Je
crois à la solitude rompue comme du pain par la poésie.
(Anne
Hébert, Le
Tombeau des rois)
Avez-vous
frôlé la mort, et vécu la suite comme une renaissance ? Moi,
oui, en novembre 1968, suite à une hémorragie interne (ulcère du
duodénum), j'ai été sauvé de justesse, grâce à ma logeuse :
on ne dira jamais assez les bienfaits des chambres chez l'habitant.
On n'y est pas seul ! J'étais alors à Agen, où j'enseignais
l'histoire et la géo au Lycée de jeunes filles (ne riez pas, il
n'était effectivement pas mixte, et les grandes filles de seconde et
première écoutaient religieusement mes cours sur la Révolution
française en 2e, ou celle de 1848 en 1e, en ne quittant pas des yeux
le jeune homme, à peine plus âgé qu'elles, qui leur faisait
cours), et les médecins du cru, constatant ma faiblesse, n'avaient
rien trouvé ; seule la vieille dame avait repéré que j'avais
peut-être perdu du sang. Elle m'a renvoyé dans mes foyers, où le
médecin de famille, en me voyant, m'a voituré lui-même au labo, a exigé des résultats immédiats, j'avais perdu les 2/3 de mes globules rouges, et m'a emmené illico à
l'hôpital. Selon lui,
encore une hémorragie interne, et j'étais mort... Bref, je revenais
de loin. Je n'ai pas pu ne pas y repenser en lisant un récit
québécois datant de 2006.
Été
2004 : l'écrivain québécois Jean-François Beauchemin tombe
gravement malade, est hospitalisé, passe quelques semaines dans le
coma, vit ces jours comme une sorte de « mort » qui "aura
été utile en ceci : je m'y serai lavé les yeux."
Il lui faudra plusieurs mois pour reprendre pied et fabriqué une aube nouvelle.
C'est
l'occasion pour lui d'une réflexion et d'une remise en cause sur sa
vie, et aussi d'une quête spirituelle, une sorte de refondation qui
lui permet de réviser ses valeurs, de revoir ses affections, de
devenir un homme sinon nouveau, du moins différent, plus sûr de
donner direction et sens à sa vie : il abandonne désormais
tout travail salarié pour se consacrer exclusivement à l'écriture.
La
fabrication de l'aube (Québec
Amérique) raconte
ce
grand chamboulement, la manière dont les flux de pensée lui ont
fait revisiter tout son passé, mieux comprendre comment son sens de
la solitude, sa différence (qui étaient sa marque de fabrique)
s'étaient imposés à lui : "Toute
ma vie j'avais été seul, j'avais appelé de mes vœux cette
solitude. C'est que j'ai compris très tôt qu'il y avait dans la
société de mes semblables un je-ne-sais-quoi qui ne me convenait
pas : malgré mes efforts, ce vêtement ne s'ajustait pas sur
mes épaules. J'avais espéré pourtant moi aussi trouver quelque
valorisation, quelque raison d'être dans le travail, les études,
l'enrichissement, cette course frénétique que le vie en
collectivité réclame de chacun. L'enfance, l'adolescence avaient
passé, puis était venu le temps de l'âge adulte. Je ne voyais
toujours pas en quoi tant d'agitation était nécessaire."
C'est
d'abord, sur le lit de douleur, la souffrance, à laquelle chacun,
lui le premier, mais aussi ses visiteurs, doivent se confronter ;
il est admirablement soigné par le personnel hospitalier :
"Tous,
immanquablement, me demandaient : « Souffrez-vous ? »
Cette question, je l'entendrai prononcer des dizaines de fois au
cours des mois suivants. Et c'était, effectivement, une question
primordiale, fondatrice de tout l'édifice humain."
Mais cette souffrance, il la pense, peut-être pour la première
fois de sa vie, et s'interroge sur la manière dont elle nous sépare
des autres : "Celui
qui souffre plus que le permet la décence, que ce soit dans son
corps ou dans son âme, n'a déjà plus autant accès à la grande et
haute famille humaine. Il en est pour l'essentiel exclu, en ce que la
dignité qui lui était donnée avec la paix de la chair et de
l'esprit est à présent niée."
Les
parents, pourtant morts déjà, reviennent le visiter, et il revoit
la scène du cimetière : "Après
que tous se furent dispersés, j'ai songé pour la première fois que
nous étions à présent orphelins."
Il repense à son père, un taiseux qui lui a fait découvrir le
cinéma où il est projectionniste : "le
cinéma me dévoilait alors un monde à la mesure de mon esprit alors
peu rassasié par le réel : celui de la vie plus grande que
nature, de la réalité enfin engrossée et, qui plus est, par une
technologie conçue pour les affamés de mon espèce."
Ce père qui va le transformer malgré lui en écrivain : "la
fièvre de l'écriture me fut insufflée, bien involontairement, par
mon père. Je n'ai jamais cessé de m'étonner de l'ironie de cela.
Papa était si peu habile à transmettre le contenu de son cœur et
de ses pensées. Que les mots, la parole, soient devenus si
importants dans ma vie grâce à lui témoigne avec éloquence de la
conduite souvent si déroutante du sort."
Sa mère revient aussi, elle qui lui a fait prendre goût à la
nature, à écouter les oiseaux, et aussi se moquer de soi-même.
Les
frères, au nombre de quatre, sa sœur unique, eux toujours vivants,
le visitent souvent sur son lit de douleur, il les revoit chacun dans
son individualité, notamment le plus jeune qui, vers ses dix-sept
ans, disparut de la maison pour courir l'aventure dans les Montagnes
Rocheuses ; quand il revint, "ses
paroles courtes, son bagage sommaire témoignaient de cela : il
semblait plus que jamais ne pas vouloir ajouter à la lourdeur du
monde, c'est-à-dire au poids de son agitation un peu vaine, au bruit
de sa rumeur certains jours si assommante."
Et aussi Manon, sa femme, omniprésente, lui le solitaire qui pensait
ne jamais se marier ni trouver quelqu'un auprès de qui vivre, et qui
lui a appris presque sa propre existence : "j'avais
vécu quarante-quatre ans sur la terre, dont seize auprès d'une
femme pour qui les autres étaient toujours plus importants
qu'elle-même."
Cette femme dont il peut dire aussi : "Je
ne croyais pas possible autant d’humanité dans un même cœur. À
l’hôpital, le tien battait pour deux. J’étais occupé à
mourir, puis j’entendais ton pas dans le corridor. J’ajournais
mon trépas."
Le
lit d'hôpital, la douleur, lui aiguisent la conscience ; c'est
l'occasion pour lui de réfléchir sur la nature humaine et sur
l'âme. Il
constate :
"J'aurai
appris ceci : à l'instant redouté où l'intelligence, la
sensibilité, l'instinct abandonnent, le corps prend le relais."
Et, en réfléchissant davantage sur les relations du corps et de
l'âme,
il est amené à conclure : "Le
corps ayant manifestement joué pour moi le rôle d'un canot de
sauvetage, je ne suis plus sûr à présent de la suprématie de
l'âme."
Ce qui lui confirme ce "que
les chimistes et les biologistes nous apprennent [...] chose
surprenante : le moi, ce que nous appelons l'âme ou l'esprit,
c'est la matière qui pense."
Enfin, en réfléchissant sur son enfance ou celle de son plus jeune
frère, il se demande : "Peut-être
même les enfants n'ont-ils pas d'âme du tout et qu'il leur suffit
d'avoir à leur portée des bras aimants pour apaiser leurs pleurs.
L'âme serait ainsi une fabrication de l'âge adulte, une invention
permettant de délester le corps de ce qu'il ne peut plus porter :
la souffrance, le poids du monde blessé."
Il
repense beaucoup à l'enfance qui, pour lui, se prolongea longtemps,
et du choc qu'il a eu pour en sortir et entrer dans l'adolescence
puis l'âge adulte : "presque
toute enfance s'achève dans un télescopage. Et bien sûr, ce heurt,
ce choc si important signalant la fin des apprentissages annonce
toujours un deuil : la relative disparition d'une longue période
de bien-être et de liberté presque pure. Mais il engendre, du fait
même de sa force de frappe, une myriade de fragments nouveaux, tout
un monde, un cosmos nouveau. C'est la vie adulte qui éclot, avec ses
grâces et ses disettes. La plupart des gens s'en accommodent, en
raison surtout de l'autorité nouvelle qu'elle confère, des droits
qu'elle autorise et du mensonge organisé et si commode qu'elle
sanctifie."
On
le voit, la maladie, l'approche de la mort le fait toucher
à l'essentiel, et il témoigne à sa façon, celle d'un écrivain
grabataire, en recherche mentale pour tenter de contrer l'ombre et de
trouver la lumière, grâce à la présence aimante des siens, dont
un geste, un regard, le silence même, l'aident à regagner la
surface. Quand il revient au monde, il se répète
"cette
chose simple et débordante de sens : « J'ai survécu. »
Cette seule phrase traduisait mon indéniable présence parmi mes
semblables, et cependant elle m’éloignait d'eux inexorablement."
C'est qu'il a abordé aux frontières de la mort. Il est devenu "cet
homme autre, encore un peu tremblant sur ses jambes, qui n'en
revenait pas de poser ses pas sur la terre, de sentir le ciel
déverser sur lui tout ce qu'il faut bien appeler de l'amour, tout
l'amour du monde."
Il
ne lui reste plus que le choix
de consacrer exclusivement ses jours à l'écriture, à lui trouver
une intensité capable d'exprimer par les mots l'instinct de survie :
"il
faut soumettre les mots, c'est-à-dire en extraire une sorte de vie
intérieure afin, peut-être, de dépasser la réalité qu'ils
veulent décrire et qui est en somme leur corps."
Le miracle de la littérature est que ce journal intime, extrêmement
personnel (mais rien à voir avec bien des autofictions dérisoires),
nous est tendu comme un miroir où chacun peut se retrouver, c'est
donc comme une sorte de livre de chevet, de bréviaire de vie. S'il
en est sorti, c'est sans doute grâce aux soins de la science
médicale, mais surtout parce que l'amour est là, omniprésent,
celui des siens, de ses animaux aussi (la chienne), amour capable de
faire remonter à la conscience quelqu'un qui a frôlé la mort.
"J'avais,
moi aussi, appelé mes morts. Peut-être que ce que je pris pour le
silence qu'ils m'opposèrent n'était pas du silence, et que tout
cela fut assourdi par le bruit de mon âme. Mais je pense plutôt
qu'il manquait à mon entendement un peu du métal précieux qui
tapisse les cœurs purs",
avoue-t-il.
Il
aura aussi découvert dans cette expérience que certains de ses
récits antérieurs recélaient l’annonce de ce qui l’attendait.
Et son rapport au temps aussi a changé : "Il
me semble que, plus que les gens, plus que le travail, plus que les
écoles, c'est le temps qui nous invente."
Au
fond, il s'émerveille de ressentir désormais "le
geste si étonnant de mystère que nous faisons tous en acceptant de
vivre."
Et si l'on doit se poser une question, c'est celle-ci : "Mais
pourquoi tous ces gens ne profitent-ils pas tout simplement du temps
qui passe ?"
Enfin, il y a la beauté, toujours là, vers laquelle on doit se
propulser, ce qui lui fait écrire : "vieillir
n'a jamais été pour moi un poids, parce que je savais qu'en me
rapprochant de la mort naturelle j'avançais vers cette forme
d'éclairage que m'avait fait entrevoir la beauté des choses."
Je
découvre l'auteur avec ce récit bref (une petite centaine de
pages), mais je le connaissais déjà, ayant vu l'an passé le très
beau dessin animé tiré d'un de ses romans : Le
jour des corneilles.
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