« Il
y a des choses plus importantes que l'argent. – Vous voulez dire la
musique ? – La musique, oui, mais aussi comment on vit.
Comment on doit vivre. »
(J.
M. Coetzee, Une
enfance de Jésus,
trad. par Catherine Lauga du Plessis, Seuil, 2013)
Un
objet littéraire non identifié : Une
enfance de Jésus
est-il un roman, une fable, une parabole, une métaphore, un conte ? Un peu de
tout cela sans doute.
Simón
et David sont des réfugiés. On ne sait pas d'où ils viennent. Mais
ils ont débarqué dans un pays qui reçoit volontiers les étrangers.
Au centre d'accueil, on leur a donné un nouveau nom, une date de
naissance, un âge, 45 ans pour Simón,
5 ans pour David,
qui n'est pas son fils, mais un orphelin auquel Simón
s'est attaché pendant le voyage. Voyage dont nous ne saurons rien,
sinon que David a perdu dans la mer la lettre attachée à son cou
qui donnait son identité et celle de ses parents. Mais c'est le
principe : dans ce pays d'accueil, on doit se "laver"
de tout son passé, de tous ses souvenirs, même de sa langue, afin
de ne plus regarder en arrière. On y commence une nouvelle vie.
Ici, on parle l'espagnol, qu'on doit apprendre. On leur affecte un
logement très sommaire dans une barre d'HLM. Ils y font connaissance
de voisins, Elena, qui enseigne la musique et son fils Fidel. Simón
s'embauche comme docker,
décharge des sacs de grain. Tout le monde se montre bienveillant,
extraordinairement serviable, mais avec une certaine froideur : surtout pas de relations amoureuses. Simón
cherche une mère pour David, se lie d'amitié avec
Álvaro,
le contremaître. La vie est fragile. David se révèle très doué,
il bat très rapidement Álvaro
aux échecs…
Cependant,
dans cette ville qui semble idéale (pas de conflit, la "bonne
volonté"
est la règle, pas de passion ni de désir : Simón,
qui a demandé à Elena « Est-ce
qu'il y a un homme dans votre vie ? », reçoit la réponse
suivante : « J'ai des amis, des hommes et des femmes. Je
ne fais pas de différence entre eux. »), presque utopique (un
centre culturel délivre gratuitement des cours de toute sorte et
plusieurs dockers vont y apprendre la philosophie, les transports et
le logement sont gratuits, Elena ne fait pas payer les cours de
musique qu'elle donne à David), le sexe semble quasiment oublié :
sans doute pense-t-on que "de
l'amour, ou du moins du désir dans ses manifestations les plus
pressantes, nous viennent la frustration, le doute, les peines de
cœur".
Pourtant Simón
s'interroge pour savoir s'il tient toujours "à
la primauté de ce qui est personnel (le désir, l'amour) sur ce qui
est universel (la bonne volonté, la bienveillance)".
Non
loin de la ville, en se promenant, Simón
et David découvrent la
"Residencia", une bâtisse remontant à un ancien temps, où habite Inès, qui joue au tennis avec ses frères et semble mener une existence frivole. Pourtant Simón
en fait instinctivement le
choix d'une mère pour l'enfant, même si Inès se révèle en fin de
compte peu apte à être une bonne mère. Dans un premier temps, elle
veut en particulier garder l'enfant pour elle toute seule, et met
Simón
à l'écart : "sa
mère pense qu'ils renoueront leur lien plus facilement si je me
tiens à l'écart quelque temps. –
C'est vrai, dit Álvaro.
Mais ça ne tient pas compte des demandes pressantes du cœur,
n'est-ce pas ?"
En effet, Simón
souffre de cette séparation : "Il
se peut que je m'appuie sur lui plus qu'il ne s'appuie sur moi. Qui
sait comment nous choisissons ce que nous aimons, de toute façon ?"
Elena lui reproche d'avoir en quelque sorte abandonné David :
"Un
enfant a besoin du sein de sa mère pour venir au monde. Une fois
qu'il a quitté ce sein, la mère donneuse de vie n'a plus de force à
transmettre, pas plus que le père. À partir de là, ce dont
l'enfant a besoin, c'est de soins attentifs et d'amour, ce qu'un
homme peut offrir aussi bien qu'une femme."
Après
bien des péripéties, notamment la rentrée scolaire catastrophique
de David et un accident aux docks pour Simón,
tous les trois quittent la ville pour essayer de construire une
nouvelle vie plus loin.
Donc
pas un roman sur l'émigration (comme je le pensais au début), mais sur le rêve de recommencer une
nouvelle vie sans trace, en faisant table rase du passé. Simón
souffre d'avoir gardé une mémoire enfouie, alors que tous les
autres semblent avoir tiré un trait sur la passé.
David a perdu ses parents, il est désarçonné d'une certaine façon,
et comprend l'arithmétique à sa façon : pour lui une pomme
plus une pomme ne font pas deux pommes, mais une pomme et une pomme
différente de la première. Et le roman pose aussi d'autres
questions, notamment la question fondamentale de la filiation :
Simón
ne se révèle-t-il pas un père, même s'il pense qu'un enfant a
besoin d'une mère
? Inès, par contre, a des difficultés à assurer son rôle de mère
(mais c'est Simón
qui a décidé qu'elle serait la mère),
elle gâte trop David. Dans la description de cette cité « idéale »,
d'où les désirs semblent bannis, d'où tout relief, tout conflit
sont annihilés, on est surpris de voir que les habitants comptent
sur la bonne volonté pour répondre à tous leurs besoins, matériels
(difficilement, car ça semble une société de pénurie), mais aussi
sentimentaux ou philosophiques. Pourtant, la machine bureaucratique,
judiciaire et policière va se mettre en branle, dès que David
révèle à l'école sa différence : il a appris à lire tout seul, mais il le cache, il est très instable et dérange le maître.
On
a donc affaire à une fable d’une
simplicité biblique, mais où les thèmes principaux, la paternité
et la maternité, l’amour et la séparation, la douceur des
rapports humains, la bienveillance et la vie idéale (on n'est pas loin
de Cervantès, de Kafka ni de Beckett), laissent entrevoir qu'en fait
tout n'est pas si simple. À cet égard, l'importance du Don
Quichotte,
le livre dans lequel David apprend à lire, ne saurait être passé
sous silence. Le monde réel (que David voit avec ses yeux d'enfant), comme le monde idéal (David est un grand imaginatif), est aussi
absurde que celui dans lequel Don Quichotte court ses aventures. Inès
se révèle une mère trop protectrice et, à sa manière, se bat
contre des moulins à vent. On peut s'interroger sur le titre. Mais
Inès et Joseph sont des parents à la fois réels (ils aiment
« leur » enfant et s'occupent de lui) et symboliques (ils
n'en sont pas les géniteurs), exactement comme Marie et Joseph par
rapport au Jésus de l'évangile. Et la fin laisse entrevoir que ce
David étrange (à la limite de l'autisme) et génial va se mettre en
quête d'un monde nouveau, en entraînant des "frères",
des disciples, ceux qu'il a choisis.
La conclusion serait donc que l'amour, comme la fraternité, se
construisent et qu'on choisit ceux qu'on aime ; et aussi que la
langue joue un rôle essentiel, comme le rappelle Simón :
"il
faut que nous nous entendions. Une des façons de s'entendre les uns
avec les autres est de parler la même langue."
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