mardi 23 octobre 2012

23 octobre 2012 : jusqu'au bout


N'était-ce pas cela, le bonheur : ne pas se prendre les pieds dans soi-même ?
(Carl-Henning Wijkmark, La nuit qui s'annonce)


Autre illusion – mais pourrions-nous vivre sans ça ?, nous faisons comme si tout ça ne devait pas s'arrêter un jour. Comme si nous étions immortels. Bien sûr, au fur et à mesure que l'on avance en âge, on côtoie la mort, celle des autres, et d'abord celle des grands-parents puis des parents, et quand on devient orphelin, on comprend que notre tour est venu, même si c'est encore à un horizon qu'on espère lointain.

 
Le narrateur de La nuit qui s'annonce, roman de Carl-Henning Wijkmark (si subtilement traduit par Philippe Bouquet qu'on le croirait écrit en français), est installé dans une unité de soins palliatifs, en dernière extrémité, c'est-à-dire que les médecins ne peuvent plus rien pour lui, sauf lui éviter la douleur : "L'inéluctable déchéance suit son satané cours, je n'ai plus rien à tirer de l'existence et je ne fais plaisir à personne en prolongeant mon moignon de vie." Pourtant, il a encore une envie de vivre et de comprendre ces derniers moments qu'il partage tout d'abord dans une chambre pour quatre, que ses coéquipiers appellent le "couloir de la mort", dans laquelle il y a un moribond, dissimulé derrière un rideau. Börje le parieur et Harry le clochard drogué achèvent ici leur vie misérable, non sans protester d'ailleurs. Harry "ne protestait pas tellement contre la maladie et la mort que contre ce dont sa vie n'avait été qu'un long refus : l'absence de joie dans l'existence, le manque d'imagination, la servitude dans cette forme de vie qui nous est imposée, tout ce que nous devons endurer pour qu'une petite minorité gagne de l'argent sur notre dos." La douleur est omniprésente cependant, souffrance psychique surtout. "C'est aussi la raison pour laquelle j'ai décliné les visites ; je ne veux pas lire la pitié dans des yeux qui, jadis, me regardaient avec amour ou amitié. Pour quelqu'un comme moi, c'est un véritable poison, c'est la mort avant que le moment en soit venu", confie le narrateur. Il a été dans une vie antérieure un comédien et metteur en scène raté, et de toute façon, il n'avait nulle envie de mener une longue retraite : "J'avais très peur de la dissolution de la vie en une série de petites occupations sans importance que tant de retraités doivent affronter."
Les rares visites sont parfois négatives, comme celle de la famille de Börje, visite qui inspire au narrateur la pensée que "si on n'est plus aimé, il ne sert à rien de continuer à aimer soi-même, le froid s'insinue en vous et le temps s'arrête. On est déjà mort, pour l'essentiel", mais plus intéressantes sont celles des pasteurs, et aussi de Georg le bibliothécaire qui fournit au narrateur, sur sa demande, de nombreux ouvrages qui traitent du sujet de la mort, des livres des morts tibétain et égyptien à La montagne magique... Mais surtout les infirmières sont là, Birgit, tendre et douce, et Angela, dont la beauté les fait encore rêver. Le moribond finit par mourir. Börje et Harry décident d'en finir ensemble, avec la complicité d'Angela. Et, resté seul, le narrateur se retrouve envoyé dans une chambre particulière, surnommée "l'antichambre de la mort". Il y a l'occasion d'approfondir ses réflexions sur la vie : "la personnalité se forme et se fixe dans le perpétuel va-et-vient ou dialogue muet entre le moi et la conscience – de façon inarticulée chez l'enfant en bas âge et aussi, au bout du compte, chez l'être humain qui va mourir", sur la solitude, qui "est une sorte d'anesthésique auquel on finit par prendre goût et il est plus facile pour un vieux solitaire de faire face à l'infini silencieux de l'espace, d'en avoir peur et d'aller s'y perdre, comme nous devrons tous le faire un jour ou l'autre." Et surtout sur un épisode crucial de sa vie. Il a dans sa jeunesse assisté à un meurtre, et est resté complètement passif. "Bref, lorsque, il y a cinquante ans de cela, j'ai assisté à cet événement sans faire quoi que ce soit, je suis devenu une chose à mes propres yeux", conclut-il, phrase qui m'a beaucoup frappé, car j'ai aussi vécu un événement qui m'a chosifié. Chemin faisant, à chaque courte veille succédant à des états d'endormissement et d'inconscience dus à la morphine, il s'interroge sur l'euthanasie, le suicide assisté, la technicité des soins palliatifs, la présence dans l'hôpital d'un médecin thanatologue, et le fait de constater vouloir malgré tout continuer à vivre jusqu'au bout sa rencontre avec la mort.
"Et l'on dit en effet que le sage vit autant qu'il le doit et non autant qu'il le peut. Le meilleur cadeau que la Nature ait pu nous faire, et qui nous ôte toute raison de nous plaindre de notre condition, c'est de nous avoir laissé la clef des champs ; elle n'a mis qu'une seule entrée à la vie, mais cent mille façons d'en sortir", nous dit Montaigne, dans Les Essais (II, 3, 4). Le narrateur choisit ici d'aller jusqu'au bout, sans se plaindre, même s'il a pu constater comme la poétesse Edith Södergran que la douleur "nous offre tous les gros lots de la vie : l'amour, la solitude et la face de la mort."
Au moment où va bientôt sortir le maître-film de Haneke, Amour, la lecture de ce roman extraordinaire fait réfléchir. Un des plus beaux romans que j'ai lus. À placer aux côtés de La mort d'Ivan Illitch de Tolstoï, c'est-à-dire très haut.

Aucun commentaire: