un
jour, dans un wagon, en regardant le voyageur assis en face de moi
j'eus la révélation que tout homme en vaut un autre... […] je
découvris, en l'éprouvant comme un choc, une sorte d'identité
universelle à tous les hommes.
(Jean
Genet, Ce
qui est resté d'un Rembrandt déchiré en petits carrés bien
réguliers, et foutus aux chiottes)
Je
crois que peut-être la chance la plus extraordinaires que j'aie
connue est celle d'être capable de dire NON aux excès de la société
de consommation. Au moment où, recevant ma feuille d'impôt, je me
retrouve avec un impôt sur le revenu énorme – ce que je ne
reproche pas à l'État,
car qui dit impôt
sur le revenu important dit revenu en rapport – par rapport à
celui de l'an passé, où ce fut pour moi la dernière année où je
déclarais Lucile à charge. Ce qui m'oblige à puiser dans mes
réserves, car je ne m'attendais pas à une telle augmentation (+
5000 € d'un coup !). Je vais faire face, mais commence à me
poser des questions sur la restriction de mon train de vie, et en
particulier sur le coût de ma voiture (essence, assurances,
révisions = environ 3000 € par an).
En
effet, je peux très bien me passer de voiture. Ici, à Bordeaux, je
ne l'utilise jamais, me déplaçant à pied, en bus, en tram ou le
plus souvent à vélo. Pour mon déplacement le plus courant
(Bordeaux-Poitiers), le déplacement en voiture me coûte plus cher
que le train. Par ailleurs, si je n'avais pas la voiture, je
m'organiserais autrement quand je fais des circuits : je peux
très bien emporter mon vélo dans le train pour aller en
Charente-Maritime, dans les Deux-Sèvres, dans les Landes, en
Dordogne, et ainsi faire d'une pierre deux coups : un voyage
agréable, précédé (pour aller à la gare) et suivi (pour me
rendre à la destination finale) d'un exercice physique que j'ai un
peu trop négligé ces temps-ci. Alors que je roulais 6 à 7000 km
par an jusqu'en 2010, je ne fais guère plus que 2 à 3000 depuis que
je suis à Bordeaux. Mon corps s'en ressent, j'ai pris du bide, mon
inspiration littéraire aussi, car ce n'est certes pas en conduisant
ma voiture que des idées de poèmes me viennent, par exemple.
C'est
vrai que je gardais la voiture pour la prêter à mes enfants quand
ils en ont besoin. À eux de me dire si c'est réellement
indispensable ! Par ailleurs, une voiture pour un homme seul,
c'est vraiment peu rentable. C'est aussi une plaie : on a la
voiture, donc on fait des déplacements qu'on ne ferait pas sans –
et qui, tous comptes faits (par moi) – sont loin d'être
indispensables. Et le risque d'accident n'est pas négligeable. J'ai
eu un petit accrochage à Saintes samedi dernier. "Pour
la première fois de ma vie, je prenais vraiment conscience qu'un
jour je devrais moi aussi quitter ce monde et tout laisser derrière
moi",
ai-je relevé dans le beau roman de Jostein Gaarder, La
belle aux oranges.
Il y a longtemps que j'ai pris conscience que le vieillissement est
l'âge des renoncements. Mais comme la solitude choisie est
préférable à la solitude subie, il en est de même des
renoncements. Je savais depuis longtemps que je pourrai renoncer à
la voiture, et j'aurai plus de mal à renoncer au vélo, mais je le
prévois cependant aussi.
"La
question de la finalité de la vie humaine a été posée un nombre
incalculable de fois ; elle n'a jamais encore trouvé de réponse
satisfaisante, peut-être n'en admet-elle d'ailleurs aucune",
nous dit le grand Sigmund
Freud, dans Le
malaise dans la culture
(trad. Pierre Pellegrin, Flammarion). Je n'ai pour ma part jamais
pensé que la finalité de l'humanité était de se transformer en
assis à quatre roues : je pestais assez dans mon quartier
contre les voisins qui enfourchaient leur véhicule pour aller
acheter le pain ou les cigarettes à 400 m à pied, ou qui
occasionnaient des embouteillages monstres aux abords de l'école,
pourtant à peine distante d'un km, comme si la marche risquait de
faire du mal aux enfants ! Après, on s'étonne des maladies de
la sédentarité et de l'obésité galopante... Comment ne pas voir
un lien avec les effets pervers de notre économie capitaliste que
dénonce justement Alain Accardo dans De
notre servitude involontaire
: "depuis
l'obésité des enfants jusqu'au surendettement des ménages, depuis
le gaspillage alimentaire jusqu'à l'épuisement des terres
agricoles, depuis la surexploitation des ressources naturelles
jusqu'au massacre de l'environnement, et finalement depuis la misère
des uns jusqu'au luxe insolant des autres ?"
D'une
certaine manière, la voiture est une des causes de l'endettement des
ménages. Avec le téléphone mobile, internet, les abonnements aux
chaînes câblées et toutes les nouvelles obligations de la
connectique moderne. Voilà comment le capitalisme nous tient. Un des
personnages du polar de Ólfur
Haukur Símonarson,
Le
cadavre dans la voiture rouge,
se pose une question pertinente : "Je
me dis qu'il me faudrait me procurer au moins un poste de radio, pour
ne pas me couper entièrement des événements et de la civilisation.
Puis cette pensée me parut finalement assez incongrue..."
Oui, il y a de l'incongru dans ces obligations civilisationnelles
contemporaines, qu'on impose partout : résultat, les petits
Africains (entre autres) ne rêvent que de ça, et oublient toutes
leurs traditions culturelles, y compris celle de l'autosuffisance
alimentaire. Et je me suis fort bien passé de toute information pendant mes 54 jours de cargo : ni téléphone, ni internet, ni télévision, ni journaux, la fin de l'esclavage de la connexion à perpétuité.
Je
prendrai donc plus de temps dans mes futurs déplacements, car avant
de me séparer de ma voiture, je vais tester des voyages train +
vélo, me rappelant avec John Ruskin que ce "n'est certes pas en allant d'un lieu à un autre à cent miles à
l'heure que nous deviendrons plus forts, plus heureux et plus sages.
[…] Les choses réellement précieuses sont la pensée et la vue,
non la vitesse"
(cité
par Alain de Botton, dans L'art
du voyage).
Et aussi, avec le prix Nobel de littérature Joseph
Brodsky que "celui
qui épouse son temps sera vite veuf".
On
m'a plusieurs fois traité de dinosaure ; j'en suis probablement
un, sous certains aspects (j'ai la télé, mais je ne la regarde
jamais, par exemple). Je pense pourtant de plus en plus que je me
prépare une vieillesse plus libre, en veillant à sélectionner peu
à peu les renoncements qui relèvent du bon sens.
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