« Là
où je suis né, je veux aussi mourir.
–
Ne
parle pas de mort, frère François.
–
De
quelle autre chose l'homme doit-il parler ? »
(Nikos
Kazantzaki, Le pauvre d'Assise, trad. Gisèle Prassinos et
Pierre Fridas, Presses Pocket, 1991)
Avant
de poursuivre demain mon bilan de l'an 2013, quelques mots sur mes
dernières lectures et mes films récents.
Du
japonais Kore-Eda, dont l'univers me paraît à la fois subtil et
universel au visionnement de Tel père tel fils, je n'avais encore
rien vu. Et pourtant je suis un fan de cinéma japonais, dont je vois
chaque année environ une dizaine de films. Et je rêve toujours d'un
voyage au Japon, ne serait-ce que pour devenir un peu plus
radio-réactif ! Un film sur la paternité qui, comme vous le
savez, me passionne au plus haut point. Le film a obtenu à cannes le
Prix du Jury, comme souvent amplement mérité. Kore-Eda nous dévoile
les faces diverses d'un Japon ultra-moderne (culte de la performance
du père, qui en est presque inhumain), tout autant que traditionnel
(soumission de la mère, humanité de la grand-mère, qui rappelle
que les parents nourriciers sont plus parents que les simples
géniteurs), au bord de la rupture dès que le paraître s'effondre.
C'est ainsi que le jeune Keita, six ans, poli (lisse autant que
gentil), avec des parents attentifs (enfin, le père, Ryota, esclave
de son travail, n'est pas très présent, mais il n'en est que plus oppressant), voit sa vie bouleversée
lorsqu'il doit d'abord pour une nuit hebdomadaire, puis pour une plus
longue durée, partir vivre dans une autre famille. C'est que les
parents viennent d'apprendre que Keita n'est pas leur fils, il y a eu
échange de bébé à l'hôpital. « Ainsi tout s’explique »,
s'exclame Ryota qui n'a jamais compris pourquoi son Keita lui a
toujours semblé un autre être, par trop différent de lui. Keita
rencontre donc sa famille biologique, sans qu'on lui explique
d'ailleurs de quoi il s'agit : c'est bien connu, les enfants
n'ont pas droit à savoir. Inversement, Ryusei, l'autre garçon, fait
son entrée dans la famille de Ryota. Keita fait connaissance d'une
autre vie, plus pauvre, mais tellement plus vivante, même si aucun père n'est un saint. Une superbe
réflexion sur la paternité, les liens du sang…
Je
me suis offert, comme cadeau de Noël, Les misérables, de
Raymond Bernard (1933) : le roman de Victor Hugo revisité par
un artisan consciencieux, soucieux de produire une œuvre vraie
plutôt qu'un chef-d’œuvre. Coffret de quatre dvd (un dvd pour
chaque film de la trilogie, + un dvd de bonus), que j'ai regardés
dès mon retour à Bordeaux. On retrouve toutes les grandes
scènes-clés de l'original : la rencontre avec l'évêque, les
malheurs de Fantine, la tempête sous un crâne, l'esclavage de
Cosette dans l'auberge des Thénardier, l'épisode de la source et de
la poupée (rencontre de Cosette et de Jean Valjean), le guet-apens
des Thénardier, les amours de Cosette et Marius, l'insurrection et
la mort de Gavroche, le sauvetage de Marius dans les égouts de
Paris, l'aveu de Jean Valjean et sa rédemption en une sorte de saint laïque... La restauration du
film est magnifique, le noir et blanc superbe, la musique de Honegger
discrète, les acteurs prodigieux (Harry Baur, de loin le meilleur
Jean Valjean –
là aussi le thème de la paternité est bien présent, Charles Vanel en inspecteur Javert monolithique, Marguerite Moreno
et Charles Dullin sont des terrifiants Thénardier, Orane Demazis une émouvante
Éponine, Florelle une
Fantine fragile, Émile Genevois un
prodigieux Gavroche...). Bien sûr, il manque quelques épisodes (le
couvent, Waterloo), mais l'essentiel y est : l'humanisme de
Hugo, sa générosité, son goût des contrastes. À
comparer avec les deux autres versions intéressantes : la série
télé de Marcel Bluwal dans les années 70 (centrée sur l'insurrection, avec la musique de Verdi, si je me souviens bien) et le film italien de
Riccardo Freda, dans les années 50. Le film avec Gabin est très
faible en comparaison, et celui avec Ventura, encore plus :
Ventura était plus fait pour incarner Javert que Jean Valjean. Et
Depardieu peut se rhabiller par rapport à Harry Baur (sans parler
des infidélités à Hugo de sa récente version).
Enfin,
je lis le roman de Nikos Kazantzaki, Le
pauvre d'Assise.
Lecture qui m'a été recommandée par Charles Juliet dans son
Journal.
C'est un roman âpre, biographique, qui suit les pas de
François d'Assise, à partir du jour où il décide d'abandonner père et
mère, richesse et beaux vêtements pour se consacrer à Dieu et à
la sainte pauvreté, la sainte simplicité et l'amour parfait. On suit
ses pérégrinations, ses difficultés à se réaliser dans le jeûne
et les mortifications ; tout est vu par son premier « disciple »,
frère Léon, qui raconte l'histoire. Quelques extraits qui m'ont
particulièrement plu : "Il
ne faut dire à chacun que ce qu'il peut supporter. Le reste est
tentation." /
"–
Où allons-nous, frère François ? demandai-je. – Quel besoin
avons-nous de le savoir ? répondit-il. Le Seigneur en a décidé
pour nous. Tu connais ces grandes fleurs jaunes qu'on appelle
héliotropes et qui regardent le soleil, en tournant continuellement
leur visage docile dans la direction de Dieu ? Faisons comme
elle, frère Léon, regardons Dieu, constamment, et il nous montrera
le chemin." /
"–
Aie confiance dans l'âme humaine, frère Léon, et surtout n'écoute
pas les gens sages. L'âme humaine peut l'impossible." /
"–
Quelle liberté ! me fit joyeusement François. Nous sommes
les gens les plus libres du monde, car nous sommes les plus pauvres.
Vois-tu, frère Léon, la pauvreté, la simplicité et la liberté ne
sont qu'une seule et même chose." /
"À
la vue de François, [l'évêque] essaya de prendre une mine
renfrognée, mais en vain. Car il aimait beaucoup ce Saint rebelle,
qui avait abandonné tout ce que l'homme chérit en ce monde pour
adopter tout ce qu'il hait et tout ce qui lui fait peur : la
solitude et la pauvreté." /
"[François]
sentait qu'il n'est pas de grande ou de petite tâche et que poser un
caillou sur un mur en ruine, c'est redresser le monde qui menace de
tomber, redresser l'âme qui chancelle."
Nikos
Kazantzaki, dont j'avais intensément aimé Le
Christ
recrucifié
et
Alexis
Zorba,
est un immense écrivain. Il a dédié son roman à Albert Schweitzer, noble figure du XXe siècle. Pas évident pourtant d'écrire un roman sur
François d'Assise, sans tomber dans l'hagiographie pieuse et
pesante. Ici, il recrée le Moyen-âge avec subtilité, n'oublie pas les
Cathares, ni les Croisades, ni les divers courants religieux qui
agitaient alors la chrétienté. Une lecture vivifiante.
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