Après les arbres,
je me découvrais une nouvelle famille : les livres. Mais les
seconds ne prenaient-ils pas corps dans la chair des premiers,
n'étaient-ils pas tout autant emplis de feuilles bruissantes,
chuchotantes ? Les uns et les autres puisaient dans la terre,
dans l'humus et la boue des jours, leur force et leur élan, et ils
s'épanouissaient dans l'espace, en plein vent. La sève, l'encre –
un même sang obscur coulant avec lenteur, roulant vers la lumière,
et frémissant de la rumeur du monde.
(Sylvie
Germain, Chanson
des mal aimants,
Gallimard, 2002)
Comme
je l'ai déjà dit ici même, La
Princesse de Clèves reste
mon roman préféré, celui qui m'a le plus marqué, celui que j'ai
le plus souvent lu (cinq fois déjà ! contre trois pour Un
amour de Swann et
deux fois pour une quarantaine d'autres), et qui a orienté même ma
manière d'envisager et de vivre l'amour, dans le rapport à
l'honneur, à la fidélité et au renoncement. C'est dire
l'importance que je lui accorde. Et ma prochaine lecture (la sixième)
débouchera sur une étude précise destinée à mon futur livre sur
les femmes écrivains.
Mais
je viens d'emprunter à la Médiathèque de mon quartier le superbe
documentaire de Régis Sauder, que j'avais raté lors de sa sortie au
cinéma (et de son passage à la télé, vu que je ne regarde
quasiment jamais la télé), Nous,
princesses de Clèves,
dans lequel le réalisateur montre une classe de première (ou de
Terminale, on ne sait pas très bien) du lycée Diderot de Marseille,
qui étudie et vit ce roman. Or, c'est un lycée classé ZEP, situé
dans les quartiers Nord, jugés sensibles, avec de nombreux élèves
issus de l'immigration. La prof de français admirable qui gère
l'affaire organise ainsi la rencontre entre deux cultures qui peuvent
sembler antinomiques : la culture classique, avec tout ce que
cela comporte de difficile et de « bourgeois », voire
même d'aristocratique en l’occurrence, et la culture populaire,
celle des « cités ». Le contact aurait pu paraître
rude. Pourtant ces jeunes garçons et filles prouvent qu'ils sont
parfaitement capables d'assimiler, de comprendre, de jouer, de
s'emparer de cette œuvre et même de tirer pour eux-mêmes des
leçons de l'amour galant du XVIIème siècle, situé par l'auteur
(Madame de Lafayette) au XVIème sous le règne d'Henri II. Forme
d'amour qui pourtant peut sembler à mille lieues de l'amour tel
qu'il peut être vécu par des jeunes d'aujourd'hui.
Instantanément,
on comprend que ces adolescents, issus des milieux défavorisés,
comme on dit aujourd'hui, sont capables de s'identifier, qui à la
princesse de Clèves (une jeune fille partagée entre son « fiancé »
et un autre qui l'attire irrésistiblement), qui au duc de Nemours,
(celui qui profite à plein de sa situation de dragueur impénitent,
et "il a bien raison", souligne un des garçons), qui au
prince de Clèves, pour ses qualités d'honneur, que relève un
autre. Le désordre amoureux que dépeint le livre – intrigues,
dissimulations, ragots – trouve un écho immédiat chez ces jeunes.
On les voit dire et jouer le texte en classe, le lire à haute voix en famille, avec les
commentaires de parents qui soulignent la justice des conseils que
donne à sa fille de Madame de Chartres (« une femme doit
aimer, se dévouer à son mari », dit un père), en trouver
encore des échos lors d'un voyage scolaire à paris, où ils voient
au Musée du Louvre les portraits des personnages historiques du
roman (seuls deux d'entre eux étaient jusque-là allés au Louvre), ou
découvrent à la Bibliothèque nationale de France l'édition
originale du roman, que leur montre un conservateur de bibliothèque
partageur de savoir.
Bien
sûr, lire La Princesse de Clèves ne change pas fondamentalement
leur vie. Ils se savent pour beaucoup d'entre eux, stigmatisés par
leur origine sociale, et
la
douleur n'est jamais loin. Oui, on peut apprécier et même se
passionner pour une œuvre classique, écrite dans une langue
désuète, relevée, « ancienne », quand on vient des « quartiers », il suffit
pour cela d'un professeur qui choisit de ne pas exclure davantage de
la culture ceux qui en sont trop souvent dépourvus. Le voyage à
Paris est l'occasion de délier les langues et de vérifier que
cette culture noble intimide les classes défavorisées. Bien sûr,
tous n'auront pas le bac, les aspirations de chacun vont se
heurter
aux murs des quartiers, de ses traditions notamment religieuses
(impensable pour une fille de quitter ses parents pour des études
supérieures, sauf mariage), et le jeune homosexuel sait qu'il lui
faudra vivre sa sexualité à Paris. Mais ils auront vécu, l'espace d'une année,
un moment qu'ils n'oublieront pas, et on le voit à la manière dont
ils sont capables de lire et de jouer les dialogues des personnages,
la subtilité même qu'ils apportent dans l'interprétation.
On
ne le dira jamais assez, la rencontre des jeunes avec des œuvres
fortes (littérature, musique, théâtre, cinéma, art, etc.), par la
dimension esthétique inconnue qu'elle leur procure, en dehors de
toute utilité pratique immédiate, leur fait prendre conscience
qu'ils font partie d'une communauté qui dépasse les frontières de
leur classe sociale, que ces œuvres peuvent procurer du plaisir,
peuvent être senties et ressenties jusqu'au fond de l'âme. On est
bien ici, par le biais du pouvoir des mots et de la sensibilité,
dans le partage qui devrait être le fondement de toute éducation et
plus encore, de la civilisation. Le film m'a bouleversé, et je suis
particulièrement heureux, en tant qu'ancien professionnel du métier,
qu'il soit présent dans une médiathèque de quartier : enfin
des bibliothécaires intelligents qui font de la proposition et ne se
contentent pas de répondre à la demande !
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