dimanche 11 juin 2017

11 juin 2017 : le vél'homme


Il est bien vrai que toujours, en tout temps, le vieillard retarde. L’époque actuelle, c’est pour lui de l’exotisme.

(Henri Michaux, Ecuador, Gallimard, 1929)


ce faux journal de voyage de Michaux est un pur régal

J’ai beau faire, j’ai du mal à comprendre pourquoi tant de Bordelais (et plus généralement de citadins) s’obstinent à aller au centre ville en voiture, causant des embouteillages monstrueux (surtout en cette saison où les chantiers de voirie d'été ont débuté), alors même qu’il est impossible de se garer près de là où on veut aller. Il est vrai que beaucoup ne se privent pas de se mettre en double file ou en simple file dans les endroits interdits – dans ce cas, ils occupent la bande cyclable – en faisant usage du warning pour signaler qu’il n’en ont pas pour longtemps. Tout cela crée par ces temps de forte chaleur une augmentation de la température et une médiocre qualité de l’air respiré par les infortunés piétons ou cyclistes. À croire que ces hommautos ou femmautos ne savent plus se passer de leur petit engin – enfin, plus souvent gros et rutilants, les engins, on voit bien que c’est la classe moyenne supérieure et les gros patrons qui utilisent encore ce moyen de locomotion.
Avec mon petit vélo, j’ai un peu "l’air d’un con, ma mère", comme chantait Brassens, mais comme nous sommes quand même nombreux dans ce cas, on va dire que les vél’hommes et les vél’femmes sont plutôt des ahuri/es, et peut-être des futuristes, en avance sur leur temps. Car, en dehors de rares vélos électriques, nous utilisons tous notre énergie musculaire, gratuite et non polluante. À notre manière, nous sommes tous des "décroissants". Et le plaisir de sentir sur les bras découverts le déplacement de l’air (même à ma très faible allure, car je redoute toujours l’incident avec un piéton qui n’écoute que ses écouteurs vissés sur les oreilles, avec un autre cycliste qui va à toute berzingue, avec un deux-roues motorisé, les plus dangereux car ils essaient de se faufiler dans les interstices, et enfin avec les quatre roues ou plus, auxquels il faut particulièrement faire attention, notamment aux croisements) n’a pas d’équivalent : à pied, il fait trop chaud.
J’ai dû redécouvrir l’usage de la voiture cette année, quand mon frère m’a confié les rênes de la sienne, d’abord pour aller faire ses courses, puis maintenant pour lui rendre visite sur le bassin d’Arcachon. Je n’ai jamais été un grand conducteur, j’ai toujours eu peur de la panne, d’un incident technique, et plus que tout, de heurter un quidam à pied ou sur un deux-roues. Je dois avouer que je persiste à préférer le vélo : outre que je n’y suis pas enfermé, j’ai le sentiment très net qu’il me maintient en forme. De plus, je déteste la dictature de la vitesse : même en train, je préfère les TER et les intercités aux TGV.
Tiens, à propos de ce dernier, quand je disais que tous les Français ne sont pas paranos, certains, qui le sont plus que d'autres, n’ont pourtant pas hésité à immobiliser un TGV (et à en retarder plusieurs autres), parce qu’ils ont décelé un suspect dans les toilettes : il s’agissait d’un comédien qui apprenait son texte par cœur ! Et comment l’apprendre sans le réciter à haute voix ? Je ne procède pas autrement ! Il est vrai que je ne me risquerais pas à aller en apprendre un dans le train ! Mais enfin, qu’est-ce que c’est que cette suspicion généralisée ? Dans quel monde vivons-nous ? Est-ce que, vraiment, je deviens un vieillard qui radote et retarde, ou sont-ce les autres qui, à force de vivre dans le virtuel, ne sont plus capables de faire la part des choses dans le réel ?

le bateau ivre, mon poème de chevet 
Relisons Michaux (voir plus haut), relisons Rimbaud : "Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir !" Je crains fort qu’aujourd’hui, sursaturé d’images, on ne voit plus rien, en fait, ni les gens expulsés de leur habitation à la fin de l'hiver, ni ceux qui se couchent très tôt en hiver pour fuir le froid quand ils ne peuvent plus payer le chauffage, ni les enfants qui ne mangent pas à leur faim et parfois en meurent, ni les SDF qui nous tendent la main ("Vous ne voyez pas que vous encouragez la mendicité", m'a dit hargneusement une bourgeoise l'autre jour, et elle ajouta en me lançant un regard noir : "et l'alcoolisme !" ; peut-être, mais puisque j'ai trop et d'autres pas assez, je rétablis l'équilibre), ni les femmes qui font des doubles ou des triples journées pour assurer la vie de leur famille, ni les corrompus qui continuent à plastronner ici et là, ni la richesse insolente et insupportable de quelques-uns. Et inutile de parler encore des migrants et de ceux qui se noient, ni des populations civiles prises en otage entre les bombardements de la coalition internationale, d'Assad et de ses alliés, et les massacreurs de Daech... On finit par se dire, avec Rimbaud toujours : "Mais, vrai, j'ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes"
 

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