vendredi 13 décembre 2013

13 décembre 2013 : de l'influence du divorce sur le marché du livre


nous sommes de l'autre côté, dans ce territoire libre et sauvage et délicat où la poésie est possible et arrive jusqu'à nous comme une flèche d'abeilles...
(Julio Cortázar, lettre à Fredi Guthman, 1963)

Je dois avouer à ma grande honte que je n'avais rien lu du Portugais José Saramago, pourtant lui aussi prix Nobel (en 1998). C'est chose faite maintenant avec Le cahier (Le cherche midi, 2010, trad. Marie Hautbergue) qui, à défaut de me donner une idée de l'écrivain, m'en donne une de l'homme Saramago : en effet, il ne s'agit pas d'un roman, genre qui lui a valu le prix Nobel, mais de la publication du blog qu'il a tenu entre 15 septembre 2008 (il fête ses 86 ans) et le 15 septembre 2009. Rien de tel qu'un blog pour connaître quelqu'un, vous ne me direz pas le contraire, vous qui me lisez !

 
José Saramago y cause de l'actualité, très sévère envers Bush et Berlusconi, aussi bien qu'envers la manière dont le monde est désormais géré, les gouvernants étant à la remorque de l'économie, et cette dernière n'ayant pas d'états d'âme ni d'idées ; ainsi, lors du sommet de Davos de 2009, il note le 3 février, avec une ironie acerbe : "On parle surtout d'un inquiétant manque d'idées, allant jusqu'à admettre que l'« esprit de Davos » est mort. Personnellement, je ne me suis jamais rendu compte qu'il planait par là un « esprit », ou quelque chose méritant plus ou moins cette désignation. Quant au manque d'idées allégué, je suis surpris que ce ne soit que maintenant qu'on y fasse référence, dans la mesure où des idées, ce que, avec tout le respect, nous appelons idées, il n'en est jamais sorti une seule pour échantillon."
Il est souvent question du pouvoir, même s'il sait "très bien que parler de morale et de moralité par les temps qui courent, c'est se prêter à la dérision des cyniques, des opportunistes et des malins, tout simplement" (19 janvier 2009). Il s'interroge : "Comme c'est toujours le cas et comme ce sera toujours le cas, la question centrale de toute organisation sociale humaine, dont découlent toutes les autres et à laquelle toutes finissent par concourir, est la question du pouvoir, et le problème théorique et pratique qui se pose à nous consiste à identifier qui le détient, à vérifier comment il y est arrivé, à contrôler l'usage qu'il en fait, les moyens dont il se sert et les fins qu'il vise" (29 septembre 2008). Il n'a jamais la dent assez dure contre la dictature du marché : "Et si je parle comme cela du marché, c'est parce qu'il est aujourd'hui et chaque jour un peu plus, l'instrument par excellence du véritable, unique et inaltérable pouvoir, le pouvoir économique et financier mondial, celui qui n'est pas démocratique, parce que ce n'est pas le peuple qui l'a élu, qui n'est pas démocratique parce qu'il n'est pas régi par le peuple, et qui n'est pas démocratique, enfin, parce qu'il ne vise pas le bonheur du peuple" (même jour).
Il se montre d'un pessimisme raisonné, constatant le 11 novembre 2008 que "Les espoirs des jeunes n'ont jamais réussi, jusqu'à ce jour, à rendre le monde meilleur, et l'aigreur toujours renouvelée des vieux n'en est jamais arrivée au point de le rendre pire." Mais sa véhémence s'exerce surtout contre les religions, responsables, selon lui de bien des malheurs, et bien qu'occidental, il n'en exonère pas le christianisme. Le pape (c'était Joseph Ratzinger à l'époque) en prend pour son grade. Enfin, il n'est pas sûr (moi comme lui) que notre modèle occidental soit exportable. Ainsi écrit-il le 8 octobre 2008 : "je me refuse seulement à admettre qu'il ne soit possible de gouverner et de souhaiter être gouvernés que selon les modèles supposés démocratiques en usage, selon moi corrompus et incohérents, que certains hommes politiques, pas toujours de bonne foi, s'escriment à vouloir rendre universels, avec de fausses promesses de développement social qui dissimulent mal les ambitions égoïstes et implacables qui les animent." Il n'a pas de mots trop durs non plus pour fustiger la politique israélienne d'annexion, d'humiliation quotidienne et de spoliation du peuple palestinien.
Au fond, le vieil homme n'a plus aucune illusion, du moins en politique, la gauche n'existant plus selon lui. Heureusement, il reste la littérature, et il rend hommage, ici et là, à Fernando Pessoa, Eduardo Lourenço, Jorge Amado, Chico Buarque (qu'il m'a donné envie de lire, et j'ai aussitôt acheté un livre), José Luis Sampedro, Jorge Luis Borges, Antonio Machado, Gonçalvo M. Tavares... Il apprécie à sa juste mesure l'élection d'Obama.
Il pratique volontiers l'humour : la page intitulée Divorces et bibliothèques est à mourir de rire (surtout pour un bibliothécaire). Comme, à un salon du livre, il voir débarquer un lecteur avec tout un tas de ses titres tous neufs à dédicacer, encore sous emballage plastique, et qu'il lui demande s'il s'est pris soudain de passion pour son œuvre : "Il m'a répondu que non, qu'il me lisait depuis très longtemps, mais qu'il avait divorcé et que son ex-femme, elle aussi lectrice enthousiaste, avait emporté dans sa nouvelle vie la bibliothèque désormais éclatée." Le divorce serait-il la panacée pour faire vivre les librairies ? En ce cas, vive le divorce !
Le cahier est précédé d'une préface roborative d'Umberto Eco.

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