alors
je tuerai tout le monde et je m'en irai.
(Alfred
Jarry, Ubu roi)
La
dictature de la majorité m'a toujours insupporté. Même enfant. Je
me souviens en CM 2 comment une large majorité de la classe s'était
liguée contre une pauvre fille qui n'était pas bien douée, un peu
laide, très grande (j'étais minuscule) et plus âgée (j'avais un
an d'avance, ça devait nous faire deux, peut-être même trois ans
d'écart), mal fagotée, sans doute (mais après tout, je n'en savais
rien) pas assez aimée chez elle, et objet de toutes les moqueries.
Elle était devenue ma préférée, en particulier quand on jouait en
cour de récréation au jeu « Entre les deux, mon cœur
balance », une ronde enfantine assez cruelle, où on devait
choisir entre deux filles (ou garçons) placées au milieu de la
ronde, et où à la fin tout le monde donnait un coup à celle (ou
celui) qui n'avait pas été choisie, et embrassait celle choisie. Je la choisissais.
"Entre
les deux, mon cœur balance
Je
ne sais pas laquelle aimer des deux
C'est
à, c'est à, c'est à Françoise ma préférence,
Et
à Caroline les cent coups de bâton
Ah!
Caroline si tu crois que j't'aime
Mon
p'tit cœur n'est pas fait pour toi
Il
est fait pour celle que j'aime
Et
non pas pour celle qu'j'n'aime pas."
Ça
me fendait le cœur de voir qu'à chaque fois elle était battue, et
que souvent on faisait exprès de la mettre au milieu pour servir d'exutoire à
la méchanceté générale. C'était déjà, en somme, de la
télé-réalité, où il faut choisir et éliminer. Tout ça pour en
venir à parler de la télévision, qui est vraiment le règne de
cette majorité épouvantable qui semble gouverner le monde. Il est
loin le temps où Jean-Pierre Mocky se livrait en 1968 dans un film
prémonitoire, La grande lessive,
et avec l'aide de Bourvil, à une démolition en règle des abus de
la télévision dans la conscience des jeunes élèves. Remarquons
que ce film ne passe quasiment jamais à la télévision et
qu'aujourd'hui où tous les films sont coproduits par la télévision,
il ne trouverait pas de financement ! Et pourtant, à l'époque,
on n'avait encore rien vu ! Loin aussi le temps où Bertrand
Tavernier en 1979, dans La mort en direct,
dénonçait les dérives de l'audimat.
Mais
quelques films jouissifs sortis récemment sont encourageants. Tout
de même, le pouvoir arrogant de la télévision, cette machine à décerveler
parfaitement ubuesque (la plupart des animateurs semblent sortis tout
droit des pièces de théâtre d'Alfred Jarry, qui ont pourtant plus
de cent ans), il est bon de le dénoncer sans cesse et toujours,
d'autant plus que c'est devenu l'unique source de « culture »
d'une majorité de la population, chez qui les postes sont ouverts à longueur de journée. on ne parle plus que de ça (et des "buzz" d'internet) dans les
conversations au bureau, dans les transports en commun le matin,
« Qu'est-ce que t'as regardé hier au soir ? T'as vu un
tel ? T'as regardé les guignols ? » etc.
Je
n'ai pas vu Superstar,
le film français. Mais sur le même sujet, le film italien Reality
est magnifiquement réussi. Il
se passe à Naples, dans les milieux populaires, où une émission de
télé-réalité « Il grande fratello », fait fureur.
Luciano, le poissonnier, beau parleur, poussé par ses jeunes
enfants, tente le casting. Il n'y croit pas trop, mais peu à peu, se
prend au jeu, il attend les résultats avec impatience, devient une
vedette dans son quartier, et malgré les mises en garde de quelques
membres de sa famille, convaincu qu'il va être un des heureux élus,
vend sa poissonnerie. Il remarque autour de lui des va-et-vient de
personnes inconnues, se persuade qu'il s'agit de gens de la télé
incognito qui viennent s'assurer en cachette qu'il est un candidat
valable, et finit par sombrer dans un délire paranoïaque dont il ne
ressort pas indemne. Cette dénonciation par l'absurde des
téléspectateurs voyeuristes est une vraie réussite, avec la
tchatche italienne (ah ! le plaisir de voir un film italien en
langue originale !), et démontre le vide spirituel dans lequel notre
société tout entière (la société du
spectacle chère à
Guy Debord ?) est en train de sombrer.
Quant
au film américain God bless America,
il est sensationnel, à tous points de vue. Là, la
télévision-poubelle est en toile de fond permanente, avec
l'abrutissement omniprésent opéré par les reality shows, les
innombrables spots publicitaires, les émissions de talk-show où
l'animateur, généralement ultra-réactionnaire, prend la vedette et
écrase l'invité... Le héros, Frank, est un Américain moyen, divorcé,
harcelé par sa petite fille hystérique, qui ne veut plus le voir
parce qu'il ne lui offre pas les dernières nouveautés numériques. Il est gêné par le jeune couple de voisins qui regardent la télé à
longueur de journée et dont le bébé est un hurleur de première, et qui se débrouillent pour garer leur voiture de manière à l'empêcher de pouvoir sortir la sienne.
Frank est dérouté par les discussions absurdes avec ses collègues de bureau
qui ne tournent qu'autour des derniers potins télévisuels les plus
débiles, et en particulier qui se moquent d'un jeune homme qui s'est
présenté à une émission particulièrement obscène du style
Nouvelle star. Frank donc, apprenant qu'il est atteint d'une tumeur
au cerveau, qu'il est viré de son travail pour harcèlement sexuel
(il a offert des fleurs à la réceptionniste de la boîte !), prend
le taureau par les cornes, s'empare des armes qu'il possède, en
achète d'autres et part à l'aventure pour libérer l'Amérique de
tous ces horribles personnages qui polluent l'environnement : il
s'en prend donc d'abord à une lycéenne infecte d'une émission de
télé-réalité (« Je suis belle et riche »,
clame-t-elle à tout bout de champ et pique une crise quand ses parents lui offrent une belle voiture et non pas le 4x4 qu'elle voulait), il la tue, et à cette occasion,
est rejoint par une autre lycéenne un peu paumée, Roxy, admiratrice
de son acte. En fait, Roxanne est en décalage avec les autres ados de son âge, complètement décervelées pour ce qu'on peut en voir. Tous deux partent sur les routes, s'attaquent à un présentateur de talk-show
qui a l'habitude de déverser sa haine sur les progressistes et de
propager la peur (hop, éliminé lui aussi), à un groupe de
manifestants anti-avortement et anti-pédés (ils ne pourront plus manifester !),
à des jeunes abrutis qui passent la séance de cinéma à répondre
au téléphone portable, à parler fort et à bouffer du pop-corn (ça
va mal finir pour eux !), et enfin ils rejoignent le studio où est
enregistré l'émission Ultrastarzs. Et là, en direct à la télé, Frank et Roxane se livrent en direct à un jeu de massacre. Tout cela est un
mélange de Bonnie and Clyde et
d'une sorte de road movie filmé à la manière d'un dessin animé
(les séances de tuerie ne sont en aucune manière violentes, mais
stylisées). La séquence dans le cinéma m'a forcément
enthousiasmé, moi qui peste quand je vais dans un cinéma commercial
(CGR, UGC) contre les bruits de pop-corn et parfois les sonneries de
téléphone portable. Quant à la séquence finale dans le studio de
télévision, gageons que Jean-Pierre Mocky ne la désavouerait pas :
que la platitude, la servilité, l'indignité, la bêtise de ce genre
d'émissions, les ravages qu'elles propagent dans notre société
(les téléspectateurs vivent par procuration), soient dénoncées
avec cette virulence, m'a réconcilié pour un moment avec le cinéma
américain. Ouf, il n'y a pas que des blockbusters débiles pour handicapés mentaux !
On
me rétorquera qu'avec la multiplicité des chaînes de télévision,
il y a beaucoup d'émissions intéressantes. Certes, mais elles sont noyées
dans une telle masse qu'il faut les chercher... Et visiblement, aussi
bien les couches populaires en Italie (Reality)
que les classes moyennes aux USA (God bless America)
ne les regardent pas et sont coincées, manipulées entre spots
publicitaires et émissions débilissimes ! Ce qui développe
leur paresse intellectuelle. Et je ne parle pas des enfants et des
jeunes nourris à cette malfaisance... Ça
fait peur !
Je
parierai que ces deux films n'auront pas beaucoup de succès :
les gens n'aiment pas le reflet de la réalité, ni qu'on s'en prenne
à leur support favori. Tant pis. Après tout, là, on est dans la
salubrité publique. Il y va de la santé mentale de la population...
"N'importe
quelle sottise peut provoquer un mouvement dès l'instant que, autour
d'elle, elle groupe une majorité !",
dit Abel dans la pièce de théâtre d'August
Strindberg, Camarades.
Vivent
les minorités ! J'entendais ces jours-ci à la radio que ce mot
était devenu non-politiquement correct, on ne l'emploie plus !
Tant pis, je l'aime, moi, ce mot, et suis fier de faire partie de
tout un tas de minorités...
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