la
barbarie ne s'oppose pas à la civilisation mais est au cœur de la
civilisation.
(Jean-Bertrand
Pontalis, Un
jour, le crime)
Ah !
La violence, la barbarie ! Bien sûr, ce qui s'est passé à
Échirolles
nous touche profondément, même et surtout si nous nous croyons hors
d'état de nous comporter de la sorte, ce qui est mon cas. Et tout ça
pour un regard, probablement de travers : "l'échange
des premiers regards. Ah ! ce qui se passe d'un être humain à
un autre être humain, c'est toute une histoire ! C'est quelque
chose comme : je reconnais en toi, qui es en face de moi, une
conscience qui est égale à la mienne. C'est ça qui vous est refusé
quand on vous regarde « de haut » ou « froidement »,
quand on a l'impression qu'on « ne vous voit même pas »
(chose qu'expérimentent, par exemple, les vieux)",
nous a pourtant indiqué Danièle Sallenave, dans « Nous,
on n'aime pas lire ».
Ou bien, selon Jean Soublin, dans Le
second regard : voyageurs et barbares en littérature :
"le
respect de l'autre naît aisément dans le cœur de l'homme sincère,
à condition qu'il accepte de regarder attentivement..."
Oui, mais dans notre monde de la vitesse, y a-t-il de la place pour
l'attention ?
Car
on retrouve précisément dans le cas de la tragédie d'Échirolles
l'incapacité (comme dans le roman dont je parlais hier) de régler
un différend par le langage, simplement parce que ce langage, on ne
le maîtrise pas ; là encore, Danièle Sallenave nous éclaire :
"L'inacceptable ?
Oui, parfaitement, j'ose le mot : c'est ce qui se passe quand
une fraction de la jeunesse d'un pays est laissée au bord de la
route. Et privée du secours essentiel de la langue – de sa
langue".
Pour moi qui prend beaucoup le tram, qui me promène dans les rues,
et écoute, je peux confirmer que le langage véhiculaire d'une
grande fraction de la jeunesse actuelle se réduit à quelques
dizaines de mots, mots orduriers inclus. Comment, dans ce cas, être
capable de s'expliquer, de se comprendre... Et si, de plus, on n'a
même plus le droit de se regarder, ça devient effectivement grave !
Mais
enfin, il ne faudrait pas oublier que la barbarie est, au moins
depuis 1914, au cœur même de notre civilisation, et qu'elle peut
devenir collective. J'entendais ce midi à la radio un entretien avec
Jean Échenoz,
dont le dernier roman s'intitule justement 14,
et j'entendais parler à propos de 14-18 de guerre industrielle. Oui,
n'oublions pas, n'oublions jamais que le grand patronat, celui-là
même qui est en train de se plaindre des petits coups de ciseaux
dans ses profits que lui porte le gouvernement actuel, a été, des
deux côtés du Rhin et ailleurs, le grand pourvoyeur des massacres à
grande échelle, qui se sont continués avec l'hitlérisme, et la
mise en place de la raison (dévoyée) au service de la folie
raciste : "Le
Führer l'avait dit dès 1919, il existe un antisémitisme qui naît
du sentiment, et celui-ci risque d'être passager ; il en est un
autre qui s'appuie sur la raison et c'est le seul durable. Voilà
pourquoi il est nécessaire d'agir rationnellement. La raison seule
est implacable. Dictature de la raison"
(Jean-Bertrand Pontalis, Un
jour, le crime).
Oui, le crime rationnel, les usines de la mort que furent les camps
d'extermination (lire Primo Lévi, Robert Antelme, David Rousset et
leurs livres fondamentaux) et que sont les guerres contemporaines. Et
ça continue, malheureusement. Marchands d'armes et spéculateurs sur
les produits alimentaires et énergétiques, sur l'immobilier,
fabriquent une violence qui nous retombera dessus un jour. À
prôner le profit infini, on sait qu'on laisse de côté une grande
majorité de la population qui n'en ramasse, au mieux, que des
miettes.
Quant
à ces jeunes déboussolés, enfermés dans leur singularité ou leur
communautarisme, incapables d'appréhender la singularité de l'autre
autrement qu'en termes de violence (harcèlement, injures, viols,
jusqu'au massacre), je ne sais pas comment on peut les réformer (au
sens qu'on donnait à la Réforme au XVIème siècle) : éduqués
probablement plus par la télévision (et par les pires émissions)
que par des parents absents, plus attentifs à l'école à leur
téléphone portable qu'aux cours forcément ennuyeux (ah ! la
fuite éperdue vers les cours de récré où chacun doit fébrilement
ouvrir le sien, à supposer qu'il soit fermé pendant le cours, ça
doit être quelque chose), il en faudrait des Makarenko pour les
rééduquer. Isabelle Jan m'avait fait connaître et lire son célèbre
Poème
pédagogique (un
pavé de 700 pages), où ce grand pédagogue relate sous forme
romancée son travail à la colonie Gorki pour réformer les mineurs
grands délinquants en Russie dans les années 20, avec pour base :
"L'homme ne peut pas vivre sur terre s'il
n'aperçoit pas devant lui quelque chose de réjouissant, élever
l'homme c'est faire naître en lui des lignes perspectives d'après
lesquelles s'organiseront ses joies de demain."
Nous
vivons dans un monde qu'ont parfaitement défini Milan Kundera dans
La lenteur : "Dans
notre monde l'oisiveté s'est transformée en désœuvrement, ce qui
est tout autre chose : le désœuvré est frustré, s'ennuie,
est à la recherche constante du mouvement qui lui manque"
(et à Échirolles,
le mouvement, c'est la violence exacerbée) et Patrick Chamoiseau
dans L'empreinte à Crusoé :
"L'égoïsme,
le non-solidaire, le chacun pour soi, est en réalité une maladie de
l'individuation exacerbée par le capitalisme"
(et le chacun pour soi, c'est d'une certaine façon la mort de
l'autre).
Regardons-nous,
parlons-nous, élevons-nous les uns les autres, et peut-être de tels
drames seront-ils évités ?
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