nous
sommes de l'autre côté, dans ce territoire libre et sauvage et
délicat où la poésie est possible et arrive jusqu'à nous comme
une flèche d'abeilles...
(Julio
Cortázar, lettre à Fredi Guthman,
1963)
Je
dois avouer à ma grande honte que je n'avais rien lu du Portugais
José Saramago, pourtant lui aussi prix Nobel (en 1998). C'est chose
faite maintenant avec Le cahier (Le cherche midi, 2010, trad.
Marie Hautbergue) qui, à défaut de me donner une idée de
l'écrivain, m'en donne une de l'homme Saramago : en effet, il
ne s'agit pas d'un roman, genre qui lui a valu le prix Nobel, mais de
la publication du blog qu'il a tenu entre 15 septembre 2008 (il fête
ses 86 ans) et le 15 septembre 2009. Rien de tel qu'un blog pour
connaître quelqu'un, vous ne me direz pas le contraire, vous qui me
lisez !
José
Saramago y cause de l'actualité, très sévère envers Bush et
Berlusconi, aussi bien qu'envers la manière dont le monde est
désormais géré, les gouvernants étant à la remorque de
l'économie, et cette dernière n'ayant pas d'états d'âme ni
d'idées ; ainsi, lors du sommet de Davos de 2009, il note le 3
février, avec une ironie acerbe : "On
parle surtout d'un inquiétant manque d'idées, allant jusqu'à
admettre que l'« esprit de Davos » est mort.
Personnellement, je ne me suis jamais rendu compte qu'il planait par
là un « esprit », ou quelque chose méritant plus ou
moins cette désignation. Quant au manque d'idées allégué, je suis
surpris que ce ne soit que maintenant qu'on y fasse référence, dans
la mesure où des idées, ce que, avec tout le respect, nous appelons
idées, il n'en est jamais sorti une seule pour échantillon."
Il
est souvent question du pouvoir, même s'il sait "très
bien que parler de morale et de moralité par les temps qui courent,
c'est se prêter à la dérision des cyniques, des opportunistes et
des malins, tout simplement"
(19 janvier 2009). Il s'interroge : "Comme
c'est toujours le cas et comme ce sera toujours le cas, la question
centrale de toute organisation sociale humaine, dont découlent
toutes les autres et à laquelle toutes finissent par concourir, est
la question du pouvoir, et le problème théorique et pratique qui se
pose à nous consiste à identifier qui le détient, à vérifier
comment il y est arrivé, à contrôler l'usage qu'il en fait, les
moyens dont il se sert et les fins qu'il vise"
(29 septembre 2008). Il n'a jamais la dent assez dure contre la
dictature du marché : "Et
si je parle comme cela du marché, c'est parce qu'il est aujourd'hui
et chaque jour un peu plus, l'instrument par excellence du véritable,
unique et inaltérable pouvoir, le pouvoir économique et financier
mondial, celui qui n'est pas démocratique, parce que ce n'est pas le
peuple qui l'a élu, qui n'est pas démocratique parce qu'il n'est
pas régi par le peuple, et qui n'est pas démocratique, enfin, parce
qu'il ne vise pas le bonheur du peuple"
(même jour).
Il
se montre d'un pessimisme raisonné, constatant le 11 novembre 2008
que "Les espoirs des
jeunes n'ont jamais réussi, jusqu'à ce jour, à rendre le monde
meilleur, et l'aigreur toujours renouvelée des vieux n'en est jamais
arrivée au point de le rendre pire."
Mais sa véhémence s'exerce surtout contre les religions,
responsables, selon lui de bien des malheurs, et bien qu'occidental,
il n'en exonère pas le christianisme. Le pape (c'était Joseph
Ratzinger à l'époque) en prend pour son grade. Enfin, il n'est pas
sûr (moi comme lui) que notre modèle occidental soit exportable. Ainsi écrit-il le 8 octobre
2008 : "je me
refuse seulement à admettre qu'il ne soit possible de gouverner et
de souhaiter être gouvernés que selon les modèles supposés
démocratiques en usage, selon moi corrompus et incohérents, que
certains hommes politiques, pas toujours de bonne foi, s'escriment à
vouloir rendre universels, avec de fausses promesses de développement
social qui dissimulent mal les ambitions égoïstes et implacables
qui les animent." Il n'a pas de
mots trop durs non plus pour fustiger la politique israélienne
d'annexion, d'humiliation quotidienne et de spoliation du peuple palestinien.
Au
fond, le vieil homme n'a plus aucune illusion, du moins en politique,
la gauche n'existant plus selon lui. Heureusement, il reste la
littérature, et il rend hommage, ici et là, à Fernando Pessoa,
Eduardo Lourenço, Jorge Amado, Chico Buarque (qu'il m'a donné envie
de lire, et j'ai aussitôt acheté un livre), José Luis Sampedro,
Jorge Luis Borges, Antonio Machado, Gonçalvo M. Tavares... Il
apprécie à sa juste mesure l'élection d'Obama.
Il
pratique volontiers l'humour : la page intitulée Divorces et
bibliothèques est à mourir de rire (surtout pour un bibliothécaire). Comme, à un salon du livre, il
voir débarquer un lecteur avec tout un tas de ses titres tous neufs à dédicacer,
encore sous emballage plastique, et qu'il lui demande s'il s'est pris
soudain de passion pour son œuvre : "Il m'a répondu que
non, qu'il me lisait depuis très longtemps, mais qu'il avait divorcé
et que son ex-femme, elle aussi lectrice enthousiaste, avait emporté
dans sa nouvelle vie la bibliothèque désormais éclatée." Le
divorce serait-il la panacée pour faire vivre les librairies ?
En ce cas, vive le divorce !
Le cahier est précédé d'une préface roborative d'Umberto Eco.
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