samedi 9 novembre 2013

9 novembre 2013 : « Petites scènes capitales », de Sylvie Germain, à lire


Le silence est une grande chose, un don des dieux, un paradis – voilà ce qu'est le silence.

(Mikhaïl Boulgakov, Le Moscou des années 20, in La Locomotive ivre)




              Nous sommes dans les années 50 : Lili, cinq ans, en vacances chez sa grand-mère Nati, voit sur une vieille photo un bébé dans les bras de sa mère. Elle sait que c'est elle, mais elle n'a jamais connu sa mère et vit avec son père Gabriel, qui est veuf. Et déjà, elle se pose des questions : "Pourquoi suis-je là, pourquoi suis-je moi, en vie, telle que je suis, en cet instant ? Qu'est-ce que je fais sur la terre ? À quoi bon ? Oui, à quoi bon exister ? À quoi bon moi ?" Peu de temps après, le père rencontre Viviane et l'épouse : Viviane a quatre enfants, un garçon, Paul, une fille, Jeanne-Joy et les petites jumelles, presque du même âge que Lili. Chantal et Christine, nés de trois pères différents. La vie s'organise dans cette famille recomposée, où chacun cherche à se faire une place. Lili manque de tendresse : "Viviane n'a jamais été câline avec elle, et à peine plus avec ses propres enfants. Cette femme si sensuelle a toujours contenu ses élans d'affection maternelle, comme si l'abandon de son corps et l'effusion de ses sentiments n'étaient réservés qu'aux hommes. Les enfants, c'est du regard et de la voix qu'elle veille sur eux, pour les dresser, les cajoler, les protéger, les éduquer, selon. Le père agit pareillement. Il n'y a que Nati qui lui ait prodigué de la tendresse ; cette sensation de douceur reste blottie dans un recoin de son corps, en attente d'un rappel". 

le village-mort de Celles au bord du lac du Salagou

   À l'école, Lili apprend que son véritable prénom, le premier de l'état-civil, est Barbara. Mais pour son père, elle est Liliane. Par petites scènes successives, dont chacune a des répercussions sur l'héroïne principale, on avance dans la vie de ces sept êtres ; de lourds secrets semblent traîner. Le cadre familial est un peu étouffant. La grand-mère meurt, puis une des jumelles, la préférée du père d'adoption, ce qui provoque l'effondrement moral de Viviane. L'autre jumelle part rejoindre son géniteur en Nouvelle-Zélande. Peu à peu, Lili se construit. Le frère, Paul, fait une crise de mysticisme à l'adolescence. L'aînée des filles, disparaît pour réapparaître accouchant d'un bébé anormal. Gabriel et Viviane vivent difficilement ces petits ou grands drames et finissent par se séparer. Mai 68 arrive, Lili rencontre un groupe d'émeutiers et abandonne ses études pour s'installer avec eux à la campagne. Puis, quand la communauté éclate, elle "réapprend à vivre seule. Elle apprend à savoir vivre seule". Elle devient artiste, mais finit par comprendre , lors de sa première exposition, en écoutant les commentaires que "Pas mal, oui, juste cela, ce jugement vague suffit, il convient à sa peinture. Du bon travail, solide, le sens de l'espace et celui des couleurs, mais pas de vraie inventivité. Elle n'apporte rien de neuf, rien d'insolite, elle n'est qu'une suiveuse, non dénuée de talent, certes, qui brode des variations à partir d’œuvres d'artistes qui l'ont précédée et qui, eux, ont innové, et étonné". Viviane s'éteint peu à peu : " elle ne se plaint pas, elle subit sans révolte le malheur qui la frappe ; un malheur à rebonds et cumulatif – trop grand, trop rude pour elle, trop épuisant. Elle n'est plus de taille à lutter, elle est lasse à en mourir". Mais, avant de mourir, elle confie son secret à Paul : il n'est pas son fils, mais celui d'une juive que les Allemands ont assassinée. Paul qui avait abandonné sa vocation religieuse pour devenir saltimbanque, devient alors prêtre-ouvrier et aumônier des prisons. Lili apprend que sa vraie mère n'a jamais accepté sa maternité et qu'elle s'est suicidée peu de temps après les avoir quittés.




deuil de la nature


Un roman donc sur les secrets de famille, sur les ombres familiales, sur les deuils successifs, sur l'identité. Et aussi sur la quête de l'amour, de la tendresse chez tous ces êtres perclus de douleurs diverses. "L’amour, ce mot n'en finit pas de bégayer en elle [Lili], violent et incertain. Sa profondeur, sa vérité, ne cessent de lui échapper, depuis l’enfance, depuis toujours, reculant chaque fois qu’elle croit l’approcher au plus près, au plus brûlant. L’amour, un mot hagard". Certes, la tragédie n'est pas loin, le mélo même : les événements de l'histoire, la Shoah, la guerre d'Algérie, Mai 68, le mouvement communautaire hippie des années 70, traversent ces vies, dans les corps, les cœurs et dans les âmes... On trouve donc ici en quarante-neuf scènes, chapitres souvent très brefs, des morceaux de vie tissés de petits bonheurs et de grands malheurs, de moments anodins et de traumatismes profonds, avec, en arrière-plan la recherche spirituelle du « pourquoi la mort ? » Lili, au fil de son avancée en âge, "ne rêve plus d'une autre famille, elle ne souhaite plus un autre passé que celui qui est le sien, tout semé de trébuchements et de déconvenues, de pertes et de renoncements soit-il, et jalonné de deuils. Elle n'éprouve ni regrets ni rancœurs, elle a eu son lot de joies et de plaisirs aussi, ses jours d'allégresse, ses heures d'exultation, elle a vécu selon ses goûts et ses désirs, en liberté". Et elle finit par comprendre que "L'amour n'a pas à se parer de grandes déclarations, de gestes et de postures emphatiques, il n'a à s'encombrer de rien, il a juste à être, et à agir là et quand il faut, sans se soucier si on le voit à l’œuvre". Des truismes, sans doute, mais c'est la vie en marche et le temps qui passe. 

le temps qui passe : mur à Toulouse

 On pourrait dire de ce superbe roman qui était goncourable, mais qui, bien sûr, n'a pas eu le Goncourt, qu'il est le pendant romanesque de l'essai d'Annie Ernaux, Les années. Comme dans ce dernier livre, où Annie Ernaux fait le bilan de toute une vie (la sienne et aussi la nôtre), c'est ici par le biais de la fiction une vie (pour reprendre le titre du beau roman de Maupassant, auquel on pense aussi) entière qui se déroule devant nous. Bilan de Lili-Barbara : "Elle n'a pas vu passer le temps, en elle demeurent l'enfant qu'elle fut, intacte dans ses questions, ses joies, ses effrois et ses rêves, l'adolescente meurtrie par un deuil consumé de jalousie et d'espoir, la jeune femme en errance et celle en grand enjouement amoureux, la marginale au scepticisme irréductible, et l'artiste éprise d'empreintes et de couleurs. Elles sont toutes là, debout, yeux grands ouverts dans un passé toujours présent, tant il est incorporé, silencieux et vivace. Chair du passé, peau du présent". Je crois bien que seule une romancière de grand talent, comme l'est Sylvie Germain, pouvait aussi finement évoquer les déchirures de la vie, mais aussi ses beautés. À mille lieues de l'imbécile, abject et répugnant « manifeste des 343 salauds », ce beau roman qui, au passage, et discrètement, dénonce le racisme ordinaire, nous clame à sa manière : « Touche pas à l'être humain ! »

la permanence des choses : 
clocher de l'Eglise Saint-Porchaire, Poitiers 


Un livre qui semble recueillir "les mots échappés / de rêves de statues" qu'évoque le poète Cédric Le Penven, dans son Adolescence florentine. 



autre petite scène capitale :
l'être humain, sculpture de Robert EPISSE, berger, Labeaume

 

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