lundi 9 décembre 2013

9 décembre 2013 : Jean-François Beauchemin


Je crois à la solitude rompue comme du pain par la poésie.
(Anne Hébert, Le Tombeau des rois)


Avez-vous frôlé la mort, et vécu la suite comme une renaissance ? Moi, oui, en novembre 1968, suite à une hémorragie interne (ulcère du duodénum), j'ai été sauvé de justesse, grâce à ma logeuse : on ne dira jamais assez les bienfaits des chambres chez l'habitant. On n'y est pas seul ! J'étais alors à Agen, où j'enseignais l'histoire et la géo au Lycée de jeunes filles (ne riez pas, il n'était effectivement pas mixte, et les grandes filles de seconde et première écoutaient religieusement mes cours sur la Révolution française en 2e, ou celle de 1848 en 1e, en ne quittant pas des yeux le jeune homme, à peine plus âgé qu'elles, qui leur faisait cours), et les médecins du cru, constatant ma faiblesse, n'avaient rien trouvé ; seule la vieille dame avait repéré que j'avais peut-être perdu du sang. Elle m'a renvoyé dans mes foyers, où le médecin de famille, en me voyant, m'a voituré lui-même au labo, a exigé des résultats immédiats, j'avais perdu les 2/3 de mes globules rouges, et m'a emmené illico à l'hôpital. Selon lui, encore une hémorragie interne, et j'étais mort... Bref, je revenais de loin. Je n'ai pas pu ne pas y repenser en lisant un récit québécois datant de 2006.
Été 2004 : l'écrivain québécois Jean-François Beauchemin tombe gravement malade, est hospitalisé, passe quelques semaines dans le coma, vit ces jours comme une sorte de « mort » qui "aura été utile en ceci : je m'y serai lavé les yeux." Il lui faudra plusieurs mois pour reprendre pied et fabriqué une aube nouvelle. 

  
C'est l'occasion pour lui d'une réflexion et d'une remise en cause sur sa vie, et aussi d'une quête spirituelle, une sorte de refondation qui lui permet de réviser ses valeurs, de revoir ses affections, de devenir un homme sinon nouveau, du moins différent, plus sûr de donner direction et sens à sa vie : il abandonne désormais tout travail salarié pour se consacrer exclusivement à l'écriture. La fabrication de l'aube (Québec Amérique) raconte ce grand chamboulement, la manière dont les flux de pensée lui ont fait revisiter tout son passé, mieux comprendre comment son sens de la solitude, sa différence (qui étaient sa marque de fabrique) s'étaient imposés à lui : "Toute ma vie j'avais été seul, j'avais appelé de mes vœux cette solitude. C'est que j'ai compris très tôt qu'il y avait dans la société de mes semblables un je-ne-sais-quoi qui ne me convenait pas : malgré mes efforts, ce vêtement ne s'ajustait pas sur mes épaules. J'avais espéré pourtant moi aussi trouver quelque valorisation, quelque raison d'être dans le travail, les études, l'enrichissement, cette course frénétique que le vie en collectivité réclame de chacun. L'enfance, l'adolescence avaient passé, puis était venu le temps de l'âge adulte. Je ne voyais toujours pas en quoi tant d'agitation était nécessaire."
C'est d'abord, sur le lit de douleur, la souffrance, à laquelle chacun, lui le premier, mais aussi ses visiteurs, doivent se confronter ; il est admirablement soigné par le personnel hospitalier : "Tous, immanquablement, me demandaient : « Souffrez-vous ? » Cette question, je l'entendrai prononcer des dizaines de fois au cours des mois suivants. Et c'était, effectivement, une question primordiale, fondatrice de tout l'édifice humain." Mais cette souffrance, il la pense, peut-être pour la première fois de sa vie, et s'interroge sur la manière dont elle nous sépare des autres : "Celui qui souffre plus que le permet la décence, que ce soit dans son corps ou dans son âme, n'a déjà plus autant accès à la grande et haute famille humaine. Il en est pour l'essentiel exclu, en ce que la dignité qui lui était donnée avec la paix de la chair et de l'esprit est à présent niée."
Les parents, pourtant morts déjà, reviennent le visiter, et il revoit la scène du cimetière : "Après que tous se furent dispersés, j'ai songé pour la première fois que nous étions à présent orphelins." Il repense à son père, un taiseux qui lui a fait découvrir le cinéma où il est projectionniste : "le cinéma me dévoilait alors un monde à la mesure de mon esprit alors peu rassasié par le réel : celui de la vie plus grande que nature, de la réalité enfin engrossée et, qui plus est, par une technologie conçue pour les affamés de mon espèce." Ce père qui va le transformer malgré lui en écrivain : "la fièvre de l'écriture me fut insufflée, bien involontairement, par mon père. Je n'ai jamais cessé de m'étonner de l'ironie de cela. Papa était si peu habile à transmettre le contenu de son cœur et de ses pensées. Que les mots, la parole, soient devenus si importants dans ma vie grâce à lui témoigne avec éloquence de la conduite souvent si déroutante du sort." Sa mère revient aussi, elle qui lui a fait prendre goût à la nature, à écouter les oiseaux, et aussi se moquer de soi-même.
Les frères, au nombre de quatre, sa sœur unique, eux toujours vivants, le visitent souvent sur son lit de douleur, il les revoit chacun dans son individualité, notamment le plus jeune qui, vers ses dix-sept ans, disparut de la maison pour courir l'aventure dans les Montagnes Rocheuses ; quand il revint, "ses paroles courtes, son bagage sommaire témoignaient de cela : il semblait plus que jamais ne pas vouloir ajouter à la lourdeur du monde, c'est-à-dire au poids de son agitation un peu vaine, au bruit de sa rumeur certains jours si assommante." Et aussi Manon, sa femme, omniprésente, lui le solitaire qui pensait ne jamais se marier ni trouver quelqu'un auprès de qui vivre, et qui lui a appris presque sa propre existence : "j'avais vécu quarante-quatre ans sur la terre, dont seize auprès d'une femme pour qui les autres étaient toujours plus importants qu'elle-même." Cette femme dont il peut dire aussi : "Je ne croyais pas possible autant d’humanité dans un même cœur. À l’hôpital, le tien battait pour deux. J’étais occupé à mourir, puis j’entendais ton pas dans le corridor. J’ajournais mon trépas."
Le lit d'hôpital, la douleur, lui aiguisent la conscience ; c'est l'occasion pour lui de réfléchir sur la nature humaine et sur l'âme. Il constate : "J'aurai appris ceci : à l'instant redouté où l'intelligence, la sensibilité, l'instinct abandonnent, le corps prend le relais." Et, en réfléchissant davantage sur les relations du corps et de l'âme, il est amené à conclure : "Le corps ayant manifestement joué pour moi le rôle d'un canot de sauvetage, je ne suis plus sûr à présent de la suprématie de l'âme." Ce qui lui confirme ce "que les chimistes et les biologistes nous apprennent [...] chose surprenante : le moi, ce que nous appelons l'âme ou l'esprit, c'est la matière qui pense." Enfin, en réfléchissant sur son enfance ou celle de son plus jeune frère, il se demande : "Peut-être même les enfants n'ont-ils pas d'âme du tout et qu'il leur suffit d'avoir à leur portée des bras aimants pour apaiser leurs pleurs. L'âme serait ainsi une fabrication de l'âge adulte, une invention permettant de délester le corps de ce qu'il ne peut plus porter : la souffrance, le poids du monde blessé."
Il repense beaucoup à l'enfance qui, pour lui, se prolongea longtemps, et du choc qu'il a eu pour en sortir et entrer dans l'adolescence puis l'âge adulte : "presque toute enfance s'achève dans un télescopage. Et bien sûr, ce heurt, ce choc si important signalant la fin des apprentissages annonce toujours un deuil : la relative disparition d'une longue période de bien-être et de liberté presque pure. Mais il engendre, du fait même de sa force de frappe, une myriade de fragments nouveaux, tout un monde, un cosmos nouveau. C'est la vie adulte qui éclot, avec ses grâces et ses disettes. La plupart des gens s'en accommodent, en raison surtout de l'autorité nouvelle qu'elle confère, des droits qu'elle autorise et du mensonge organisé et si commode qu'elle sanctifie."
On le voit, la maladie, l'approche de la mort le fait toucher à l'essentiel, et il témoigne à sa façon, celle d'un écrivain grabataire, en recherche mentale pour tenter de contrer l'ombre et de trouver la lumière, grâce à la présence aimante des siens, dont un geste, un regard, le silence même, l'aident à regagner la surface. Quand il revient au monde, il se répète "cette chose simple et débordante de sens : « J'ai survécu. » Cette seule phrase traduisait mon indéniable présence parmi mes semblables, et cependant elle m’éloignait d'eux inexorablement." C'est qu'il a abordé aux frontières de la mort. Il est devenu "cet homme autre, encore un peu tremblant sur ses jambes, qui n'en revenait pas de poser ses pas sur la terre, de sentir le ciel déverser sur lui tout ce qu'il faut bien appeler de l'amour, tout l'amour du monde."
Il ne lui reste plus que le choix de consacrer exclusivement ses jours à l'écriture, à lui trouver une intensité capable d'exprimer par les mots l'instinct de survie : "il faut soumettre les mots, c'est-à-dire en extraire une sorte de vie intérieure afin, peut-être, de dépasser la réalité qu'ils veulent décrire et qui est en somme leur corps." Le miracle de la littérature est que ce journal intime, extrêmement personnel (mais rien à voir avec bien des autofictions dérisoires), nous est tendu comme un miroir où chacun peut se retrouver, c'est donc comme une sorte de livre de chevet, de bréviaire de vie. S'il en est sorti, c'est sans doute grâce aux soins de la science médicale, mais surtout parce que l'amour est là, omniprésent, celui des siens, de ses animaux aussi (la chienne), amour capable de faire remonter à la conscience quelqu'un qui a frôlé la mort. "J'avais, moi aussi, appelé mes morts. Peut-être que ce que je pris pour le silence qu'ils m'opposèrent n'était pas du silence, et que tout cela fut assourdi par le bruit de mon âme. Mais je pense plutôt qu'il manquait à mon entendement un peu du métal précieux qui tapisse les cœurs purs", avoue-t-il.
Il aura aussi découvert dans cette expérience que certains de ses récits antérieurs recélaient l’annonce de ce qui l’attendait. Et son rapport au temps aussi a changé : "Il me semble que, plus que les gens, plus que le travail, plus que les écoles, c'est le temps qui nous invente." Au fond, il s'émerveille de ressentir désormais "le geste si étonnant de mystère que nous faisons tous en acceptant de vivre." Et si l'on doit se poser une question, c'est celle-ci : "Mais pourquoi tous ces gens ne profitent-ils pas tout simplement du temps qui passe ?" Enfin, il y a la beauté, toujours là, vers laquelle on doit se propulser, ce qui lui fait écrire : "vieillir n'a jamais été pour moi un poids, parce que je savais qu'en me rapprochant de la mort naturelle j'avançais vers cette forme d'éclairage que m'avait fait entrevoir la beauté des choses."
Je découvre l'auteur avec ce récit bref (une petite centaine de pages), mais je le connaissais déjà, ayant vu l'an passé le très beau dessin animé tiré d'un de ses romans : Le jour des corneilles.

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