mercredi 21 novembre 2012

21 novembre 2012 : le Mal



cette indifférence aux souffrances qu'on cause et qui, quelques autres noms qu'on lui donne, est la forme terrible et permanente de la cruauté.
(Marcel Proust, Du côté de chez Swann)


Le Mal nous environne, ça ne fait aucun doute. J'y appose un grand M, parce qu'il faut bien différencier nos petits maux, notamment physiques et même moraux, du Mal que je qualifierai presque de métaphysique, celui qui fonde la société (voir le mythe de Caïn et Abel) tout autant qu'il en mine les fondements. J'en ai parlé la semaine dernière avec ces employeurs abusifs, on le voit tous les jours dans les faits divers, et la littérature en est remplie, et pas seulement les romans policiers. Comme écrivait André Gide, on ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments (je cite de mémoire). Et chacun sait que les bonnes intentions ne suffisent pas pour empêcher le Mal. "Les assassins de personnes physiques sont sous les verrous. Les assassins de personnes morales et spirituelles courent toujours. Ils continuent de semer la mort autour d'eux, en enfermant le monde dans une vie pauvre et limitée", écrit Bertrand Vergely, dans sa Petite philosophie pour jours tristes.
Après Khaos, je viens de voir un autre film documentaire, décidément la réalité dépasse la fiction, Into the abyss (Au fond de l'abîme), que l'Allemand Werner Herzog est allé tourner au Texas. Il y confronte l'imbécilité du crime gratuit (trois morts, simplement pour voler une voiture) et la violence, tout aussi sordide et inane, de la peine capitale. Car un des deux meurtriers, qu'il a pu interviewer avant son exécution, a été condamné à mort, malgré son jeune âge, et son état infantile, voire débile : le 24 octobre 2001, Jason Burkett (lui-même fils et frère de prisonniers) et Michael Perry tuent de sang-froid Sandra Stolter, la mère d'un de leurs copains, pour lui voler sa belle voiture décapotable rouge, puis ils tuent Adam Stolter et son copain Jeremy, afin de leur dérober les passes nécessaires pour pénétrer dans le quartier ultra-sécurisé des Stolter. Ces deux paumés vont faire croire qu'ils ont gagné au loto pour acheter cette voiture, avant d'être rapidement suspectés et pris par la police après une fusillade sévère.
Herzog les interroge en 2011 dans leur prison de haute sécurité, à travers une vitre. Perry est à huit jours de son exécution programmée, Burkett a lui, été condamné à la perpétuité, assortie d'une peine de sûreté de quarante ans. Il interroge aussi la sœur d'Adam et fille de Sandra, brisée par l'événement, qui a suspendu sa ligne téléphonique, de peur que ça lui apprenne un nouveau drame, et qui ira assister à l'exécution, et le frère de Jeremy, qui garde précieusement le portrait de son cadet. Perry, lui, est complètement à côté de la plaque, et produit un discours nébuleux, dans lequel sa conversion lui permet d'oublier aussi bien les actes passés (il n'a jamais eu un mot pour ses victimes, il est quasiment dans la négation de l'événement) que sa mort prochaine.
"C'est le vie qui a du sens, pas le mal. On a pensé le sens à l'envers. En cherchant le sens du mal, sans développer celui de la vie. Les conséquences se lisent sous nos yeux. Détresse extérieure. Logiques aberrantes glorifiant la violence, le mal et la souffrance d'autrui. Détresse intérieure. Ignorance complète de soi-même. Désespoir. Fuite éperdue dans tous les sens. Dans l'activisme extérieur. Dans l'hédonisme narcissique", nous dit Bertrand Vergely, dans son Voyage au bout d'une vie. On le voit bien avec Burkett, le deuxième condamné, qui a été sauvé de la peine de mort par son père venu témoigner que le responsable de la tragédie, c'était lui, le père absent (presque toujours en prison, et qui n'en sortait que pour faire un nouvel enfant à sa femme) qui a laissé à sa famille une vie pourrie et sans éducation. On voit là étalée l'engrenage de la reproduction sociétale, que stigmatisait Bourdieu dans les années 70, dans un autre sens d'ailleurs.
Car le contexte de la petite ville où se sont déroulés les faits est terrible : Perry n'avait plus de famille, il vivait dans la voiture d'une copine avant d'aller cohabiter avec Burkett dans sa caravane délabrée. Les sans domicile fixe sont nombreux (on nous montre toutes ces caravanes déglinguées, contraste saisissant avec les villas hautement sécurisées du quartier des victimes), les parents inexistants, les armes sont en vente libre, c'est la jungle. On retrouve ce que dit Antoine Marcel,dans son Traité de la cabane solitaire : "La misère, chez nous, réside plus dans l'exclusion que dans la pauvreté. Les gens ont appris à se croire malheureux tout en souffrant d'un excès de nourriture. Devant la télévision, ils comparent leur vie aux images de mondes qui n'existent pas". La société la plus riche du monde est aussi celle qui exclut le plus et qui fabrique le plus de violence. Le nombre de meurtres y est exponentiel, preuve s'il en est que la peine de mort ne résout rien.
Herzog interroge aussi l'aumônier de la prison qui explique ce qu'il fait – et les larmes lui viennent aux yeux, quand il raconte qu'il accompagne le condamné et lui tient la cheville au moment de sa mort –, et qui sait que la vraie souffrance est spirituelle. Et surtout le bouleversant fonctionnaire de la mort (le bourreau) qui passe en sa compagnie la dernière journée du condamné, lui porte son dernier repas, l'emmène à sa dernière douche, lui donne ses derniers habits, avant de le ligoter avec ses aides sur le lit de la mort programmée. Ce fonctionnaire a craqué après avoir exécuté une femme, il a démissionné, depuis, il est devenu un farouche opposant à la peine de mort. Et tant pis s'il a perdu par la même occasion ses allocations-retraite, car les USA, c'est aussi ça, on fait payer ceux qui ne veulent plus obéir.
Alors, le Mal, c'est l'ignorance (l'éducation n'est pas passée par là, Burkett par exemple ne savait pas lire), c'est la bêtise (le manque de jugement de ces deux jeunes, leur incapacité de trouver une autre solution pour parvenir à leurs fins) qui finit par confiner au déni de réalité (au fond, Perry ne sait pas pourquoi il va être exécuté), c'est aussi la volonté de puissance que donnent une arme et une belle voiture. Le Mal, c'est le chaos (l'univers avant Dieu ?), et pourtant, comme le montre le réalisateur, au-delà de la terrifiante monstruosité de ceux qui sont passés à l'acte, il y a encore de l'humanité. Et, inversement, on voit bien l'inhumanité que recèle le sentiment de vengeance, aussi bien individuelle que collective (et la peine de mort n'est rien d'autre).
Herzog fait surgir les démons et les fantasmes d'une Amérique qui ne se remet pas de sa création par la violence : le génocide des Indiens et l'esclavage des Noirs. Et qui continue à en payer le prix. Le Mal rôde, la diffusion généralisée des armes (il faut être inconscient pour croire qu'elles ne serviront jamais !), la drogue, les envies irrépressibles de consommation liées à la publicité envahissante, l'infantilisation de la société entière par les jeux vidéo et la télévision ou par les nouveaux jeux du cirque, sportif ou électoral, tout pousse à penser que longtemps encore Caïn va tuer Abel.

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