Crouillat.
Un mot crachat, une glaire du cœur, un chancre mental, un ulcère
variqueux de la langue, comme celui de youtre qui avait tenu lieu de
verdict, de condamnation et d'oraison funèbre à sa mère.
Crouillat, insulte d'autant plus affligeante qu'elle vient de la
défiguration d'un terme signifiant « mon frère » en
langue arabe, donc incluant une valeur d'estime et d'amitié, comme
youtre distord le terme allemand désignant simplement un juif. Des
mots à la sonorité laide, de borborygme grailleux, qui emplissent
de pus la bouche de ceux qui les profèrent – mais ceux-là s'en
délectent, confondant pus et suc.
Crouillat.
Heurté et meurtri par cette offense qui ne lui était pas adressée,
révolté autant que désemparé, Paul avait senti un calme inattendu
poindre dans cette mêlée de sentiments, et la chasser en silence.
'A khuya, mon frère. Il serait prêtre, indifférent aux
frontières délimitant les camps, les classes, les castes et les
tribus. Il serait frère de tous, et libre de tout lien assignant à
un cercle, familial ou autre, aliénant à un clan, il serait frère
de sang humain, hors race, et même frère de sang et de souffle de
toute espèce vivante. Il communierait avec toutes les espèces.
(Sylvie
Germain, Petites scènes capitales, Albin Michel, 2013)
Oui,
"des
mots à la sonorité laide",
des mots qui ressurgissent aujourd'hui, comme un fléau qu'on croyait
rangé au magasin des accessoires, des mots qui tuent. Un mal, une maladie, un chancre qui rongent les âmes : le
racisme, ce
qui veut dire le refus de ce qui est étranger, de ce qui est
différent, la haine et la peur de l'autre érigées en principes de
vie, un mal qui touche en premier lieu les classes sociales
fragilisées par la crise, le chômage et la paupérisation,
accablées par l'arrogance des puissants, et qui ont besoin de
trouver un exutoire, un bouc émissaire à leur misère, à leur
malheur. Que ne se tournent-elles pas contre les puissants, les capitalistes, les actionnaires, qui sont responsables de leur malheur ?
Ce
bouc émissaire, c'est l'autre, autrefois juif (affaire Dreyfus,
rafles pendant la dernière guerre), rital (massacre d'Aigues-Mortes
en 1893), gitan (carnet anthropométrique de 1912, livret de
circulation de 1969), etc... Aujourd'hui, c'est l'immigré et le
descendant d'immigré, arabe, noir principalement, ainsi que ceux qui
sont différents, les roms, aussi bien que les sans-papiers : ne
va-t-on pas jusqu'à parler d'invasion musulmane et noire contre
laquelle doivent se dresser les « bons Français » ? Personnellement, je ne
vois pas des
bons
Français dans les parents qui laissent sans réagir une de leurs
gamines de douze ans insulter (« La guenon, mange ta banane »)
une ministre en exercice. Je dois dire que si un de mes enfants avait
osé proféré ce genre d'ignominies, il aurait reçu une raclée [ils ne m'ont jamais donné l'occasion de leur en donner une] : une punition n'a jamais fait de mal à personne.
Mais non, aujourd'hui, c'est normal. On laisse dire, surtout dans les
familles qui ont milité et militent encore contre le mariage pour
tous, car toute forme de racisme peut en cacher une autre.
Se
rend-on compte qu'à force de ce refus de l'autre, on pousse les gens au
communautarisme ? Si les immigrés d'origine musulmane avaient
été mieux accueillis dans notre pays si soucieux des droits de
l'homme, on verrait sûrement beaucoup moins de jeunes femmes voilées : et c'est trop facile aujourd'hui de dire qu'ils ne veulent pas s'intégrer, quand la réalité est qu'on ne les accepte pas, qu'on ne les a jamais acceptés. Si on
veut empêcher le communautarisme, hélas déjà bien implanté, il
faut prioritairement combattre avec force le racisme sous toutes ses
formes, l'intolérance sous toutes ses formes aussi, et pas avec de
la bien-pensance, mais en n'acceptant pas de rien laisser passer ni
verbalement ni physiquement des attaques ignobles et imbéciles. Avec de la pédagogie, avec de la conscience. Oui,
le racisme, loin d'être une opinion, est un délit et il peut devenir
un crime (voir les nazis, quand ils furent au pouvoir).
Pour
en revenir à Christiane Taubira, puisque c'est elle qui cristallise
la haine d'une fraction trop importante de lâches et d'imbéciles, je rappelle que
c'est nous qui sommes allés en Guyane, c'est nous qui y avons
importé des « nègres » comme esclaves, c'est encore
nous qui y allons encore et toujours pour faire du fric, pour la plupart d'entre nous (n'est-ce pas les
expatriés, et est-ce qu'on vous demande, là-bas, de vous intégrer aux coutumes locales, vous qui abhorrez, en général, les noirs et les indiens ?). Alors, je demande à ceux qui se qualifient de bons Français de fermer leur gueule :
Christiane Taubira est française aussi, et meilleure qu'eux, et je suis fier d'elle.
Et moi, je me sens noir et guyanais,
depuis quelques jours !
1 commentaire:
Je ne vois pas pourquoi ces " bons "français auraient puni leurs enfants, puisque, visiblement, ils les avaient mis devant et les avaient fait répéter. J'espère qu'eux par contre seront punis par la loi. Elle existe.
Et j'aime beaucoup votre blog!
Merci!
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