À
quel degré de vanité nous conduit cette bonne opinion que nous
avons de nous ?
(Montaigne,
Les Essais,
II, 2, 26, trad. Guy de Pernon)
De
retour de Poitiers, où j'ai pu voir un grand nombre d'amis, mais où
j'ai pourtant manqué de temps pour les voir tous ! En effet, l'excellente
manifestation littéraire Passeurs de monde(s) m'a pleinement
occupé, et les déplacements en bus, très aléatoires (avec les travaux, les lignes ne passent plus par les endroits habituels), m'ont fait perdre beaucoup de temps.
J'y
ai découvert une romancière belge qui m'a beaucoup plu, Marie-Ève
Sténuit, dont j'ai particulièrement apprécié la phrase suivante :
"Je n'ai jamais su m'ennuyer,
hormis dans les soirées mondaines"
(dans son roman Un éclat de vie). « Ouf, »
me suis-je dit, « tu n'es pas seul dans ce cas ! »
Et de me rappeler les nombreuses réceptions mondaines, pots
d'inaugurations, auxquels j'ai été contraint d'assister de par
mes fonctions professionnelles, à diverses reprises : c'était
d'un sinistre, les gens ne venaient là que pour se faire voir, faire
admirer leur tenue vestimentaire, leurs décolletés plongeants,
prendre des rendez-vous d'affaires, boire, manger les petits fours et
raconter les derniers potins de la haute ; je n'y ai jamais
entendu un mot intéressant ! Rien à voir avec les rencontres
littéraires ou artistiques !
Passeurs
de monde(s) mettait à l'honneur les littératures du nord, de la
Flandre à la Scandinavie : écrivains, éditeurs, traducteurs.
Les rencontres avec les traducteurs du suédois Philippe Bouquet
(toujours fringant, j'ai déjeuné avec lui jeudi midi et il m'a
conté quelques anecdotes savoureuses) et Jean-Baptiste Coursaud (le
crâne rasé, tatoué de partout, cet original traduit, lui, et fort
bien, du norvégien) ont été aussi très stimulantes. Ils nous ont
bien fait comprendre tous les deux la difficulté de transposer un
livre dans une autre langue, et aussi la nécessité de bien
connaître l'édition française pour faire les propositions d'achats
de droits de traduction à l'éditeur qui saura le mieux accompagner
le livre traduit. J'ai acheté quelques-unes de leurs traductions.
Comme
j'ai beaucoup marché, que je suis monté plusieurs fois à l'assaut
du « plateau » (où est le centre de la ville, juché sur
une butte), j'ai pu constater la fatigue qui s'en suivait. Autrefois,
je circulais à vélo à Poitiers. Eh bien, je peux confirmer que
c'est nettement plus fatigant à pied, les côtes sont raides, et je
soufflais comme un bœuf une fois arrivé à Notre-Dame. Peut-être
aussi mon opération m'a-t-elle affaibli physiquement ? Quand je
pense qu'on me traitait de « courageux » parce que je
montais au moins deux ou trois fois par jour sur le « plateau »,
je sais maintenant qu'il faut être nettement plus courageux pour le
faire à pied. Et, samedi matin, j'ai vu des hommes et des femmes
âgés qui traînaient, à petits pas, leur caddie dans la Grand-Rue
pour monter au marché Notre-Dame, je les plaignais, moi qui n'avais
que mon petit (et léger) sac à dos. Tout compte fait, j'apprécie
la platitude de Bordeaux !
Je
suis allé feuilleter à la FNAC et lire quelques pages de l'ouvrage
dont on parle partout (sur Arte jeudi soir ou à La grande
librairie le même soir sur France 5) : Cinquante nuances
de grey, quarante millions d'exemplaires vendus aux USA,
paraît-il. Une ineptie d'une niaiserie inouïe, un ramassis de
clichés et de poncifs, qui ne mériteraient pas que je m'y attarde,
mais dont je ne résiste pas à livrer un passage que j'ai noté pour
donner une idée de la platitude de l'écriture (ah ! ce présent
de l'indicatif !) : "Il
me pousse contre le mur de la cabine, m’agrippe les deux mains et
les cloue au-dessus de ma tête tout en m’immobilisant avec ses
hanches. De sa main libre, il m’attrape par les cheveux et tire
dessus pour me renverser la tête en arrière ; il écrase ses lèvres
sur les miennes. C’est presque douloureux. Je gémis, livrant
passage à sa langue qui en profite pour explorer ma bouche."
N'en jetez plus ! Quand je pense que ce « livre »
(!) va se vendre, que ce sera peut-être le seul livre lu cette année
par des centaines de milliers de personnes, qu'il va alimenter le
bovarysme féminin (voire masculin) et la morosité ambiante, j'en
reviens à ce que je disais tout dernièrement : on pompe à nos
amis américains toutes leurs conneries, on n'en rate pas une, que
dis-je, on les recherche, on s'en délecte. Ou du moins, les
commerçants veulent nous les fourguer, et nous, bonnes poires, on se
laisse faire. Inutile de dire que je ne l'ai pas acheté !
À propos de pomper, je
suis même étonné que nos coureurs cyclistes ne copient pas
davantage Lance Armstrong !
* * * *
Nouvelles
du front des nouvelles technologies (suite)
Téléphone
portable (vu sur
internet) :
Un
individu, se prétendant cadre chez Orange, prend ses billets à un
guichet RER. Jusque-là, rien à remarquer. Mais voilà. Son portable
sonne, et il commence à s'engager dans une longue conversation qui
n'a pas l'air de bien se passer. Il en oublie qu'il a devant lui une
employée qui attend et, derrière lui, une longue file de clients.
Comme la guichetière lui fait observer qu'il gêne, là, que
d'autres usagers attendent, il se fout en rogne, prétendant qu'il
n'a pas à respecter les « fonctionnaires français »
(!), que lui, il « travaille » (le coup de téléphone
doit faire partie de son travail !) et que c'est grâce à ses impôts
qu'elle (qui ne fout rien ?) peut toucher son « salaire de
merde ». Tout cela a été enregistré et filmé par un des
clients placé dans la file et, bien sûr, posté sur internet.
Commentaires
de lecteurs du
Figaro :
« Il n'a pas tout à fait tort. » « L’égalitarisme
et la redistribution par l’impôt sont insupportables et la pire
des solutions. »
Décidément,
après la fronde des patrons (les fameux « pigeons »),
voilà que les cadres en rajoutent une couche. Au lieu de se plaindre
de leur téléphone portable qui les dérange sans cesse (ne
peuvent-ils pas user de leur liberté en les éteignant quand ils
sont au guichet d'une gare ? Est-ce qu'ils le laissent sonner aussi la
nuit ou quand ils sont en train de faire l'amour ou pendant leurs loisirs et leurs vacances ? Qu'est-ce que
c'est que cet esclavage d'un nouveau type ?), ils agressent les
travailleurs qui sont en face d'eux et qui ne font que leur boulot en
les rappelant à l'ordre, en l'occurrence à respecter les autres
usagers qui font la queue.
Ce
cadre n'a sûrement pas lu Montaigne, il est vrai que pendu à son
téléphone à longueur de journée et peut-être de nuit, il n'a pas
le temps de lire. Mais il a le temps de soigner sa vanité !
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