La
haine est une vieille habituée
des
bosquets de l'amour.
(Harry
Martinson, Le
livre des cent poèmes,
Cénomane, 2013)
Décidément,
mais la période s'y prête, je suis en plein dans le sujet
émigration / immigration. Avec à l'arrière-plan cette idée pas si
folle que je suis un émigré de l'intérieur, moi qui suis passé de
la classe ouvrière et paysanne à la classe ayant fait des études,
et qui ai donc franchi une frontière, passant de la pauvreté
chronique de mes parents à une relative aisance, qui me permet
d'aider les autres. Et pourtant, comme les immigrés et leurs
descendants se savent mal acceptés par la population, je me sens mal
intégré à cette classe moyenne, dont les rêves – belle maison,
résidence secondaire, vêtements de marque, sports à la mode (ski,
tennis, golf...), intérêts globaux (compétition, réussite m'as-tu
vu, ostentation) –, ne sont pas les miens. À fortiori, ceux de la bourgeoisie, encore moins.
J'en suis même à mille lieues et, au fond, je suis resté un prolo
ayant fait des études. C'est pourquoi les émigrés et les immigrés
m'intéressent beaucoup. Et récemment, j'ai vu quatre films sur le
sujet, sans oublier le livre d'un prix Nobel.
La
marche,
initiée par des jeunes d'origine immigrée (mais pas que) de la cité
des Minguettes à Vénissieux, près de Lyon, débuta le 15 octobre
et s'acheva, triomphale,
le
3 décembre 1983, au bout de 1500 km et après un mois et demi de
marche, à Paris,
devant une grande manifestation. Une
délégation des marcheurs fut reçue par Mitterrand. La carte de
séjour et de travail valable pour dix ans (alors que jusque-là la
carte de séjour était valable trois ans, la carte de travail aussi,
mais leurs dates ne coïncidaient pas forcément) sera un des gains
principaux de cette longue marche qui aurait pu transformer le cours
des choses, en dépit de divers bâtons dans les roues (agressions
racistes, police et renseignements généraux omniprésents). Le film
raconte cette longue aventure, avec une justesse et un bonheur
constants, sans manichéisme (même si le réalisateur Nabil Ben
Yadir me paraît un peu trop positif : on a l'impression que les
choses qui avaient bougé un moment à l'époque, ont de nouveau
régressé aujourd'hui), en montrant les difficultés rencontrées,
mais aussi les magnifiques soutiens de franges non négligeables de
la population : on voit très clairement la France coupée en
deux, celle figée, conservatrice, rétrograde d'un côté, et la
France ouverte, humaine, accueillante de l'autre. C'était une
« marche pour l'égalité et contre le racisme », comme
il est indiqué à plusieurs reprises, et cette marche n'est pas
déconnectée de la question sociale : on voit bien que les
difficultés des immigrés et de leurs descendants sont les mêmes
que celles des milieux populaires français « de souche »,
pour employer l'expression convenue (et pas innocente, c'est pourquoi
je la mets entre guillemets, car d'habitude je ne l'emploie pas
moi-même).
D'excellents
acteurs portent le projet du film et le rendent particulièrement
vivant : Tewfik Jallab, le meneur, Olivier Gourmet, le curé des
Minguettes, Vincent Rottiers, le chômeur qui vient avec ses potes et
découvre l'amour avec Hafsia Herzi, le merveilleux « gros
lard » M'Barek Belkouk, que son père tient pour un feignasse
et qui va prouver aux autres et surtout à lui-même qu'il est
capable de cette marche- exploit, Nader Boussandel, au sang chaud,
Lubna Azabal, la pasionaria de la lutte, Charlotte Le Bon, celle qui
aime les femmes, Philippe Nahon, le vieil accompagnateur ronchon,
mais au cœur d'or, sans parler de Jamel Debbouze, le zigoto de service, etc.
Alors,
où en est-on de la stigmatisation de la banlieue ? Il fallait
s'indigner en 1983, l'espoir était là, ne faut-il pas s'indigner
encore, et toujours ?
Un
des protagonistes du film rappelle que "c’est
en bougeant que l’on peut faire quelque chose, en restant chez soi,
non".
Alors, que des
politiques
et associatifs aient par la suite récupéré l’action, ça
m'importe peu. L’initiative était bonne, et le film fait chaud au
cœur. D'ailleurs, revenons un peu à l'Histoire, et donc un peu plus
loin dans le temps. Il fut un temps juste avant la guerre de 14, où
commençaient à poindre des idéologies nauséabondes, le
nationalisme intégriste entre autres, qui ont fini par incendier et ravager
l'Europe pendant trente ans. Veut-on voir renaître et engraisser ces
idéologies, fondées sur le rejet de l'égalité et sur la haine ?
Les tenants de l'égalité doivent toujours affronter le scepticisme
des partis politiques installés, des institutions même, les préjugés. Et ce
n'est parce que certains antiracistes se réfugient dans le
communautarisme (qui n'est qu'une frilosité à rebours de la
frilosité majoritaire) qu'il faut renoncer au combat. Ce sont les
minorités qui agissent et qui font avancer les choses, en dépit des
calculateurs de tout poil ou des blasés revenus de tout. Le cri
« Égalité ! »
flamboie dans le ciel de l'humanité et, quand on l'entend, porté
par les marcheurs (ceux du film comme ceux de la manif de samedi
dernier) on entend "ma France" (pour reprendre le titre de la chanson de Jean
Ferrat), celle de la République vivante et fraternelle, de la
République humaine et sociale, et non pas de la république petite,
étriquée, des nantis et des officiels. Le ciel de Bordeaux en était
éclairé samedi, comme avec leur marche de 1983, les marcheurs
transcendaient les barrières, les religions, les couleurs de peau,
la pluie et la grisaille de l'automne. En marchant samedi, nous
étions conscients de porter l'héritage d'il y a trente ans, un
héritage qui nous aide à vivre aujourd'hui encore, devant les
bassesses et les résignations.
Le film m'en a fait prendre conscience, si tant est que j'en aie eu
besoin.
Passons
plus rapidement sur les trois autres films, mais qui sont solides
également, admirables même, et absolument à voir.
Le
plus esthétique, Heimat,
film en deux parties de Edgar Reitz, raconte la misère de
l'Allemagne des années 1842-1843, qui pousse les gens à émigrer
vers l'Amérique, notamment le Brésil, dans l'espoir, comme pour
toute émigration, d'y trouver une vie meilleure. Admirablement filmé
en noir et et banc, avec quelques touches de couleurs (le jaune de la
pierre précieuse, du louis d'or, de la queue de la Comète), c'est
aussi un film sur l'aspiration à la liberté, malgré la séparation
et le déchirement que constitue toute émigration lointaine. Encore
qu'à l'époque, ils étaient attendus dans ce nouveau pays.
Le
plus frémissant, L'escale,
est un documentaire sur les clandestins iraniens en Grèce, en
attente d'un hypothétique passeport (acheté au prix fort) qui leur
permettrait de rejoindre un pays plus occidental. Ils vivent en
enfer, tout simplement, l'enfer de la peur. Le plus jeune (16 ans)
n'ose même pas sortir dehors. Un autre s'est réfugié dans les arts
martiaux et finit par faire une grève de la faim de 35 jours devant
le Haut Commissariat aux Réfugiés pour obtenir les précieux
papiers. Deux autres repartent en Iran où l'un se fait assassiner.
Le réalisateur, Kaveh Bakhtari, Suisse d'origine iranienne, les suit
pendant un an, caméra au poignet. C'est saisissant.
Le
plus haletant : Rêves
d'or,
film mexicain, qui sort demain, je l'ai vu en avant-première au
Festival d'Auch. Car à quoi rêvent les émigrants ? À la
Terre promise. Ici, on suit trois jeunes Guatémaltèques (Sara,
déguisée en garçon sous le nom d'Osvaldo, Juan et Samuel) qui
tentent de rallier les USA (le rêve d'or) en traversant tout le
Mexique : bientôt se joint à eux un Indien, Chauk, qui ne
parle pas espagnol. C'est donc un road-movie, comme on dit, construit
comme un thriller, et qui devrait donc attirer du monde. Car s'il est
un film exceptionnellement humain et authentique, c'est bien
celui-là. Alors que la majorité des thrillers ne sont construits
que pour des scènes d'action sans grand intérêt humain.
Mais
j'ai bien peur que ces quatre films ne rallient que quelques milliers
de spectateurs (le film La
marche,
pourtant sorti sur un grand nombre d'écrans, ne semble pas
marcher !), quand des millions se déplacent pour voir des effets spéciaux sans queue ni tête,
en 3 D ou pas. Ainsi va le monde. Et le vieux ronchon que je suis !
* * *
Enfin,
un livre à lire : Une
enfance de Jésus,
du prix Nobel J. M. Coetzee. Mais j'en causerai une autre fois !
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