Les
princes qui nous gouvernent conduisent le peuple sur les voies du
matériel, du clinquant. Ils se moquent royalement de la culture. Ils
la foulent aux pieds.
(Nangala
Camara, Le printemps de la liberté,
Le serpent à plumes, 2000)
Bien
entendu, comme je l'ai laissé entendre, j'ai aussi beaucoup lu
pendant ma parenthèse ivoirienne. J'avais emporté un livre du
romancier Ahmadou Kourouma et trois titres de Amadou Koné (le roman
Les
frasques d'Ebinto,
les pièces de théâtre Le
respect des morts
et De
la chaire au trône,
tous trois de grande qualité),
achetés avant de partir à la librairie Présence africaine de
Paris. Et, de la bibliothèque de Lucile et Pierryl, j'ai extrait et lu trois
livres d'auteurs ivoiriens, deux de Venance Konan : Robert
et les Catapilas
et Les
Catapilas, ces ingrats,
et le roman de Nangala Camara cité en exergue,
ainsi que le beau roman historique d'Amin Maalouf, Léon
l'Africain.
Je ne vais pas vous assommer en vous parlant de tous ces livres, mais
insister sur deux seulement, qui sont deux très bons romans.
Je
connaissais et j'appréciais Ahmadou Kourouma depuis longtemps, l'avais même proposé en lecture "obligée" à mes élèves bibliothécaires pour Monnè, outrages et défis pendant l'année scolaire 1990-1991, mais je n'avais pas
encore lu son premier roman, Les
soleils des Indépendances,
paru au Seuil en 1970, et immédiatement acclamé comme un très
grand livre.
La
Côte d'Ivoire quelque temps après l'indépendance. Fama Doumbouya, descendant des
grands chefs coutumiers malinké, a perdu tout pouvoir à Togobola :
"Les Indépendances
avaient supprimé la chefferie, détrôné le cousin de Fama,
constitué au village un comité avec un président. Un sacrilège,
une honte ! Togobala était la chose des Doumbouya". Fama est contraint de s'exiler dans la capitale et de "gagner" sa vie en
faisant la manche, comme une sorte de vautour, aux obsèques : en
effet, les fêtes d'obsèques peuvent parfois durer pendant des jours, avec
des palabres sans fin et de la nourriture à gogo. Il ne se remet pas
du sort qui lui est laissé ! D'autant plus que c'est Salimata, son
épouse, qui travaille dur pour le nourrir. Or, elle n'a pas
d'enfant, et cherchant à en obtenir un, dépense une grosse part de
ce qu'elle gagne chez les marabouts. Sans succès. Le ménage est
devenu infernal. La mort et les obsèques de son cousin au village vont
être l'occasion pour Fama de laisser sa femme, de retourner à son village
natal et de tenter d'y reprendre son prestige. "Les
assis se levèrent, serrèrent les mains des arrivants et, en bon
musulman, chacun s'enquit des nouvelles de la famille de l'autre.
Cela dura le temps de faire passer par un lépreux un fil dans le
chas d'une aiguille".
Dans
un pays qui navigue entre tradition, islam et modernité, plus rien
ne va de soi. La recherche d'identité, les désordres liés aux
changements, la misère, la transition difficile, génèrent des
comportements aberrants. D'autant que les nouveaux maîtres n'y vont
pas avec le dos de la cuillère : "La
politique n'a ni yeux, ni oreilles, ni cœur ; en politique, le vrai
et le mensonge portent le même pagne, le juste et l'injuste marchent
de pair, le bien et le mal s'achètent en se vendant au même prix".
Superbe tableau des débuts de l'indépendance, servi par une
écriture dense et poétique.
Nangala
Camara, dans Le
printemps de la liberté,
nous narre l'histoire de Wonouplet, jeune étudiante. Là, on est dans les années 90. La Côte d'ivoire est mise en coupe réglée par les nouveaux maîtres. Wonouplet est
l'espoir de ses parents qui se serrent la ceinture pour qu'elle achève ses études supérieures. Mais elle aspire tout naturellement à
la liberté, et en particulier celle de pouvoir choisir son amour. Mais les
traditions sont là et la pression sociale est très forte dans un
monde extrêmement misogyne. Pendant son retour en taxi collectif
pour les vacances scolaires, elle se laisse envoûter par le regard
triste d'un jeune barbu, Pessa, poète passionné de jazz, dont les
œuvres poétiques, considérées comme subversives par le pouvoir en
place, sont diffusées sous le manteau dans le campus universitaire.
La passion va naître entre les deux jeunes gens et, au contact de
Pessa, Wonouplet devient une militante et refuse d'entrer dans le jeu
de la corruption et des compromissions (notamment les assiduités
d'un ministre en vue qui collectionne les jeunes filles et voudrait
l'ajouter à son tableau de chasse).
Roman
dénonciateur des manigances des gouvernants et potentats locaux de
tous niveaux (jusqu'à un de ses professeurs qui attire Wonouplet chez lui et la
viole quand elle a treize ans !) et des sbires à leur service :
"Les
tenants de ce système monopolisent tous les pouvoirs au point de
commander à la conscience des citoyens. Ils ont usurpé et confisqué
les supports "médiatiques" qu'ils utilisent à leur seul
profit pour violer la conscience collective. Ils règnent sur ces
supports sans partage, avec arrogance et omnipotence. Ils en usent
pour se faire encenser par leurs thuriféraires au mépris de tous".
Wonouplet réalise que l'exploitation des richesses naturelles du
pays "échappe complètement au contrôle du peuple par le fait
de dangereux transfuges qui ne sont ses concitoyens que par la
couleur de la peau". Elle a bien conscience "qu'on se
leurre en osant croire que l'humanité tend vers des lendemains
meilleurs, enchanteurs. Il y aura toujours des hommes qui en
imposeront à d'autres hommes par la force brutale et imbécile des
armes". Et ce n'est pas les Nations Unies qui vont changer les
choses : "Qu'on ne vienne pas seriner à Wonouplet qu'il existe
un droit international qui préside aux relations entre nations du
monde et garantit le droit de chaque peuple à disposer de lui-même.
Les plus forts économiquement et militairement se sont attribué des
prérogatives qui choquent l'entendement. Ils décrètent les lois,
les interprètent, les enfreignent, selon leur bon vouloir, au gré
de leurs intérêts et de leurs appétits voraces. Comble
d'absurdité, ils se sont octroyé un droit de veto dont ils usent
selon leurs fantaisies et leurs convenances". Les étudiants
pensent que leurs concitoyens "sont maintenus dans un tel
obscurantisme qu'ils ne peuvent prendre conscience de leur condition
d'êtres humains ni de leur environnement. Le système a fait d'eux
des zombies modernes. Tous bavent après les miettes qu'on leur jette
avec parcimonie". Les étudiants finissent par se révolter...
Roman
donc du désenchantement de la jeunesse, privée d'avenir par la
caste au pouvoir, et par tous ceux qui gravitent autour pour récolter
des "miettes". Mais aussi roman de l'espoir et de la
révolte, de la dénonciation du machisme ambiant et de l'exaltation
de la liberté de la femme. Et aussi
un voyage dans le monde de la musique négro–américaine
qu'affectionne particulièrement Pessa : Miles Davis, Billie Holiday,
Louis Armstrong, etc. Un roman qui nous élève, qui nous transporte
et nous rappelle les heureux moments de mai 68, dans un tout autre
contexte. J'en
suis sorti enthousiasmé !
Et
toutes ces lectures d'auteurs ivoiriens m'ont fait pénétrer un peu
plus dans l'âme du pays, en complétant la "lecture"
de ce que je voyais, en me faisant aimer les habitants, comprendre les difficultés.
Conclusion
du voyage : demain...
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