Au
bout de mon âge
(Louis
Aragon, Le
voyage de Hollande,
Seghers, 1965)
J'ai
soixante-dix ans. Beaucoup me disent qu'il faudrait que j'y aille
mollo désormais. C'est sans doute vrai, mais peut-on changer ?
préparation au départ : drapeaux de la CNT
JE NE DEVRAIS PLUS manifester. Ça aussi, je l'ai entendu. Ce qui se
passe en France (la loi Macron sur le travail), dans le monde, ce
ne serait plus de mon ressort. Eh bien, je ne suis pas d'accord, et je
suis allé manifester hier après-midi à Bordeaux, j'étais parmi les
3000 partis de la Place de la Victoire, devenus environ 10000 Allées
de Tourny (estimation personnelle, le défilé faisant plus de 800 m
de long, nous étions environ 25 de front, et je compte large en
disant que chaque front faisait 2 m de profondeur, donc 800 x 25 :
2 = 10000)...
c'est ça la laïcité !
J'ai
été séduit par la bonne humeur qui régnait, jeunes et vieux
mêlés, je me suis faufilé comme d'hab dans les rangs de la CNT
(tendance anar) – faudra bien qu'un jour j'aille à une de leurs
réunions hebdomadaires – qui, avec le NPA, fermait la marche. On a
chanté des chants de la Commune, et notamment la
semaine sanglante et
son beau refrain ("Oui
mais ! Ça branle dans le manche, / Les mauvais jours finiront. / Et
gare à la revanche, / Quand tous les pauvres s’y mettront")
ainsi que l'Internationale
qui reste pour moi un chant fondamental ("Il
n'est pas de sauveur suprême / Ni Dieu ni César ni tribun",
par exemple). Ce n'est pas ma première manif et ce ne sera pas la
dernière. Une autre se profile contre l'état d'urgence, samedi
prochain !
sur les épaules de papa, on manifeste jeune !
Si
j'ai manifesté, c'est d'abord contre la perversité du gouvernement
qui a réussi à faire appeler par tous ses thuriféraires aux ordres
(radio, télé, presse, et malheureusement même une partie des
manifestants) la loi en question "loi
El Khomri", alors
que cette dernière n'est pour rien dans sa rédaction. Comme par
hasard, ces faux jetons font porter le chapeau d'une loi très
impopulaire à une ministre dont le nom a une consonance arabe :
entièrement d'accord, elle avait qu'à ne pas accepter (et faire
comme Taubira, démissionner). Mais enfin, que ce gouvernement
décidément détestable veuille ainsi alimenter le racisme
anti-arabe que les Français n'ont déjà que trop facilement
l'habitude de trouver normal, je trouve ça dégueulasse. Une honte
de plus pour Hollande, Valls et Macron, ce fumier, à qui j'attribue
le nom de la loi.
JE NE DEVRAIS PLUS faire de randonnée en montagne, me dit-on, surtout
par des températures caniculaires. Mes promenades dans les petites
montagnes de Man doivent me servir d'avertissement. C'est vrai, mais
la montagne, c'est quand même beau... Et, après tout, on peut
parfois y monter avec un téléphérique ou… à vélo !
car, à vélo aussi, on manifeste !
JE NE DEVRAIS PLUS faire autant de vélo. En tout cas quand il fait très
chaud. Et surtout mettre un casque : or je n'en mets pas ! À
l'extrême rigueur, je pourrai en mettre un (il dort dans
ma cave) pour une de mes randonnées au long cours, le long des
routes et des canaux. Mais en ville ? Où le mettrai-je quand je
vais dans une boutique ou au cinéma ? Sous mon bras ?
Merci bien. Le jour où ça sera obligatoire (car le lobby des
fabricants fait un foutu forcing auprès des députés), je ne ferai
plus de vélo. Et combien comme moi ? Qu'on en mette pour faire
de la vitesse, du VTT sur des sentiers pentus et pleins de
chausse-trapes, ou pour faire le fou quand on est gamin, OK. Je ne
suis plus un gamin, je ne fais pas de VTT, et je roule très
lentement... Et puis, le vélo, ça fait du bien à mon organisme...
Et une casquette me suffit amplement.
mon utopie : vélo, rencontres, le rêve quoi !
JE NE DEVRAIS PLUS voyager autant. C'est ce que certains me disent.
Pose-toi, mec, c'est quoi cette bougeotte ? Hé, c'est celle de
quelqu'un de vivant, qui a encore l'usage de ses jambes, fort
heureusement... Qui sait encore prendre le train (avec son vélo
d'ailleurs) ou le bus. J'en connais qui m'envient parce qu'ils ne peuvent plus : la maladie ou l'âge les clouent... Par contre, effectivement, je pense limiter
mes déplacements en avion. Encore faudrait-il qu'il y ait un autre
mode de déplacement pour aller à certains endroits ! Il est
par exemple très difficile aujourd'hui d'aller à Venise en train.
Peut-être le bus existe-t-il, faudra que je regarde.
JE NE DEVRAIS PLUS trop lire non plus. C'est vrai, ça abîme
la vue, ça coupe des autres (parce que le smartphone, ça ne coupe
pas, peut-être ?), ça fait intello (plus que la pétanque), ça en
jette, parfois, ça donne même des idées... Mais 1 – je ne lis pas pour briller en société,
et ne parle de quelques-unes de mes lectures que pour les partager ;
2 - je ne lis pas non plus pour me distraire ou du moins pas
uniquement pour ça ; 3 - je lis pour me nourrir, pour me
comprendre et pour comprendre le monde. Certes, on peut penser que
justement, je n'y comprends pas grand-chose à ce pauvre monde et que
je peine, comme tous ceux qui réfléchissent, à savoir qui je
suis. Est-ce une raison pour arrêter de lire ? Je ne vois
pas pourquoi ayant appris à lire, je chercherai maintenant à
désapprendre, comme trop le font...
et l'humour, qu'en faites-vous ?
JE NE DEVRAIS PLUS hanter les salles ni les festivals de cinéma.
Mais là aussi, exactement comme pour les livres, le cinéma me
nourrit, me permet de me mesurer au monde et de me mesurer moi-même.
D'où mon goût pour les films du monde entier. Pour les films qui me
parlent de l'enfance, de l'adolescence, de la violence et de la
douceur, du bien et du mal, de la vieillesse et de la mort :
pour paraphraser Montaigne, regarder des films, c'est, aussi, apprendre à
mourir (donc à vivre, puisque la mort fait partie de la vie).
Au fond, JE NE DEVRAIS PLUS vivre. J'ai
déjà renoncé à beaucoup de choses, qu'on me laisse nourrir mon
esprit avec des livres, des films, de la musique, des opéras, des
rencontres de hasard que les voyages apportent ; qu'on laisse
mon corps se repaître de bicyclette, de marche à pied, qui sont
d'ailleurs à leur manière également des exercices spirituels.
Qu'on me laisse manifester tout mon saoul ! Qu'on me laisse
vivre, que diable !
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