10 février 1993 : La pire des solitudes, c'est être coupé de soi-même, c'est vivre dans l'ignorance de ce qui nous gouverne, c'est ne rien comprendre à ce que nous sommes. La plupart des hommes sont dans ce cas.
(Charles Juliet, Lumières d'automne)
J'ai
rencontré Igor lors d'une rencontre conviviale organisée par
l'Association Aides en octobre 2010. J'ai tout de suite senti en lui,
en même temps qu'une identité fragile, une immense solitude, un
cœur énigmatique, un esprit frondeur... Mais aussi un roc de
sympathie. Dans les eaux amères du deuil où je pataugeais alors, la
grande amitié qui est née presque instantanément entre nous m'a
aidé [avec celle de quelques autres] à remonter la pente.
On
sentait en lui, malgré son état, un être sans dépit, sans
révolte, quelqu'un qui dissimulait sa fragilité sous l'apparence
d'un roc que rien ne pouvait ébranler. Il ne m'a pas dit :
« Passe ton chemin, tu es inaccessible ! », mais au
contraire, comme François d'Assise ou le père Gilbert, [personnages] qu'il
admirait, « Viens, frère, nous aurons de l'amitié à
partager ». Comme moi, il aimait lire [ayant été libraire], nous avons donc échangé
des lectures, peu à peu nous nous sommes apprivoisés, comme le
renard et le petit prince [un de ses livres favoris]. Nous avons ouvert nos cœurs, partagé la
connaissance, qui est l'attribut de l'être humain [Cicéron].
Quand
j'ai déménagé à Bordeaux, c'est spontanément qu'il m'a proposé
de loger chez lui quand je viendrai à Poitiers. Et je suis souvent
venu [certes, pas uniquement pour lui, mais il était pour beaucoup dans la multiplicité de mes déplacements], pour partager sa convivialité, manger avec lui, jouer avec lui
au scrabble, écouter les chansons de Barbara ou de Dalida, refaire le monde. Je
lui parlais de mes vieux amis poètes, Georges et Odile, de la grande
solitude de ces personnes très âgées, et je voyais que la sienne
n'était pas moins grande, malgré ses activités associatives.
Pour
le remercier, je l'ai invité à m'accompagner à Venise fin août
début septembre 2012, pour qu'il découvre cette ville magnifique, ses canaux, ses
palais, ses églises, ses œuvres d'art, ses jardins, ses gondoles,
ses ruelles et ses ponts innombrables, ses îles, ses vaporetti qui
nous transportaient d'un lieu à un autre, sa lagune, la plage du
Lido où nous pique-niquions, son soleil éclatant, la Basilique
Saint-Marc, où le dernier soir nous allâmes suivre la messe et
admirer les fresques. Malgré ses souffrances, car son état de santé
était déjà très dégradé – et à Venise, il faut beaucoup marcher
et monter des escaliers pour franchir chaque pont –, je l'ai vu
heureux, rire comme un enfant innocent en observant la foule des
touristes ou les pigeons de la Place Saint-Marc.
Le Lion de Saint Marc
Igor,
je ne suis pas un détective, je n'ai pas à sonder ton énigme, ni à
déchiffrer ton côté obscur, j'ai seulement essayé par l'amitié
d'adoucir tes moments de détresse, de partager avec toi, un peu,
notre faim commune d'humanité. Sur l'autoroute du destin, tu ne t'es
pas offert un péage de longue durée, mais dans mon cœur et dans
celui de ceux qui t'ont connu, il n'y a ni péage ni barrière :
tu es bien là et tu y resteras tant que nous serons en vie.
[texte que j'ai lu aux obsèques d'Igor, 40 ans, ce matin, à l'église Saint-Porchaire, de Poitiers]
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