N'était-ce
pas cela, le bonheur : ne pas se prendre les pieds dans
soi-même ?
(Carl-Henning
Wijkmark, La
nuit qui s'annonce)
Autre
illusion – mais pourrions-nous vivre sans ça ?, nous faisons
comme si tout ça ne devait pas s'arrêter un jour. Comme si nous
étions immortels. Bien sûr, au fur et à mesure que l'on avance en
âge, on côtoie la mort, celle des autres, et d'abord celle des
grands-parents puis des parents, et quand on devient orphelin, on
comprend que notre tour est venu, même si c'est encore à un horizon
qu'on espère lointain.
Le
narrateur de La nuit qui s'annonce, roman de Carl-Henning
Wijkmark (si subtilement traduit par Philippe Bouquet qu'on le
croirait écrit en français), est installé dans une unité de soins
palliatifs, en dernière extrémité, c'est-à-dire que les médecins
ne peuvent plus rien pour lui, sauf lui éviter la douleur :
"L'inéluctable déchéance
suit son satané cours, je n'ai plus rien à tirer de l'existence et
je ne fais plaisir à personne en prolongeant mon moignon de vie."
Pourtant, il a encore une envie de vivre et de comprendre ces
derniers moments qu'il partage tout d'abord dans une chambre pour
quatre, que ses coéquipiers appellent le "couloir
de la mort", dans laquelle il
y a un moribond, dissimulé derrière un rideau. Börje le parieur et
Harry le clochard drogué achèvent ici leur vie misérable, non sans
protester d'ailleurs. Harry "ne
protestait pas tellement contre la maladie et la mort que contre ce
dont sa vie n'avait été qu'un long refus : l'absence de joie
dans l'existence, le manque d'imagination, la servitude dans cette
forme de vie qui nous est imposée, tout ce que nous devons endurer
pour qu'une petite minorité gagne de l'argent sur notre dos."
La douleur est omniprésente cependant, souffrance psychique surtout.
"C'est aussi la raison pour
laquelle j'ai décliné les visites ; je ne veux pas lire la
pitié dans des yeux qui, jadis, me regardaient avec amour ou amitié.
Pour quelqu'un comme moi, c'est un véritable poison, c'est la mort
avant que le moment en soit venu",
confie le narrateur. Il a été dans une vie antérieure un comédien
et metteur en scène raté, et de toute façon, il n'avait nulle
envie de mener une longue retraite : "J'avais très
peur de la dissolution de la vie en une série de petites occupations
sans importance que tant de retraités doivent affronter."
Les
rares visites sont parfois négatives, comme celle de la famille de
Börje, visite qui inspire au narrateur la pensée que "si
on n'est plus aimé, il ne sert à rien de continuer à aimer
soi-même, le froid s'insinue en vous et le temps s'arrête. On est
déjà mort, pour l'essentiel",
mais plus intéressantes sont celles des pasteurs, et aussi de Georg
le bibliothécaire qui fournit au narrateur, sur sa demande, de
nombreux ouvrages qui traitent du sujet de la mort, des livres des
morts tibétain et égyptien à La montagne magique... Mais
surtout les infirmières sont là, Birgit, tendre et douce, et
Angela, dont la beauté les fait encore rêver. Le moribond finit par
mourir. Börje et Harry décident d'en finir ensemble, avec la
complicité d'Angela. Et, resté seul, le narrateur se retrouve
envoyé dans une chambre particulière, surnommée "l'antichambre
de la mort". Il y a l'occasion
d'approfondir ses réflexions sur la vie : "la
personnalité se forme et se fixe dans le perpétuel va-et-vient ou
dialogue muet entre le moi et la conscience – de façon inarticulée
chez l'enfant en bas âge et aussi, au bout du compte, chez l'être
humain qui va mourir", sur la
solitude, qui "est une sorte
d'anesthésique auquel on finit par prendre goût et il est plus
facile pour un vieux solitaire de faire face à l'infini silencieux
de l'espace, d'en avoir peur et d'aller s'y perdre, comme nous devrons
tous le faire un jour ou l'autre."
Et surtout sur un épisode crucial de sa vie. Il a dans sa jeunesse
assisté à un meurtre, et est resté complètement passif. "Bref,
lorsque, il y a cinquante ans de cela, j'ai assisté à cet événement
sans faire quoi que ce soit, je suis devenu une chose à mes propres
yeux", conclut-il, phrase qui
m'a beaucoup frappé, car j'ai aussi vécu un événement qui m'a
chosifié. Chemin faisant, à chaque courte veille succédant à des
états d'endormissement et d'inconscience dus à la morphine, il
s'interroge sur l'euthanasie, le suicide assisté, la technicité des
soins palliatifs, la présence dans l'hôpital d'un médecin
thanatologue, et le fait de constater vouloir malgré tout continuer
à vivre jusqu'au bout sa rencontre avec la mort.
"Et
l'on dit en effet que le sage vit autant qu'il le doit et non autant
qu'il le peut. Le meilleur cadeau que la Nature ait pu nous faire, et
qui nous ôte toute raison de nous plaindre de notre condition, c'est
de nous avoir laissé la clef des champs ; elle n'a mis qu'une
seule entrée à la vie, mais cent mille façons d'en sortir",
nous dit Montaigne, dans Les Essais (II, 3, 4). Le
narrateur choisit ici d'aller jusqu'au bout, sans se plaindre, même
s'il a pu constater comme la poétesse Edith Södergran que la
douleur "nous offre tous les
gros lots de la vie : l'amour, la solitude et la face de la
mort."
Au
moment où va bientôt sortir le maître-film de Haneke, Amour,
la lecture de ce roman extraordinaire fait réfléchir. Un des plus
beaux romans que j'ai lus. À placer aux côtés de La
mort d'Ivan Illitch de
Tolstoï, c'est-à-dire très haut.
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