lundi 30 décembre 2013

30 décembre 2013 : des saints et des hommes


« Là où je suis né, je veux aussi mourir. 
Ne parle pas de mort, frère François.
De quelle autre chose l'homme doit-il parler ? »
(Nikos Kazantzaki, Le pauvre d'Assise, trad. Gisèle Prassinos et Pierre Fridas, Presses Pocket, 1991)


Avant de poursuivre demain mon bilan de l'an 2013, quelques mots sur mes dernières lectures et mes films récents.
Tel père, tel fils

Du japonais Kore-Eda, dont l'univers me paraît à la fois subtil et universel au visionnement de Tel père tel fils, je n'avais encore rien vu. Et pourtant je suis un fan de cinéma japonais, dont je vois chaque année environ une dizaine de films. Et je rêve toujours d'un voyage au Japon, ne serait-ce que pour devenir un peu plus radio-réactif ! Un film sur la paternité qui, comme vous le savez, me passionne au plus haut point. Le film a obtenu à cannes le Prix du Jury, comme souvent amplement mérité. Kore-Eda nous dévoile les faces diverses d'un Japon ultra-moderne (culte de la performance du père, qui en est presque inhumain), tout autant que traditionnel (soumission de la mère, humanité de la grand-mère, qui rappelle que les parents nourriciers sont plus parents que les simples géniteurs), au bord de la rupture dès que le paraître s'effondre. C'est ainsi que le jeune Keita, six ans, poli (lisse autant que gentil), avec des parents attentifs (enfin, le père, Ryota, esclave de son travail, n'est pas très présent, mais il n'en est que plus oppressant), voit sa vie bouleversée lorsqu'il doit d'abord pour une nuit hebdomadaire, puis pour une plus longue durée, partir vivre dans une autre famille. C'est que les parents viennent d'apprendre que Keita n'est pas leur fils, il y a eu échange de bébé à l'hôpital. « Ainsi tout s’explique », s'exclame Ryota qui n'a jamais compris pourquoi son Keita lui a toujours semblé un autre être, par trop différent de lui. Keita rencontre donc sa famille biologique, sans qu'on lui explique d'ailleurs de quoi il s'agit : c'est bien connu, les enfants n'ont pas droit à savoir. Inversement, Ryusei, l'autre garçon, fait son entrée dans la famille de Ryota. Keita fait connaissance d'une autre vie, plus pauvre, mais tellement plus vivante, même si aucun père n'est un saint. Une superbe réflexion sur la paternité, les liens du sang… 
Les Misérables - Une tempête sous un crâne
Je me suis offert, comme cadeau de Noël, Les misérables, de Raymond Bernard (1933) : le roman de Victor Hugo revisité par un artisan consciencieux, soucieux de produire une œuvre vraie plutôt qu'un chef-d’œuvre. Coffret de quatre dvd (un dvd pour chaque film de la trilogie, + un dvd de bonus), que j'ai regardés dès mon retour à Bordeaux. On retrouve toutes les grandes scènes-clés de l'original : la rencontre avec l'évêque, les malheurs de Fantine, la tempête sous un crâne, l'esclavage de Cosette dans l'auberge des Thénardier, l'épisode de la source et de la poupée (rencontre de Cosette et de Jean Valjean), le guet-apens des Thénardier, les amours de Cosette et Marius, l'insurrection et la mort de Gavroche, le sauvetage de Marius dans les égouts de Paris, l'aveu de Jean Valjean et sa rédemption en une sorte de saint laïque... La restauration du film est magnifique, le noir et blanc superbe, la musique de Honegger discrète, les acteurs prodigieux (Harry Baur, de loin le meilleur Jean Valjean – là aussi le thème de la paternité est bien présent, Charles Vanel en inspecteur Javert monolithique, Marguerite Moreno et Charles Dullin sont des terrifiants Thénardier, Orane Demazis une émouvante Éponine, Florelle une Fantine fragile, Émile Genevois un prodigieux Gavroche...). Bien sûr, il manque quelques épisodes (le couvent, Waterloo), mais l'essentiel y est : l'humanisme de Hugo, sa générosité, son goût des contrastes. À comparer avec les deux autres versions intéressantes : la série télé de Marcel Bluwal dans les années 70 (centrée sur l'insurrection, avec la musique de Verdi, si je me souviens bien) et le film italien de Riccardo Freda, dans les années 50. Le film avec Gabin est très faible en comparaison, et celui avec Ventura, encore plus : Ventura était plus fait pour incarner Javert que Jean Valjean. Et Depardieu peut se rhabiller par rapport à Harry Baur (sans parler des infidélités à Hugo de sa récente version).
Enfin, je lis le roman de Nikos Kazantzaki, Le pauvre d'Assise. Lecture qui m'a été recommandée par Charles Juliet dans son Journal. C'est un roman âpre, biographique, qui suit les pas de François d'Assise, à partir du jour où il décide d'abandonner père et mère, richesse et beaux vêtements pour se consacrer à Dieu et à la sainte pauvreté, la sainte simplicité et l'amour parfait. On suit ses pérégrinations, ses difficultés à se réaliser dans le jeûne et les mortifications ; tout est vu par son premier « disciple », frère Léon, qui raconte l'histoire. Quelques extraits qui m'ont particulièrement plu : "Il ne faut dire à chacun que ce qu'il peut supporter. Le reste est tentation." / "– Où allons-nous, frère François ? demandai-je. – Quel besoin avons-nous de le savoir ? répondit-il. Le Seigneur en a décidé pour nous. Tu connais ces grandes fleurs jaunes qu'on appelle héliotropes et qui regardent le soleil, en tournant continuellement leur visage docile dans la direction de Dieu ? Faisons comme elle, frère Léon, regardons Dieu, constamment, et il nous montrera le chemin." / "– Aie confiance dans l'âme humaine, frère Léon, et surtout n'écoute pas les gens sages. L'âme humaine peut l'impossible." / "– Quelle liberté ! me fit joyeusement François. Nous sommes les gens les plus libres du monde, car nous sommes les plus pauvres. Vois-tu, frère Léon, la pauvreté, la simplicité et la liberté ne sont qu'une seule et même chose." / "À la vue de François, [l'évêque] essaya de prendre une mine renfrognée, mais en vain. Car il aimait beaucoup ce Saint rebelle, qui avait abandonné tout ce que l'homme chérit en ce monde pour adopter tout ce qu'il hait et tout ce qui lui fait peur : la solitude et la pauvreté." / "[François] sentait qu'il n'est pas de grande ou de petite tâche et que poser un caillou sur un mur en ruine, c'est redresser le monde qui menace de tomber, redresser l'âme qui chancelle."
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Nikos Kazantzaki, dont j'avais intensément aimé Le Christ recrucifié et Alexis Zorba, est un immense écrivain. Il a dédié son roman à Albert Schweitzer, noble figure du XXe siècle. Pas évident pourtant d'écrire un roman sur François d'Assise, sans tomber dans l'hagiographie pieuse et pesante. Ici, il recrée le Moyen-âge avec subtilité, n'oublie pas les Cathares, ni les Croisades, ni les divers courants religieux qui agitaient alors la chrétienté. Une lecture vivifiante.

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