dimanche 6 juin 2010

6 juin 2010 : JM bis




Faust : celui-là seul est digne de la liberté, tout comme de la vie, qui chaque jour se la doit conquérir.
(Johann Wolfgang Goethe, Second Faust, V)


Me voici revenu en quelque sorte au point de départ, à Besançon, où je passe ma dernière journée, ma dernière soirée, ma dernière nuit.

C’est de nouveau Jeanne-Marie (JM) qui me reçoit. Christian vient me dire adieu, il a son dimanche pris par une animation à Arc-et-Senans (la fameuse Saline, que je n’ai pas vue, à visiter une prochaine fois, encore une de ces “folies” issues du cerveau d’un des utopistes franc-comtois, c‘est là qu‘on a transféré provisoirement les collections du Musée Courbet d‘Ornans) et, devant se lever tôt, il ne sera pas de la soirée à laquelle veut m’emmener Jeanne-Marie, voiturée par Georges. Le frère de Jeanne-Marie, JB, vient aussi. Et je monterai dans sa voiture ; il a passé l’après-midi à des démonstrations de matériels pour handicapés : joëlette, (appareil de transport permettant de placer un fauteuil au-dessus d'une roue, et muni de brancards à l'avant et à l'arrière pour tirer, pousser et, au besoin, soulever) vélo-pousseur (Jeanne-Marie en a fait l‘essai) et diverses inventions pour permettre aux handicapés de bénéficier aussi des joies du plein air. Après avoir été facteur d’orgues (JM me dira qu’il possède un superbe clavecin), JB est devenu éducateur spécialisé, et s’occupe précisément d’enfants handicapés. À cinquante ans, il est à un tournant décisif de sa vie, qu’il doit réorganiser sur de nouvelles bases. Je le comprends parfaitement, moi qui suis veuf et dois me reconstruire, rebondir loin des grands chemins et des voies toutes tracées, et chercher de nouveau une place. Je lui souhaite de réussir.


Et à partir de notre conversation, je m’interroge sur les gens, que je diviserai volontiers en deux catégories, les gens ordinaires et les gens exceptionnels. Dans chacune de ces catégories, il y a des bons et des mauvais, des doux et des brutes, des sains et des pervers, des généreux et des mesquins, des chaleureux et des froids, des fragiles et des forts, des normaux (les plus terrifiants, car ils sont souvent pervers, et surtout ils remplissent les fameuses majorités silencieuses qui laissent se perpétrer tous les malheurs de la terre, du moment qu‘ils ne les atteignent pas) et des doux dingues, des aimants et des indifférents, des vaincus et des arrivistes… Et, de surcroît, on en est arrivé à la primauté actuelle « de “l‘homme économique”, rationnel et industrieux, contrôlant ses désirs non par vertu mais par calcul du bénéfice à venir », que stigmatise Allan Bloom dans L’amour et l’amitié, et qui devient de ce fait, parce que calculateur, méchant, brutal, mesquin, arrogant, humiliant, écrasant la liberté des autres. Des individus qui ne nous haïssent pas pour ce qu’on fait mais pour ce qu’on est, du moment qu’on n’est pas froidement calculateur comme eux.

Il va de soi que je préfère de loin l’homme non-économique, celui qui vit seulement pour vivre, par amitié de la nature, de la plante, de l’animal, de l’art et par goût de ses semblables, de tout ce qui vit. Par goût du secret, du clandestin, du sourire et des larmes, de la pluie et du vent, du fruit dans lequel on croque en observant les oiseaux par la fenêtre, du velouté de la phrase pêchée dans un livre aussi bien que la peau de la pêche sur laquelle on pose sa main, du sourire de l’enfant que l’on relève et du "vieux" à qui on rend visite. Par souci de tout ce que l’on peut poser sur une épaule ou sur le cœur. Je préfère l’homme qui pense que chaque geste peut être celui de la dernière fois, surtout le geste gratuit de l‘amitié…

C’est là que je retrouve ma Jeanne-Marie. Elle a organisé la sortie en lien avec un site internet qu’elle me signale et qui s’appelle “on va sortir” (OVS) ; ce n‘est pas un club de rencontres plus ou moins sentimentales ou sexuelles (quoique rien ne soit interdit), mais il s’agit d’indiquer aux autres telle ou telle sortie intéressante : ciné, rando, musique, théâtre, voyage, soirée en appart, etc., qu’on peut partager ensemble. Les adhérents, apparemment nombreux, s’appellent entre eux les ovéssiens (en vérifiant ce dimanche sur internet, j‘ai vu que Poitiers a aussi ses ovéssiens, et qu‘on y annonce la séance de théâtre de mes amis amateurs ! Je m’inscris aussitôt).

Là, il s’agissait de rejoindre une fête en plein air pour l’inauguration d’une installation dans le parc de Gendrey, à 30 km de Besançon, de sculptures et d’art contemporain en plein air. Plusieurs des artistes sont connus de Jeanne-Marie, ovéssienne avertie.
Des sculptures en béton

Et nous voilà donc arrivés vers vingt heures dans ce lieu un peu magique qui me rappelle le parc de plein air que nous fit visiter Mathieu en 2004 à Umeå. Il y a là du béton, du bronze, du métal, du bois, du verre, du concret et de l’abstrait, de la tradition et de l’innovant. J’ai particulièrement aimé l’immense toile d’araignée en fil de laine rouge qui recouvre intégralement le terrain de basket.



Jeanne-Marie et l'ami Georges devant une des sculptures
Mais il était tard, et le flash ne s'est pas déclenché !

Il est prévu d’y pique-niquer, un barbecue est prêt, et JM, en habituée de ces agapes, et dont le réfrigérateur regorge de nourritures (pour les amis, dit-elle), a préparé tout un tas de victuailles, saucisses (qui rissoleront sur le barbecue), côtes de porc (qu‘on rapportera intactes), pâté (fabriqué par sa mère), fromage de Comté, cake salé fait par JB, tandis que son amie Nicole (autre ovéssienne) qui nous a rejoints apporte ses salades de fruits. Et moi, là-dedans ? Je peux donner des textes, et, avant qu’il ne fasse nuit, je lis du Christian Bobin pour les mangeurs proches.


Un autre aspect du parc avec des sculptures en bois

C’est sous la clarté des étoiles que s’achève la soirée. Il est 23 h passées, et il y a encore la route à faire. Mais JM resterait bien jusqu’au matin !!! En la voyant, en l’admirant, on peut dire avec Yasmine Char, dont j’ai lu des extraits du livre La main de Dieu pendant ma tournée : « Devant la grâce, la nature s‘incline. La vie ouvre grand ses portes. » Mais cette grâce, elle n’arrive pas par hasard. Au fil des conversations, je saisis à quel point Jeanne-Marie a dû se battre pour survivre, et même pour simplement exister. Contre tous ceux qui veulent laminer les différences, dissimuler ce qu’on n’ose pas montrer, éliminer ce qui n’est pas rentable et ne relève pas de la gratuité, ceux qui savent mieux que vous comment on doit vivre et qui ont si vite décidé de vous condamner. Quelle force dans ce combat de chaque jour ! Et quelle beauté rayonnante dans son regard ! Et comme on comprend qu’elle soit si bien entourée d’amis !

« Prenez le chagrin d‘amour le plus violent, laissez-le mariner, ajoutez-y dix ans, et il n‘en restera rien, ou presque, une impression vague de roman aux trois quarts oublié », a écrit Henri Calet dans Le tout sur le tout. C’est assez vrai, mais le contraire aussi. Prenons une telle rencontre, et soyons assuré qu’on en reste marqué pour la vie. Comme je lui parle d’opéra, elle m’apprend qu’elle a assisté il y a dix ans à La Chauds-de-Fonds (Suisse) à une représentation de La flûte enchantée, de Mozart, dont elle garde un souvenir ébloui. À sa manière aussi, Jeanne-Marie réenchante le monde.

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