cette
indifférence aux souffrances qu'on cause et qui, quelques autres
noms qu'on lui donne, est la forme terrible et permanente de la
cruauté.
(Marcel
Proust, Du
côté de chez Swann)
Le
Mal nous environne, ça ne fait aucun doute. J'y appose un grand M,
parce qu'il faut bien différencier nos petits maux, notamment
physiques et même moraux, du Mal que je qualifierai presque de métaphysique, celui
qui fonde la société (voir le mythe de Caïn et Abel) tout autant
qu'il en mine les fondements. J'en ai parlé la semaine dernière
avec ces employeurs abusifs, on le voit tous les jours dans les faits
divers, et la littérature en est remplie, et pas seulement les
romans policiers. Comme écrivait André Gide, on ne fait pas de
bonne littérature avec de bons sentiments (je cite de mémoire). Et
chacun sait que les bonnes intentions ne suffisent pas pour empêcher
le Mal. "Les
assassins de personnes physiques sont sous les verrous. Les assassins
de personnes morales et spirituelles courent toujours. Ils continuent
de semer la mort autour d'eux, en enfermant le monde dans une vie
pauvre et limitée",
écrit Bertrand
Vergely, dans sa Petite
philosophie pour jours tristes.
Après
Khaos,
je viens de voir un autre film documentaire, décidément la réalité
dépasse la fiction, Into
the abyss
(Au fond de l'abîme), que l'Allemand Werner Herzog est allé tourner
au Texas. Il y confronte l'imbécilité du crime gratuit (trois
morts, simplement pour voler une voiture) et la violence, tout aussi
sordide et inane, de la peine capitale. Car un des deux meurtriers,
qu'il a pu interviewer avant son exécution, a été condamné à
mort, malgré son jeune âge, et son état infantile, voire débile : le 24
octobre 2001, Jason Burkett (lui-même fils et frère de prisonniers)
et Michael Perry tuent de sang-froid Sandra Stolter, la mère d'un de
leurs copains, pour lui voler sa belle voiture décapotable rouge,
puis ils tuent Adam Stolter et son copain Jeremy, afin de leur
dérober les passes nécessaires pour pénétrer dans le quartier
ultra-sécurisé des Stolter. Ces deux paumés vont faire croire
qu'ils ont gagné au loto pour acheter cette voiture, avant d'être
rapidement suspectés et pris par la police après une fusillade
sévère.
Herzog
les interroge en 2011 dans leur prison de haute sécurité, à
travers une vitre. Perry est à huit jours de son exécution
programmée, Burkett a lui, été condamné à la perpétuité,
assortie d'une peine de sûreté de quarante ans. Il interroge aussi
la sœur d'Adam et fille de Sandra, brisée par l'événement, qui a
suspendu sa ligne téléphonique, de peur que ça lui apprenne un
nouveau drame, et qui ira assister à l'exécution, et le frère de
Jeremy, qui garde précieusement le portrait de son cadet. Perry,
lui, est complètement à côté de la plaque, et produit un discours
nébuleux, dans lequel sa conversion lui permet d'oublier aussi bien
les actes passés (il n'a jamais eu un mot pour ses victimes, il est
quasiment dans la négation de l'événement) que sa mort prochaine.
"C'est
le vie qui a du sens, pas le mal. On a pensé le sens à l'envers. En
cherchant le sens du mal, sans développer celui de la vie. Les
conséquences se lisent sous nos yeux. Détresse extérieure.
Logiques aberrantes glorifiant la violence, le mal et la souffrance
d'autrui. Détresse intérieure. Ignorance complète de soi-même.
Désespoir. Fuite éperdue dans tous les sens. Dans l'activisme
extérieur. Dans l'hédonisme narcissique",
nous dit Bertrand
Vergely, dans son Voyage
au bout d'une vie.
On le voit bien avec Burkett, le deuxième condamné, qui a été
sauvé de la peine de mort par son père venu témoigner que le
responsable de la tragédie, c'était lui, le père absent (presque
toujours en prison, et qui n'en sortait que pour faire un nouvel
enfant à sa femme) qui a laissé à sa famille une vie pourrie et
sans éducation. On voit là étalée l'engrenage de la reproduction
sociétale, que stigmatisait Bourdieu dans les années 70, dans un
autre sens d'ailleurs.
Car
le contexte de la petite ville où se sont déroulés les faits est
terrible : Perry n'avait plus de famille, il vivait dans la
voiture d'une copine avant d'aller cohabiter avec Burkett dans sa
caravane délabrée. Les sans domicile fixe sont nombreux (on nous
montre toutes ces caravanes déglinguées, contraste saisissant avec
les villas hautement sécurisées du quartier des victimes), les
parents inexistants, les armes sont en vente libre, c'est la jungle.
On retrouve ce que dit Antoine Marcel,dans son Traité
de la cabane solitaire :
"La
misère, chez nous, réside plus dans l'exclusion que dans la
pauvreté. Les gens ont appris à se croire malheureux tout en
souffrant d'un excès de nourriture. Devant la télévision, ils
comparent leur vie aux images de mondes qui n'existent pas".
La société la plus riche du monde est aussi celle qui exclut le
plus et qui fabrique le plus de violence. Le nombre de meurtres y est
exponentiel, preuve s'il en est que la peine de mort ne résout rien.
Herzog
interroge aussi l'aumônier de la prison qui explique ce qu'il fait –
et les larmes lui viennent aux yeux, quand il raconte qu'il accompagne le condamné et
lui tient la cheville au moment de sa mort –, et qui sait que la
vraie souffrance est spirituelle. Et surtout le bouleversant
fonctionnaire de la mort (le bourreau) qui passe en sa compagnie la
dernière journée du condamné, lui porte son dernier repas,
l'emmène à sa dernière douche, lui donne ses derniers habits, avant de le ligoter avec ses aides
sur le lit de la mort programmée. Ce fonctionnaire a craqué après
avoir exécuté une femme, il a démissionné, depuis, il est devenu
un farouche opposant à la peine de mort. Et tant pis s'il a perdu
par la même occasion ses allocations-retraite, car les USA, c'est
aussi ça, on fait payer ceux qui ne veulent plus obéir.
Alors,
le Mal, c'est l'ignorance (l'éducation n'est pas passée par là,
Burkett par exemple ne savait pas lire), c'est la bêtise (le manque
de jugement de ces deux jeunes, leur incapacité de trouver une autre
solution pour parvenir à leurs fins) qui finit par confiner au déni
de réalité (au fond, Perry ne sait pas pourquoi il va être
exécuté), c'est aussi la volonté de puissance que donnent une arme et une belle voiture.
Le Mal, c'est le chaos (l'univers avant Dieu ?), et pourtant, comme
le montre le réalisateur, au-delà de la terrifiante monstruosité
de ceux qui sont passés à l'acte, il y a encore de l'humanité. Et,
inversement, on voit bien l'inhumanité que recèle le
sentiment de vengeance, aussi bien individuelle que collective (et la peine de
mort n'est rien d'autre).
Herzog
fait surgir les démons et les fantasmes d'une Amérique qui ne se
remet pas de sa création par la violence : le génocide des
Indiens et l'esclavage des Noirs. Et qui continue à en payer le
prix. Le Mal rôde, la diffusion généralisée des armes (il faut être inconscient pour
croire qu'elles ne serviront jamais !), la drogue, les envies
irrépressibles de consommation liées à la publicité envahissante,
l'infantilisation de la société entière par les jeux vidéo et la
télévision ou par les nouveaux jeux du cirque, sportif ou
électoral, tout pousse à penser que longtemps encore Caïn va tuer
Abel.
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