lundi 18 novembre 2013

18 novembre 2013 : La Princesse de Clèves, ou la famille des livres




Après les arbres, je me découvrais une nouvelle famille : les livres. Mais les seconds ne prenaient-ils pas corps dans la chair des premiers, n'étaient-ils pas tout autant emplis de feuilles bruissantes, chuchotantes ? Les uns et les autres puisaient dans la terre, dans l'humus et la boue des jours, leur force et leur élan, et ils s'épanouissaient dans l'espace, en plein vent. La sève, l'encre – un même sang obscur coulant avec lenteur, roulant vers la lumière, et frémissant de la rumeur du monde.
(Sylvie Germain, Chanson des mal aimants, Gallimard, 2002)

Comme je l'ai déjà dit ici même, La Princesse de Clèves reste mon roman préféré, celui qui m'a le plus marqué, celui que j'ai le plus souvent lu (cinq fois déjà ! contre trois pour Un amour de Swann et deux fois pour une quarantaine d'autres), et qui a orienté même ma manière d'envisager et de vivre l'amour, dans le rapport à l'honneur, à la fidélité et au renoncement. C'est dire l'importance que je lui accorde. Et ma prochaine lecture (la sixième) débouchera sur une étude précise destinée à mon futur livre sur les femmes écrivains.
Mais je viens d'emprunter à la Médiathèque de mon quartier le superbe documentaire de Régis Sauder, que j'avais raté lors de sa sortie au cinéma (et de son passage à la télé, vu que je ne regarde quasiment jamais la télé), Nous, princesses de Clèves, dans lequel le réalisateur montre une classe de première (ou de Terminale, on ne sait pas très bien) du lycée Diderot de Marseille, qui étudie et vit ce roman. Or, c'est un lycée classé ZEP, situé dans les quartiers Nord, jugés sensibles, avec de nombreux élèves issus de l'immigration. La prof de français admirable qui gère l'affaire organise ainsi la rencontre entre deux cultures qui peuvent sembler antinomiques : la culture classique, avec tout ce que cela comporte de difficile et de « bourgeois », voire même d'aristocratique en l’occurrence, et la culture populaire, celle des « cités ». Le contact aurait pu paraître rude. Pourtant ces jeunes garçons et filles prouvent qu'ils sont parfaitement capables d'assimiler, de comprendre, de jouer, de s'emparer de cette œuvre et même de tirer pour eux-mêmes des leçons de l'amour galant du XVIIème siècle, situé par l'auteur (Madame de Lafayette) au XVIème sous le règne d'Henri II. Forme d'amour qui pourtant peut sembler à mille lieues de l'amour tel qu'il peut être vécu par des jeunes d'aujourd'hui. 
  
Instantanément, on comprend que ces adolescents, issus des milieux défavorisés, comme on dit aujourd'hui, sont capables de s'identifier, qui à la princesse de Clèves (une jeune fille partagée entre son « fiancé » et un autre qui l'attire irrésistiblement), qui au duc de Nemours, (celui qui profite à plein de sa situation de dragueur impénitent, et "il a bien raison", souligne un des garçons), qui au prince de Clèves, pour ses qualités d'honneur, que relève un autre. Le désordre amoureux que dépeint le livre – intrigues, dissimulations, ragots – trouve un écho immédiat chez ces jeunes. On les voit dire et jouer le texte en classe, le lire à haute voix en famille, avec les commentaires de parents qui soulignent la justice des conseils que donne à sa fille de Madame de Chartres (« une femme doit aimer, se dévouer à son mari », dit un père), en trouver encore des échos lors d'un voyage scolaire à paris, où ils voient au Musée du Louvre les portraits des personnages historiques du roman (seuls deux d'entre eux étaient jusque-là allés au Louvre), ou découvrent à la Bibliothèque nationale de France l'édition originale du roman, que leur montre un conservateur de bibliothèque partageur de savoir. 
Bien sûr, lire La Princesse de Clèves ne change pas fondamentalement leur vie. Ils se savent pour beaucoup d'entre eux, stigmatisés par leur origine sociale, et la douleur n'est jamais loin. Oui, on peut apprécier et même se passionner pour une œuvre classique, écrite dans une langue désuète, relevée, « ancienne », quand on vient des « quartiers », il suffit pour cela d'un professeur qui choisit de ne pas exclure davantage de la culture ceux qui en sont trop souvent dépourvus. Le voyage à Paris est l'occasion de délier les langues et de vérifier que cette culture noble intimide les classes défavorisées. Bien sûr, tous n'auront pas le bac, les aspirations de chacun vont se heurter aux murs des quartiers, de ses traditions notamment religieuses (impensable pour une fille de quitter ses parents pour des études supérieures, sauf mariage), et le jeune homosexuel sait qu'il lui faudra vivre sa sexualité à Paris. Mais ils auront vécu, l'espace d'une année, un moment qu'ils n'oublieront pas, et on le voit à la manière dont ils sont capables de lire et de jouer les dialogues des personnages, la subtilité même qu'ils apportent dans l'interprétation. 
On ne le dira jamais assez, la rencontre des jeunes avec des œuvres fortes (littérature, musique, théâtre, cinéma, art, etc.), par la dimension esthétique inconnue qu'elle leur procure, en dehors de toute utilité pratique immédiate, leur fait prendre conscience qu'ils font partie d'une communauté qui dépasse les frontières de leur classe sociale, que ces œuvres peuvent procurer du plaisir, peuvent être senties et ressenties jusqu'au fond de l'âme. On est bien ici, par le biais du pouvoir des mots et de la sensibilité, dans le partage qui devrait être le fondement de toute éducation et plus encore, de la civilisation. Le film m'a bouleversé, et je suis particulièrement heureux, en tant qu'ancien professionnel du métier, qu'il soit présent dans une médiathèque de quartier : enfin des bibliothécaires intelligents qui font de la proposition et ne se contentent pas de répondre à la demande !

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