24
juillet 2002 : cette petite voix, en nous, qui exige parfois
qu'on s'insurge et dise non, je refuse.
(Charles
Juliet, Apaisement : Journal VII, 1997-2003, POL, 2013)
Charles
Juliet. Un nom qui ne vous dit peut-être rien... Il fut célèbre un
temps, au moment de la sortie de son unique roman L'année de
l'éveil (1989), dont on fit un film en 1991. Puis il est retombé
dans un relatif oubli. Poète de grand talent (une anthologie,
Moisson, est parue en 2012), il est aussi amateur d'art et a
écrit sur Bram Van Velde, Giacometti et Cézanne, publié des
entretiens avec Raoul Ubac, Pierre Soulages, Marie Morel, Fabienne
Verdier. Il a écrit également des récits (Attente en automne,
Failles, L'inattendu, Lambeaux). Mais pour moi,
ce qui le rend fraternel, en fait un ami (je l'ai rencontré une
fois, en 1996 ou 97, sans vraiment oser lui parler, mais je crois
qu'il est très timide, pareillement), c'est son Journal, dont
je viens de lire cette année les tomes 6 (à Venise), Lumières
d'automne, couvrant les années 1993 à 1996 et 7 (ces derniers
jours), Apaisement, qui va de 1997 à 2003.
Né
en 1934, Charles Juliet s'achemine vers ses quatre-vingts ans. Enlevé
à sa mère bébé (elle finira morte de faim dans un asile
psychiatrique sous le régime de Vichy, eh oui, sous l'influence
nazie, on se débarrassait ainsi des bouches inutiles, merci Pétain
– quand je pense qu'il y a encore des gens pour l'admirer !),
il a été recueilli par une famille de paysans, il fréquentait
l'école de novembre à avril (car le reste du temps il devait garder
les vaches), puis à douze ans fut placé à l'école d'enfants de
troupe d'Aix-en-Provence, expérience très dure, puis après le
baccalauréat, il entra à l'école de santé militaire de Lyon,
qu'il abandonna au bout de trois ans, sans achever ses études de
médecine. Il voulait en effet se consacrer entièrement à
l'écriture. Non sans difficultés, car il dut d'abord aller au fond
de lui-même ("Un être qui se cherche, qui est en pleine
révolution intérieure, il est conduit à d'importantes remises en
cause. Il arrive alors qu'il soit en rupture avec son entourage. En
conséquence, il s'adresse des reproches, doute de lui-même, combat
ce qu'il pense, se figure qu'il est anormal... Il se sent de plus en
plus seul, s'enfonce dans la souffrance, devient mutique, convaincu
que s'il parlait, il ne serait pas entendu"), tant il se sentait
« différent ».
Sa
grande œuvre est son Journal, en plusieurs volumes, qui
couvre dans sa partie publiée, les années 1957 à 2003. On y voit
l'écrivain à la recherche de soi, des autres aussi. C'est un
document de premier ordre, autant sur le plan littéraire que sur le
plan psychologique, qui nous apprend beaucoup sur lui certes, mais
aussi sur nous, car c'est l'ordinaire des livres de ce calibre-là
(ceux de Montaigne, Rousseau, Gide, Virginia Woolf, etc.) de nous
hisser à leur hauteur et de nous rendre plus fort, plus humain, plus
proche aussi de notre propre intimité.
Petit
florilège : "dire non ne s'apprend pas. La
compassion, la révolte, le refus de participer à des actes
condamnables, ne s'enseigne pas. Que ce non soit dicté par un
sursaut de la sensibilité, de la conscience morale, qu'il soit
spontané ou résulte d'une mûre réflexion, il ne peut avoir sa
source qu'au plus profond de l'être" (24 juillet 2002) ;
"Abîmes de l'être humain. Nécessité d'une constante
vigilance. Obligation de monter la garde en permanence contre ces
démons qui dorment en nous, sont susceptibles à tout instant de
faire irruption et de se déchaîner" (30 décembre 1999) ;
"Les problèmes qui se posent à l'humanité sont de plus en
plus graves, de plus en plus pressants, de plus en plus complexes.
Mais ceux qui ont à leur trouver des solutions demeurent des hommes.
Des hommes avec leur égo, leurs limites, leurs ambitions, leur
volonté de pouvoir, leur détermination à servir les intérêts de
leur pays, et on comprend que les décisions prises ne sont pas
forcément les meilleures" (4 septembre 1998) ;
"s'appliquer à se connaître, c'est aussi vouloir se
transformer, c'est se défaire d'une personnalité d'emprunt, c'est
travailler à détrôner l'égo, c'est tirer au jour ce noyau dur et
inaliénable qui sommeillait au plus reculé de notre nuit, c'est
devenir enfin soi-même. Quand au terme de ce dur travail on est
devenu soi-même, alors on accède à un état qui est à la fois
lucidité, vigueur, bonté, simplicité, sérénité, sagesse,
consentement à soi et adhésion à la vie" (22 février 1998) ;
"Les effets du regard sur autrui. Il peut être humiliant,
déstabilisant, dévalorisant, aimant, approbateur, protecteur,
encourageant..." (1er décembre 1997) ; "Bien souvent,
ceux qui possèdent un savoir en usent pour dominer. […] tout
savoir ne devrait pourtant servir qu'à élaborer, puis toujours plus
perfectionner un savoir-comprendre, un savoir-vivre, un
savoir-aimer." (2 janvier 1996) ; "Le seul vrai
problème auquel chacun ait à donner une réponse est d'ordre
moral : suis-je capable de respecter autrui ? Suis-je
capable de le traiter en égal ? Suis-je capable de ne pas
vouloir l'exploiter, que ce soit psychologiquement ou
économiquement ?" (19 janvier 1994) ; "La pire
des solitudes, c'est être coupé de soi-même, c'est vivre dans
l'ignorance de ce qui nous gouverne, c'est ne rien comprendre à ce
que nous sommes. La plupart des hommes sont dans ce cas" (10
février 1993). Mais on pourrait multiplier les citations, tant cet
homme, cet écrivain, nous parle à hauteur d'homme, comme un frère.
mon bâton de marcheur, que j'ai placé à côté du dessin de Claire qui,
d'une certaine façon, m'accompagnait
Cette
fraternité, je l'ai retrouvée lors de la marche contre le racisme,
où nous n'étions hélas pas assez nombreux – les gens couraient
au Marché de Noël, qui vient d'ouvrir, et, visiblement, notre
marche les gênait dans leur grand-messe commerciale (j'ai entendu
des réflexions du genre : « Quelle horreur ! Rentrez
chez vous ! », ne sachant pas si c'était adressé aux
manifestants en général, ou aux « métissés » en
particulier)... Bon, tant pis, il y avait là mes ami(e)s d'ATTAC
(Association pour la taxation des transactions financières et pour
l'action citoyenne), de l'ACAT (Action des Chrétiens pour
l'Abolition de la Torture), de la LICRA (Ligue internationale contre
le racisme et l'Antisémitisme), de la Ligue des Droits de l'Homme,
de la Cimade, d'Osez le féminisme, sans parler de nombreuses
associations étudiantes, enseignantes (tout de même les enseignants
se doivent d'éclairer le monde), syndicales... Beaucoup de
jeunes, ce qui faisait plaisir. Eux, au moins, sont favorables à un
monde plus fraternel. Et, au détour de la foule, ma belle-sœur B.,
pas vue depuis plusieurs années...
Et
un marcheur arborait fièrement un drapeau que je n'avais
encore
jamais vu : celui de la République espagnole, assassinée par
les nazis et les fascistes.
La république espagnole, martyrisée
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire