Sur
des masses encore peu instruites, la morale bourgeoise, le respect de
l'ordre, habilement présentés comme l'expression même de la
sagesse, de la raison, agit à la façon d'un dissolvant des
énergies.
(Pierre
Gascar, Rimbaud
et la Commune,
Gallimard, 1971)
Paris
reste la ville la plus cinéphilique du monde. Chaque semaine, ce sont,
au bas mot, plusieurs centaines de films différents qui sont
projetés, et il faut vraiment ne pas aimer le cinéma pour ne pas
trouver son miel dans la merveilleuse variété qui est offerte :
nouveautés, reprises, continuités. Donc des films récents, des
films anciens, des classiques, des films parfois « invisibles »
ailleurs qu'à Paris. À côté des salles d'exclusivité, de
nombreuses salles offrent une foule de films en continuité
(plusieurs mois après leur sortie) ou en reprises, pour des films
plus anciens. À chacun de mes passages, j'en profite donc pour y
découvrir des pépites : « vieux » films en noir et
blanc que je revois avec plaisir ou que je découvre (car je suis
loin d'avoir tout vu), et surtout documentaires rares et précieux,
qui offrent une vue du monde qui complète celle des films de
fiction.
C'est
ainsi que je suis allé voir cette fois-ci Chalvet,
la conquête de la dignité,
un film de la réalisatrice martiniquaise Camille Mauduech, qui nous
raconte la grève menée par les ouvriers agricoles de la banane en
février 1974. Nous sommes dans l'après-mai 68, et les étudiants
antillais, catalogués comme « gauchistes », qui
reviennent de métropole, pensent que la révolution ici passera,
comme dans la Chine de Mao, par la classe paysanne. Ils vont donc
s'infiltrer dans les campagnes, pour ouvrir la conscience de classe
des ouvriers agricoles, faire la classe à leurs enfants. Ils
découvrent avec effarement la misère sociale et familiale,
l'exploitation éhontée des ouvriers de la banane, soumis à des
conditions de travail proches de l'ancien esclavage : les
patrons « békés » les font travailler à la journée
et, à la moindre protestation, on est viré. Aucune protection contre les produits hautement toxiques. Pourtant la résignation
est souveraine, comme si l'esclavage était encore présent (il l'est, dans les mémoires).
Mais
un jour la révolte gronde. Et la grève éclate : le préfet
envoie la troupe pour réprimer et faire rentrer tout le monde dans
le rang. D'autant qu'on estime en haut lieu que les gauchistes sont
les meneurs. Au lieu-dit Chalvet, à Basse-Pointe, les grévistes
seront encerclés par des centaines de policiers qui tirent sur eux,
tandis qu'un hélicoptère les bombarde de grenades et des gaz
lacrymogènes. Un mort, plusieurs blessés graves. Des milliers de
personnes, ouvriers, paysans et intellectuels confondus, vont
manifester leur indignation, portée à son comble par la découverte
du corps torturé et noyé d'un jeune homme, Georges Marie-Louise.
Les médecins légistes, aux ordres, dégagent la responsabilité de
la police, ce qui accroît la colère populaire. En fin de compte,
pour ne plus continuer à perdre de l'argent, les patrons cèdent
devant les revendications salariales. Et les gauchistes qui n'ont pas
pris le maquis sont emprisonnés. Enfin, c'est la naissance de l'Utam
(l'Union des travailleurs agricoles de Martinique).
Le
documentaire de Camille Mauduech (elle a déjà réalisé deux autres
films sur l'histoire de la Martinique, Les
16 de Basse-Pointe,
2008 : le procès des 16 coupeurs de cannes syndiqués arrêtés en
1948 après l'assassinat d'un administrateur blanc créole lors d'une
grève dans une plantation, et La
Martinique aux Martiniquais, l'affaire de l'OJAM,
2011 : l'Organisation de la Jeunesse Anticolonialiste de la
Martinique secoua l'île et la métropole dans les années 60)
rassemble des témoignages : ceux des ouvriers et ouvrières
agricoles, des patrons, des gendarmes, des militants «
gauchistes
»
infiltrés dans la population, ainsi que des documents d'archives de
l'époque ; elle ne fait aucun commentaire, la parole et les images
parlent d'elles-mêmes. On est en pleine histoire populaire : du côté paysan, la misère, la
résignation et l'asservissement, de l'autre, l'arrogance du
patronat (on est encore dans l'économie coloniale de plantation), et puis les militants qui essaient de faire prendre conscience
aux ouvriers de leur exploitation. En fait, les ouvriers agricoles se
sont mis en grève d'eux-mêmes, sans attendre de mots d'ordre venant des «
gauchistes
»,
qui estimaient qu'ils n'étaient pas prêts. Un film d'histoire,
donc, riche d'humanité et qui donne la parole à ceux qui ne l'ont
pas toujours eue, et qui ont soudain pris conscience de leur dignité.
En quelques jours, ces ouvriers agricoles de Martinique ont choisi de
ne plus subir : leurs témoignages (quarante ans après, ils sont
devenus très vieux) sont extrêmement émouvants. C'est très beau.
Encore
un épisode ignoré de notre histoire, une analyse des rouages du
colonialisme français aux Antilles, et ne comptons pas sur nos
grandes chaînes de télé pour nous le montrer. Ce n'est pas leur
rôle de révéler ce qui, sans être vraiment caché, n'est
cependant pas visible, car n'intéressant soi-disant que peu de monde
: plutôt que de parler de notre histoire, mieux vaut endormir la
population, ou lui faire peur, avec des histoires d'avion disparu, de
président à scooter, de casses et de cambriolages, ou de farce
électorale (après deux mois de pub intensive et écoeurante pour le
FN sur toutes les chaînes, on a fait semblant de découvrir avec étonnement son
triomphe dans des débats d'une nullité affligeante, ce dimanche
soir !). Pourtant, revenir sur l'histoire est bien la seule
possibilité d'être des citoyens, le seul moyen d'éviter de devenir des zombies sans passé, et qui votent
n'importe comment.
Allez
donc voir ce film quand il passera dans votre ville (pas encore à
Bordeaux !).
Le mars de Paris
1 commentaire:
Vous avez fort bien résumé le documentaire que j'ai été voir et AM. Après la projection, la réalisatrice a expliqué de fort belle manière la place de "son projet" dans sa trilogie.
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