lundi 8 octobre 2012

8 octobre 2012 : la torture par le portable


Eh bien ! on sera seul. Et vous pouvez le faire sonner et résonner, ce petit mot. Écoutez sa cruelle musique. Seul. Seul. Seul. Seul. Tout seul. Ça ne sonne pas faux. Ça sonne dur. Ça sonne plein. Seul : on ne pense pas pour toi, tu penses pour toi ; aucun secours à attendre ; tu as opté pour le moins commode. La pensée n'est pas un fauteuil. Tu marcheras seul dans ta force. Dans ta faiblesse aussi. Tu t'assiéras seul sur les tas de cailloux. Tu panseras seul les plaies de tes pieds – tu PENSERAS seul les plaies de ta vie. SEUL.
(Georges Hyvernaud, Feuilles volantes)


Décidément, nous naviguons en pleine barbarie, en ce moment ! Les assassinats l'autre jour, les terroristes ce week-end, sans parler de la barbarie des états (manifestations réprimées avec sauvagerie, camps de roms vidés sans ménagement, sans-papiers mis en rétention, policiers véreux, fermetures boursières d'usines, n'insistons pas davantage), ne laissent pas de m'inquiéter (j'aime bien cette tournure de la langue classique)...
Je viens en effet de voir un film, Después de Lucía, (traduit par Après Lucia). Cette fois, il s'agit tout simplement des brimades, viols et humiliations infligées à une jeune fille par ses camarades lycéens, à l'insu du corps enseignant, aussi bien que de son père. Lucía, la mère d'Alejandra, vient de mourir dans un accident d'automobile. Le père, Roberto, désarçonné, décide de quitter leur petite ville provinciale pour Mexico, où il trouve vite du travail. Là, la jeune fille est placée dans un lycée fréquenté par les classes aisées. Elle ne tarde pas à être invitée à un week-end dans la villa luxueuse de l'un des lycéens, en l'absence des parents, bien entendu. L'alcool et la drogue circulent, et Alejandra est quasiment violée (en fait, elle est d'une passivité inquiétante depuis la mort de sa mère) par le plus coté des garçons du lycée qui filme la scène avec son téléphone portable sophistiqué. Et dès le lendemain, la scène circule sur tous les portables du lycée (paraît que ça s'appelle du sexting en anglais et sexto en français, mot-valise composé de sexe et de texting ou texto) et même sur internet ! Elle est dès ce moment considérée comme une pute par les garçons machistes qui cherchent à tout prix à la coincer, mais aussi par les filles, jalouses de sa beauté et de son intelligence, qui lui coupent les cheveux. Elle vit dès lors un véritable martyre, dont le point culminant sera le voyage scolaire à Vera Cruz. Je n'en dis pas plus.

L'affreuse solitude du père et de la fille, empêtrés dans le deuil, qui s'aiment beaucoup, mais ne se parlent guère (elle ne lui dit rien de ses souffrances), l'incroyable manque de présence des enseignants et du personnel éducatif (il s'en passe des choses dans ce lycée pourtant, et ça fait froid dans le dos), la veulerie, le cynisme et la barbarie foncière de ces jeunes richissimes obsédés par le sexe, la drogue, l'alcool et les réseaux sociaux, tout cela entraîne la tragédie. Alejandra, murée dans la solitude, le mutisme et dans la soumission parce qu'elle ne veut pas inquiéter son père, est une proie rêvée pour tous ces petits cons, garçons et filles privilégiés, qui rappellent les deux monstres glacés du film terrifiant de Haneke, Funny games : des nazis en puissance. Je pensais que l'un d'entre eux, surnommé le Gros, dont tout le monde se moque, comprendrait l'horreur subie par Alejandra : que nenni, il n'est pas le dernier à profiter de la situation. C'est un film parfaitement maîtrisé, superbement interprété par Tessa Ia (on a remarqué que, les cheveux coupés, et vu son calvaire, elle rappelle la Jeanne d'Arc de Dreyer), que tous les enseignants et personnels d'accompagnement en lycée et collège devraient voir. Presque un film d'utilité publique !
Par ailleurs, le film démontre une fois de plus la nocivité des appareils de téléphonie portables, sans doute utiles comme outils de communication (mais ont-ils leur place au lycée ?), mais hyper dangereux quand ils sont détournés pour des usages sadiques par des tortionnaires, comme il doit, hélas, s'en cacher pas mal au milieu de gens qu'on croit normaux. "Je regarde autour de moi et je vois surtout le goût de la compétition, du pouvoir et de l'avoir. Le goût de l'esclavage. Le sadisme et le masochisme. Le terrorisme et la trouille. L'arrivisme et le conservatisme mesquin. En somme, bien peu de véritable désintéressement et d'authentique générosité", disait déjà Georges Picard, dans Tout m'énerve. Est-ce que notre société avec son libéralisme effréné, ses exemples déplorables venant de très haut, sa télé-réalité voyeuriste et imbécile, sa technologie de pointe dont seuls les aspects les plus futiles et les plus dégradants sont immédiatement assimilés par de jeunes écervelés, ne développe pas ce genre de comportements ? Ça fait un peu peur, je l'avoue !
Alexandre Jollien, dans La construction de soi, nous rappelle que "dès l'aurore, Marc-Aurèle gardait à l'esprit, pour rester en paix, qu'il pouvait croiser à tout moment un indiscret, un ingrat, un fourbe, un violent, un égoïste !" L'empereur philosophe n'avait pas tout à fait tort !

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