mardi 16 mars 2010

16 mars 2010 : de la librairie


J‘ai toujours aimé avoir peur. C‘est la seule façon de savoir à qui et à quoi on tient essentiellement.
(Michel Candie, Marie Read, femme pirate)


Aujourd'hui, vient d'ouvrir à Poitiers une nouvelle librairie, La Belle aventure, prolongation pour adultes de la première Belle aventure, librairie consacrée aux enfants et adolescents. Quel courage de se lancer en 2010 dans un commerce aussi exigeant et aussi peu rémunérateur ! N'oublions pas que nous revenons de loin, et j'ai envie de paraphraser Bossuet : nous étions entrés dans la « nuit désastreuse ! ô nuit effroyable, où retentit tout à coup, comme un éclat de tonnerre, cette étonnante nouvelle » : la librairie se meurt ! La librairie est morte !

Tant il est vrai que la librairie a bien failli mourir. La libération du prix du livre, vers 1978 ou 79, je ne me souviens plus très bien (j'ai la mémoire qui flanche, moi aussi, et la flemme de regarder sur internet où soi-disant on trouve tout), si elle avait fait le bonheur de la FNAC, avait en effet assassiné un grand nombre de librairies indépendants. Et nous, les bibliothèques, nous ne savions plus à quel saint nous vouer, à quel prix acheter les livres, comment pouvait être calculée la remise. Comme les libraires, nous étions entrés dans un cercle de l'Enfer. Bien sûr, nous n'en mourrions pas, nous. Mais on se demandait quel était le gros malin qui, en haut lieu, avait eu cette idée superbe en apparence, et vénéneuse en réalité. Et j’ai eu peur, oui, peur (et ce n’est pas de ces peurs délicieuses qui nous font frissonner) que les livres disparaissent, et je me suis rendu compte à quel point je tenais à la librairie.

Heureusement, en 1981 (année heureuse s'il en fut, puisqu'entre autres hauts faits, on abolissait la peine de mort, et on achevait – enfin – de couvrir la France de bibliothèques départementales), la loi Lang sur le prix unique du livre, qui imposait un plafonnement de 5% de remise aux individus, corrigée par la suite par le plafonnement des remises aux collectivités, a permis aux librairies qui n'avaient pas crevé dans les deux années qui précédaient, de souffler, de survivre, puis de se lancer dans la modernisation qui était nécessaire aussi. Et aujourd'hui, si certaines grandes surfaces font 5% de remise sur tous les livres, ce n'est plus le cas de toutes, car même la FNAC s'est aperçue que la marge était bien faible, et seuls les titulaires d'une carte FNAC peuvent bénéficier de cette sacro-sainte remise. Exactement ce que faisaient et continuent à faire aussi les libraires ordinaires à leurs clients réguliers.

Mon rapport à la librairie est constant. À vrai dire, c'est quasiment le seul commerce qui m'attire. Dans tous les lieux où je vais, je dois certes aller acheter de quoi manger (épiceries, boulangeries, marchands ambulants, marchés, aller au restaurant), trouver un lieu où crécher (chambre d'hôte, gîte, auberge de jeunesse – mais oui, je ne suis pas si vieux, on veut bien encore de moi ! – auberge, hôtel, chez des amis, la famille, sur un cargo même), mais en fait seuls les lieux où l'on trouve des livres ont pour moi de l'attrait. Donc ça peut être dans des bibliothèques (ainsi sur les deux cargos, mais aussi partout où je vais : ainsi, en Guadeloupe dernièrement, j'ai revisité les lieux de mes méfaits anciens, et à Paris, avant de prendre le cargo, j'ai fait un saut à la Bibliothèque des Littératures Policières, la bien-nommée et bien-aimée Bilipo, où j'ai revu avec grand plaisir Alain Regnault et Michèle Witta, avec qui j'ai participé au club de lecture à la fin des années 80 et au début des années 90, qui a donné naissance aux revues Les crimes du trimestre puis Les crimes de l'année, auxquelles j'ai participé, la Bilipo qui présentait une passionnante exposition sur Dashiell Hammett, le père du roman noir) ou dans des librairies que je trouve mon bonheur...

Je n'oublie pas d'ailleurs qu'autrefois librairie signifiait bibliothèque, et quand Montaigne parle de sa librairie, il parle de ses propres livres. Notons qu'à son époque, l'imprimeur était à la fois éditeur et libraire au sens moderne de ces mots. Ce sont eux qui commandaient et achetaient les manuscrits aux auteurs, qui les imprimaient et les vendaient dans leurs boutiques ou dans les foires commerciales. La séparation de ces trois états ne s'est vraiment faite qu'au XIXème siècle. On peut même dire que c'est Napoléon qui a fixé les règles modernes de ce métier par un décret de 1810, suivi de la création de la Bibliographie de la France. Le métier n'a cependant jamais été facile : concurrence sauvage des colporteurs et de la vente directe par les éditeurs (notamment pour les romans-feuilletons, vendus directement par fascicules), des clubs de livres et de la vente par correspondance, des systèmes de prêt, payant (cabinets de lecture) ou gratuit (bibliothèques), puis plus récemment des grandes surfaces (pour qui le livre n'est qu'un produit comme les autres, et qui ont enlevé aux "petits" libraires les livres de rotation rapide et de vente facile, comme par exemple le Petit Larousse) et des grandes chaînes culturelles (FNAC, Virgin, Cultura, etc.).

Devant les menaces qui pèsent sur la librairie, les pouvoirs publics ont réagi, notamment à l'échelon des régions, qui soutiennent la librairie indépendante, lui décernent un label et l'aident à se moderniser. Saluons le Poitou-Charentes, qui, en ce domaine, est en pointe : le label "Librairie Indépendante Régionale d'Excellence" (LIRE) permet aux librairies labellisées d'être aidées. Pour cela, elles doivent entrer dans le critère suivant : « Entreprises de librairie indépendante enregistrées au registre du commerce dans la rubrique 4761Z en tant que : commerce de détail de livres en magasin spécialisé, dont l'activité principale est la vente de livres neufs ; le capital ou l'enseigne est indépendant de toute chaîne ou groupe financier ainsi que de toute centrale d'achat ; l'actionnaire majoritaire est impliqué personnellement dans le fonctionnement et le financement du point de vente. » La Belle aventure se situe tout à fait parmi ces librairies d'excellence. Il suffisait d'entrer dans le magasin pour la jeunesse, et on était ébloui par l'agencement, le choix des livres (j'y ai même dégotté quelques livres judicieux pour adultes !), la connaissance du fonds par les employées.

La librairie adulte (en face, dans la même rue piétonne) est d'abord une belle réussite de décoration. Un lieu qui certes peut paraître austère, avec ses rayonnages noirs (mais les livres ne colorent-ils pas ?), mais rendu vivant par un canapé rouge – on peut donc s'asseoir et lire un peu sur place –, par un très beau meuble de bois sculpté sur lequel trône la caisse, et le rayonnement des employés – deux hommes ici – et de la patronne. Quant au fonds... Je n'ai pas eu le temps de l'examiner intégralement, bien entendu, mais le peu que j'en ai vu me montre qu'il n'y a pas un livre inintéressant ! Et des découvertes innombrables à faire. D'ailleurs, pourquoi aller en librairie si c'est pour acheter un titre que l'on connaît déjà ? Neuf fois sur dix, il n'y sera pas, et il faudra le commander. Non, on doit aller en librairie pour fureter, farfouiller, fouiner (que j‘aime ces trois verbes en f), et trouver ce que l'on ne cherchait pas ! C'est d'ailleurs aussi comme ça qu'il faut procéder en bibliothèque, où le livre que l'on cherche a de fortes chances d'être déjà emprunté. Cela condamne-t-il les bibliothèques ? Non. Eh bien, c'est pareil en librairie.

Il faut y aller l'esprit vacant, ouvert à toutes les infinies possibilités qui se présentent, et il serait étonnant que, parmi les polars et la SF qui encadrent l'entrée du magasin, la littérature française et étrangère, les livres d'art et la poésie (pièce du fond, derrière la grande arche, et là, des chaises permettent de regarder, de méditer, de compulser), les livres de sciences humaines (pièce de gauche), ceux qui sont en rayonnages ou ceux qui sont sur les tables, ceux conseillés par les libraires, il serait étonnant, dis-je, qu'un vrai lecteur ne fasse pas une découverte capitale pour lui. J'ai repéré, le peu de temps que je suis resté en ce jour d'ouverture, plein de livres pour le cyclo-lecteur, dont un Ubu cycliste d'Alfred Jarry : on aurait dit qu'il m'attendait, pédalant déjà pour moi sur les pages blanches ! Et on peut les ouvrir, les palper, les humer, découvrir le papier, la typographie, voir la table des matières, lire des passages, se faire sa propre idée : essayez ça sur internet ! Et ici, avec les autres clients, amateurs, nous n’avons pas l’impression d’être « séparés les uns des autres par un autre vide indéfinissable et plus difficile à franchir, un vide qui émanait peut-être de chacun », ce vide qu’évoque Simenon dans Trois chambres à Manhattan, car nous savons tous combien à quel point le livre sert de lien, nous remplit, comble les vides, et, loin de séparer, réunit au contraire.



Il y a trente-sept ans, j'avais créé , donné le jour à une bibliothèque, dans laquelle je suis revenu d'ailleurs en 2008, et je peux dire que j'ai été très satisfait du devenir de mon bébé : il avait grandi, s'était affermi, avait pris des proportions d'adulte, et de très belles proportions. j’avais quitté un galet de silex taillé et je retrouvais le David de Michel Ange. Il y a quinze ans, j'ai très modestement apporté ma participation à la création de La Belle aventure, devenue aussi belle et ferme que la Victoire de Samothrace. Je suis content d'avoir participé encore, tout aussi modestement, au démarrage de la librairie bis. Et de l'avoir baptisée aujourd'hui en y faisant mes premiers achats.

Bravo, Christine, pour ce magnifique lancement. Avec toi, je comprends ce que Charles Juliet a écrit pour montrer ce que doit être la vie, notre vie, qui, je le rappelle, est unique : « Qui es-tu ? Que fais-tu de ta vie ? Comment te comportes-tu ? Pourquoi te laisser entraver par la peur ? Pourquoi t‘empêches-tu de vivre ? Abats les murs derrière lesquels tu te blottis. Et avance. Avance. Crée toi-même la lumière dont tu as besoin. » Et s’il y a bien un lieu qui crée de la lumière, c’est une vraie librairie…


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