trop
d'abstractions m'environnent, où je ne peux faire le tri, trop de
branchements simultanés sur des temps, des espaces, des modes de
vivre que tout sépare.
(Danièle
Sallenave, Le
principe de ruine)
La
survenue d'Alejandra dans ma vie, qui me confronte avec un certain
exotisme tropical, coïncide avec la lecture que je viens d'achever
du livre de Danièle Sallenave, Le
principe de ruine (coll.
L'un
et l'autre,
Gallimard, 1994). Je connais cet auteur (et permettez-moi de ne pas
écrire auteure !) depuis longtemps. On avait dû mettre au programme
des lectures obligatoires de nos élèves-bibliothécaires vers 1990
son recueil de nouvelles Un
printemps froid,
j'avais apprécié son très beau livre sur les pouvoirs de la
littérature, Le
don des morts
(et avec un titre superbe en plus), depuis que je blogue, je la cite
souvent (en particulier pour son livre « Nous,
on n'aime pas lire »,
que tout prof de français devrait connaître, même s'il n'est pas exempt de contradictions) et j'ai même assez
longuement parlé de son livre Viol
(28 février 2012). Et pour une fois qu'il y a un bon écrivain à
l'Académie française, et de surcroît une femme, ce n'est pas moi
qui m'en plaindrais ! Ça
nous change des Giscard d'Estaing !
Voici
donc que je suis tombé à la Médiathèque du quartier (bravo pour
avoir conservé sur ses rayons un ouvrage ayant dix-huit ans d'âge, à
l'heure du désherbage intensif, abusif et parfois insensé des rayonnages, où
l'ancien, fût-il bon, doit faire impérativement place au nouveau, parfois
nullissime, mais demandé – ah ! cette tyrannie du
consommateur et de la nouveauté, qui nous en guérira ?) sur ce
récit, ou plutôt ces méditations tirées d'un voyage que l'auteur
a fait en Inde dans les années 90. Ce n'est pas la première fois qu'elle y vient, elle
y retrouve donc la cohue, la saleté, les odeurs, la cuisine, les modes de vie, la religiosité, les ruines (tout
semble ruine : cf le film Indian
palace,
que j'ai signalé le 9 mai dernier ici même) et "le
sentiment toujours renaissant que nous ne sommes rien, que nous
voyons à peine, et que c'est aussitôt la nuit (au propre comme au
figuré)". Dans ces villes et bidonvilles (slums) tentaculaires,
aussi bien que dans les campagnes, dans les temples ou au bord des
fleuves sacrés, elle appréhende avec force le fait que "je ne
suis pas de ce temps ni de ce lieu, parce qu'à son passé aussi je
suis étrangère ainsi que tous les miens",
comme si elle voguait dans une inquiétante étrangeté.
Elle
fait aussi divers constats sur la beauté de la jeunesse, très
nombreuse et la flétrissure rapide due à la dureté de la vie :
"Mais
comment se fait-il qu'à de rares exceptions près, tous les enfants
ou adolescents sont beaux, ce qui est loin d'être le cas chez
nous ?"
Elle en conclut que "les
principales laideurs viennent avec les nuances de la
« civilisation », qui rend plus solide, plus résistant,
parfois plus intelligent, mais plus lâche, égoïste et cruel – et
plus laid".
Autre constat sur les Indiens qui prennent le temps de prier à
l'apparition du jour et du soleil ; elle se dit : "Après
tout, ce jour nouveau aurait pu ne pas luire pour moi : cela
mérite bien qu'on en suspende un moment les tâches".
Au bout d'un moment, elle n'en peut plus pourtant de la nourriture et de ses
épices : "L'habitude,
la bêtise de l'habitude a pris le dessus, et contre la bêtise
obtuse du corps, on ne peut rien".
Et puis, de ces villes extraordinairement polluées ("Il
me faut pour vivre, même dans les grandes villes, de l'air, de
l'espace, du silence, une manière apaisée d'être soi tout en étant
au monde"),
elle voit bien que "leur
excès de développement entraîne l'impossibilité que tous puissent
se régler sur le même modèle ; [qu'il] accroît les tensions ;
creuse le fossé ; multiplie les distinctions entre riches et
pauvres".
En
même temps, elle sait qu'on ne voit pas grand chose en voyage :
"J'ai
été longtemps, et comme j'aimais cela !, une voyageuse fruste,
une voyageuse des premiers voyages, que tout dépayse, excite, émeut.
La vue des autres races, les premières odeurs",
qu'on construit soi-même ce que l'on voit : "dans
le moment du voyage et de la découverte, rien ne vient contrarier
l'illusion, la naissance du mirage, et nous allons les yeux emplis
d'un monde qui n'existe pas, où nous ne voyons, en fait, que
nous-mêmes et les constructions de notre esprit".
Eh oui, l'illusion du voyageur, même s'il a les yeux et l'esprit
ouverts, qui ne peut que saisir des impressions, elle connaît bien
ça, elle, la grande intellectuelle.
Cependant,
elle pense avoir progressé : "Est-ce
que cela, que je vois maintenant, j'aurais su plus tôt le voir aussi
bien ? Sans doute pas : les voyages n'auraient pas formé
ma jeunesse, mais c'est parce qu'elle avait été formée dans les
livres que la maturité m'a donné l'usage du monde".
Oui, vieillir, voyager beaucoup, aussi bien que lire, change la donne : on sait mieux
penser ce que l'on voit, débarrassé des préjugés et des bornes
qui nous attachent. Pendant son voyage, elle lit Pather
Panchali (La
complainte du sentier,
de Bibhouti Boushan , le grand roman indien classique, éd.
Gallimard) pour compléter son imprégnation. Bien sûr, pour les
Indiens des villes comme de la campagne, elle est une intruse :
"tout
en me laissant regarder comme si j'étais une mouche, un objet, une
chose, je regarde",
mais regardant à son tour, et en particulier dans l'observation des
corps, elle trouve du sens, comme au théâtre : "telle
a été pour moi, bizarrement, la leçon du théâtre : plus que
les textes, qu'au fond je connais mieux en les lisant, ce sont les
corps que j'ai appris à voir ; le silence ; et une main
dans la lumière. Patience ; lenteur, immobilité : alors,
le sens se lève".
Mais
l'Inde est un pays si immense, si étrange qu'on n'en sort pas tout à
fait comme d'un autre pays ; elle conclut : "Pourtant,
dans le hall de l'aéroport, minuit, il me vient ceci : arrive
un moment où on ne quitte
pas l'Inde, mais où l'on s'en
échappe".
Très
beau livre, à déguster lentement... avant de partir en voyage ?
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire