la
gauche, si elle veut rester elle-même, prend position pour
l'inclusion, pour l'acceptation de l'autre, du différent, de
l'exclu. La droite, au contraire, exclut et a tendance à réserver
les avantages et les privilèges aux classes et aux groupes, aux
nationalités, aux pays et aux factions qui ont déjà en main
avantages et privilèges.
(Luciano
Canfora, L'imposture
démocratique : du procès de Socrate à l'élection de G.W.
Bush,
trad. Pierre-Emmanuel Dauzat, Flammarion, 2003)
Je
continue de lire, et je viens d'achever le bref mais terrifiant livre de
Pierre Douillard-Lefevre,
L'arme à l'œil : violences d'État et militarisation de la police
(éd. Le bord de l'eau, 2016). Au moment où un autre homme a encore
perdu un œil
lors de la dernière manifestation contre la loi travail, cette
lecture n'est pas inutile. Quand Rémi Fraisse est mort à Sivens, ce
n'était ni une « bavure », ni un « accident » : c'était la conséquence du processus de militarisation de la police,
dont l'impunité n'est plus à démontrer, comme en témoigne
ce livre (extraits plus bas).
L'auteur nous annonce dès son
introduction qu'en 2007, "je
perds l'usage d'un œil,
touché par un tir de lanceur de balles. [...] L'actualité ne
tarissant pas de surenchère policière, ni la cascade de blessures,
mutilations et décès causés par la police, ces pages ne sont donc
qu'une annonce qu'il nous faudra compléter collectivement".
La nouvelle doctrine du maintien de l'ordre semble en effet être de
blesser (ou tuer) un, de manière à anesthésier les
velléités de résistance des autres afin de terroriser les populations. Le
livre explore toutes les faces de cette sécurisation
forcenée du territoire qui, avouons-le, n'a d'ailleurs en rien empêcher les
attentats, mais par contre, qui s'avère efficace pour contrer les
opposants de toutes sortes, qu'il soient contre le nucléaire, le barrage de Sivens, l'aéroport de
Notre-Dame-des-Landes, ou simplement la loi travail. Museler toute
contestation écologique ou politique, voilà le nouveau programme du gouvernement !
Quelques
extraits du livre :
"Les
communicants entrent en jeu. Il faut produire du bruit pour atténuer
le caractère insupportable de la situation, suspendre le temps. Il
faut multiplier les insinuations, essayer de salir à titre posthume
le défunt [Rémi Fraisse], suggérer qu'il est peut-être responsable de sa propre
mort, notamment par une tentative pathétique de semer le doute sur
le contenu d'un sac à dos.
Tout
est fait pour réduire à néant les protestations, étouffer les
braises. Les policiers ont carte blanche : arrestations préventives
de masse, charges sans sommation, places cadenassées. [...] Par un
retournement de situation qu'on croirait sorti de l'imagination
d'Orwell [l'auteur de l'anti-utopie 1984], le rapport [du 28 mai 2015, commandé par le gouvernement] préconise l'arrestation
préventive des individus considérés "suspects", afin de
les empêcher de manifester, dans la continuité directe de la loi de
renseignement. C'est un écho évident aux célèbres "lois
scélérates" de la fin du XIXe siècle, qui réprimaient le
mouvement libertaire.
Les
attentats du 11 septembre 2001 avaient permis d'étouffer les voix du
monde entier qui s'élevaient contre le déchaînement policier à
grande échelle comme quelques semaines plut tôt, sur les
manifestants de Gênes, en Italie. […] Le choc qui suit les
attentats consacre la décomplexion absolue d'un pouvoir socialiste
qui parachève l'avènement d'un état policier. Cet épisode
témoigne aussi de la sidération d'un peuple qui avait communié
dans l'anti-sarkozysme et qui, depuis la victoire socialiste aux
élections, s'apercevra beaucoup trop tard que les nouveaux maîtres
vont plus loin encore que leurs prédécesseurs dans la terrible
offensive policière, patronale et raciste.
Le
LBD 40 [Lanceur de Balles de Défense] donne la certitude à celui qui l'utilise de pouvoir atteindre
précisément sa cible. Ses utilisateurs ne s'en privent pas : les
tirs au visage se multiplient immédiatement après son attribution.
La France ne comptera bientôt plus une région – y compris
d'Outre-mer –, plus une métropole, exemptes d'individus blessés
gravement par ces armes. […] En quelques années, les balles en
caoutchouc de ces deux armes à feu auront frappé des milliers de
personnes et en auront mutilé définitivement plusieurs dizaines.
[…] La cadence des blessés graves s'accélère au rythme des
plaintes classées, des affaires étouffées et de l'omerta
médiatique. Dans l'immense majorité des cas, les tireurs restent
impunis. […] les affaires connues ne sont que la partie émergée
de l'iceberg. Beaucoup de blessés préfèrent se taire, n'ayant pas
les soutiens nécessaires, la force ou les capitaux pour porter
plainte – le droit étant l'une des marchandises
les plus excluantes – contre une institution toute puissante et
capable de les broyer.
Septembre
2012, à Montpellier. Avant un match de football, Florent, habitué
des tribunes, sirote un verre dans une buvette aux abords du stade de
la Mosson. Non loin de là, la Brigade Anti Criminalité s'est lancée
à la poursuite d'un supporter suspecté de porter un fumigène.
[...] les policiers matraquent ceux qui se trouvent sur leur passage.
Ils jettent une grenade de désencerclement et tirent au Flash
Ball.
Florent reçoit la balle dans le visage, alors qu'il est assis devant
son verre. Il perd son œil.
[…] Les
supporters
constituent
pour la police une masse généralement hostile qu'il faut canaliser,
une plèbe à domestiquer, et donc un laboratoire de technique de
contrôle des foules. […] Ces dernières années, à Montpellier et
Lyon, deux hommes ont perdu un œil
en marge d'un match, alors qu'à Nantes, un supporter bordelais est
touché en pleine tête par un tir de Balles de Défense. […] Les
grands événements sportifs doivent servir à distraire
: domestiquer la plèbe et écraser ceux qui gâchent la fête, comme
en témoignent la répression féroce subie par les opposants à la Coupe du monde qui s'est tenue au Brésil en 2014...
Les
individus blessés par la police ne sont pas que des chiffres, des
dossiers ou des articles dans la presse. Ce sont des vies percutées
par la force de l'ordre, une mosaïque de parcours très différents,
les nouvelles gueules
cassées
du monde occidental. [...] mains arrachées, boîtes crâniennes
fracturées, yeux éclatés. Ce sont les dommages collatéraux de
décennies de surenchère sécuritaire. […] Les lanceurs de Balles
de Défense réintroduisent une logique de guerre en prétendant
maintenir l'ordre. Si ce nouvel arsenal tue moins, il possède la
même vocation : mutiler et terroriser.
De
la même manière que l'arsenal sécuritaire est toujours justifié par
un cas exceptionnel afin de se généraliser, l'armement accru de la
police doit toujours être expérimenté à petite échelle avant
d'être utilisé contre tous. […] Les "laboratoires" que
la police française a sélectionnés pour s'exercer à la gestion
démocratique des foules indiquent les populations que la République
considère comme indésirables, indisciplinées. […] Ces
périphéries constituent depuis plusieurs décennies des zones de
relégations, où la présence de l'État
se réduit souvent à la police qui vient tenter de discipliner les
corps et tester ses dernières trouvailles. […] L'écrasante
majorité des blessures graves causées par l'arsenal policier le
sont dans les quartiers pauvres et sur des individus non-blancs. […]
Ce n'est pas par hasard que les partisans de l'ordre nomment
indistinctement zones de non-droit, les périphéries des
métropoles et les ZAD. L'État
désigne ses ennemis de l'intérieur. […] la police française a
fait ses armes en écrasant les luttes contre l'aménagement du
territoire, et en particulier contre les dynamiques anti-nucléaires,
très puissantes dans les années 1970.
Expérimenté
dans des quartiers ciblés, contre des lycéens et sur
les ZAD – mais aussi utilisé dans les zones d'ombre de la
République, comme les prisons et les Centres de Rétention -, le
Lanceur de Balles de Défense, comme le reste de l'arsenal policier,
se généralise. Conçue pour discipliner les pauvres et les
indomptés, cette arme élargit son périmètre destructeur et touche
un public de plus en plus hétérogène. […] Les laboratoires de
l'arsenal policier et l'utilisation des nouvelles armes ont également
une vocation commerciale : elles sont un brevet à l'exportation.
[...] « Si Israël vend des armes, les acheteurs savent
qu'elles ont été testées », déclarait le ministre de
l'Industrie israélien, Ben Eliezer".
une lecture parallèle que je viens de faire
Tout
va bien donc, puisque c'est bon pour le commerce : on exporte
des armes ; on les a au préalable testées en réel, on forme à leur usage les
policiers des pays du tiers-monde (notamment des ex-colonies
françaises, mais pas que) qui peuvent ainsi mater les contestataires
et les opposants, pour le plus grand bien de nos amis dictateurs.
Et
tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, comme disait Pangloss !
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