt agréable de la station immobile, c'est que
je me suis plongé dans des lectures multiples. J'ai ainsi recommencé
À la recherche du temps
perdu, et je dérobe à Proust quelques phrases que je comprends
désormais presque dans ma chair, comme celle-ci : "Ce
qui avait commencé pour elle – plus tôt seulement que cela
n'arrive d'habitude – c'est ce grand renoncement de la vieillesse
qui se prépare à la mort, s'enveloppe dans sa chrysalide, et qu'on
peut observer, à la fin des vies qui se prolongent tard, même entre
les anciens amants qui se sont le plus aimés, entre les amis unis
par les liens les plus spirituels et qui à partir d'une certaine
année cessent de faire le voyage ou la sortie nécessaire pour se
voir, cessent de s'écrire et savent qu'ils ne communiquent plus en
ce monde" (Du côté de
chez Swann). J'avoue que je n'en suis pas encore tout à fait là,
et que pour communiquer, il y a d'ailleurs les moyens modernes comme
internet et le téléphone (mais je ne suis pas un as de celui-ci),
que je ne m'enferme pas encore dans ma « chrysalide » et
que, même, le fait d'être bloqué dans ma tour m'a fait rencontrer
quelques habitant(e)s avec qui j'ai engagé une connaissance un peu
plus approfondie.
Par
contre, l'abandon (vécu comme tel par eux, que j'avais habitué à
de fréquentes visites, et remplacé par des lettres et des coups de
téléphone) de mes amis très âgés de Poitiers – et l'on sait
comme à cet âge (aux alentours de 90), on se sent très vite
abandonné – m'a douloureusement affecté, presque autant qu'eux.
C'est pour moi une question pressante d'honneur de garder ou de
reprendre le contact avec ceux que j'aime, faisant mienne la réplique
d'Hector,
dans Troylus
et Cressida de
Shakespeare,
acte V, scène 3 :
"Tout
homme attache de la valeur à la vie ; mais l'homme de valeur
attache à l'honneur une valeur plus précieuse que la vie".
L'amitié
est pour moi une chose sacrée. Je ne veux pas me dire un jour, comme
la princesse de Cadignan chez Balzac : "Je
suis poursuivie dans ma retraite par un regret affreux ; je me
suis amusée, mais je n'ai jamais aimé".
Or, abandonner ceux qu'on aime, c'est dire qu'on ne les aimait pas.
Je sais bien qu'aujourd'hui et depuis le triomphe de la bourgeoisie
au XIXème siècle – j'ai noté qu'un des personnages de August
Strindberg, dans sa pièce Camarades,
dit : "Sacré ?
Chacun ne tient pour sacré que ce qui touche à ses intérêts"
– l'adjectif « sacré » est terriblement dévalué, de
même que peu d'hommes gardent le sens de « l'honneur » :
nous ne sommes plus des héros antiques comme Hector. Voyez tous ces
politiques qui retournent leurs vestes si aisément dès qu'ils sont
au pouvoir, les journalistes qui écrivent tout et son contraire,
inféodés qu'ils sont depuis longtemps aux intérêts des puissances
d'argent : "Et
n'attendez pas des grands médias qu'ils vous racontent la vérité,
car ils ont des relations incestueuses avec l'État et les grandes
entreprises",
comme le remarquait Mumia
Abu-Jamal, dans son livre En
direct du couloir de la mort.
J'étais
effrayé par – justement – les titres flamboyants des
hebdomadaires soi-disant d'information, mais qui ressemblent de plus
en plus à de la presse à sensation, Le
point battant
ces dernières semaines les records de démagogie grossière (mais
plus c'est gros, mieux ça marche !) et de complaisance en ce
domaine. On finit par se demander : à quoi bon lire, si c'est
pour rencontrer dans ces torchons les lieux communs et le soi-disant
bon sens démultipliés dans le sens de la caresse du poil ? À
quoi bon voter, si c'est pour retrouver les mêmes (sous une autre
appellation) au service du pouvoir de l'argent et des « deux cents
familles » ? À quoi bon vivre, presque, et je comprends ceux
qui se retirent dans un monastère aussi bien que ceux qui préfèrent
le suicide ?
* * * * *
Il
reste la littérature et l'art, la nature et l'amitié, la vie
intérieure. Toujours Proust : "Et
une fois que le romancier nous a mis dans cet état, où comme dans
les états purement intérieurs, toute émotion est décuplée, où
son livre va nous troubler à la façon d'un rêve mais d'un rêve
plus clair que ceux que nous avons en dormant et dont le souvenir
durera davantage, alors, voici qu'il déchaîne en nous pendant une
heure tous les bonheurs et tous les malheurs possibles dont nous
mettrions dans la vie des années à connaître quelques-uns, et
dont les plus intenses ne nous seraient jamais révélés parce que
la lenteur avec laquelle ils se produisent nous en ôte la
perception".
On ne saurait mieux dire.
Et
il reste aussi le vélo : "Qu'est-ce
qui pousse un individu à abandonner le confort des véhicules
motorisés et l'affection de ses proches, pour choisir l'âpreté et
l'inconfort du voyage à vélo, l'ingratitude de la solitude ?"
(Julien Leblay, Le
tao du vélo).
Ou les voyages sur la mer : "À
terre, disait MacDuff, on s'imagine toujours être plus important que
ce que l'on est en réalité. On essaie de laisser des marques, aussi
bien dans l'esprit des autres que devant l'éternité. Sur mer, on
sait que cela ne sert à rien"
(Björn Larsson, Le
cercle celtique).
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