l'Art,
comme on l'appelle, n'est pas seulement un dessert, un plat de luxe,
une activité d'exception, et par là suspecte, mais bien au
contraire la vraie nourriture, la vraie activité, quoique secrète
et d'en-dessous, étant comme le sel, étant une saveur qu'on
recherche inconsciemment jusque dans le travail le plus quotidien, le
plus ordinaire.
(Charles-Ferdinand
Ramuz, Le
Peuple,
14 septembre 1925)
Oui,
l'Art n'est pas un luxe, malgré les marchands du Temple (qui se sont
approprié les Van Gogh, après l'avoir laissé crever de faim), et
tout le monde en a besoin : qu'il s'agisse de musique, de
peinture, de sculpture, de dessin, d'objets décoratifs, de
littérature, de poésie, de théâtre, de cinéma, de danse, etc...
Nous avons tous besoin de beauté pour que notre vie soit plus belle,
moins terne, et j'enrage de voir que certains s'accaparent tout ça
et ne le partagent pas. Beaucoup de musées et de théâtres, par
exemple, sont hors de prix. Autre exemple : la ville de mon
copain de lycée, Saint-Laurent du Var, 30 000 habitants, n'a pas de
bibliothèque municipale. Rien ne montre mieux le besoin de culture
pour tous que les romans et films qui montrent ceux qui en sont
dépossédés.
« Dans
dix ans que seras-tu ? » demande un prêtre catholique à Yalann
Waldik, petit cireur algérien tout juste âgé de dix ans. Sa
réponse : « Je serai un cireur de vingt ans, si Dieu le veut
». Pourtant Waldik quitte son douar et, en vendant le dernier bouc
de son père, rejoint la France des années 50, où il va se trouver
parqué dans les bidonvilles de Nanterre avec des dizaines de
milliers d'immigrés nord-africains. Le froid, l'absence de travail,
les souffrances sont terribles. Peut-on se racheter d'être un damné
de la terre ? Non, "Un
rachat, même charnel, même chrétien, ne guérit rien, ne rachète
rien, pas même la chair. Le terme même de rachat est infect – lié
à une notion de marchandage. En langage de vie, cette chose-là n'a
pas de nom, n'existe même pas".
L'amour d'une compagne française, Simone, l'amitié d'un autre
« Bicot », Raus, ne peuvent guérir les blessures de la
dépossession absolue : plus de pays, plus de langue, plus de
religion, l'exploitation par des patrons vauriens ou des marchands de
sommeil sans vergogne, la famine perpétuelle (c'est Ramadan toute
l'année), la prison aussi.
Driss
Chraïbi, dans ce roman terrible de 1955, Les
boucs,
nous montre tout cela. Dans une interview, il précisait : « Et,
moi, fils de bourgeois, je suis descendu vers les travailleurs
nord-africains. Avez-vous connu Nanterre des années 50 ? Avec eux,
j'ai vécu. Non en témoin, mais l'un d'eux. Il fallait le faire. Il
fallait jeûner, un
Ramadan
éternel... Pourquoi j'ai fait cela ?
Eh
bien, je vais vous dire : en 10 ou 11 ans de vie en France, j'avais
vu. Constaté. Nos âmes saignaient dans le pays de l'égalité, de
la liberté, de la fraternité. » Un livre féroce et
magnifique, à la structure narrative éclatée (comme est éclatée
la vie de ces émigrés), donc assez difficile à lire, mais d'autant
plus poignant. Conclusion : les occidentaux ont pris pour
"postulat
mathématique que seuls ils sont le commencement et la fin, et le
verbe et la sanction, que seuls ils savent et vivent et survivront,
que seuls ils possèdent le vrai et le beau, et que même l'économie
doit être faite à leur image..."
Eh bien, non, ça ne fonctionne pas comme ça, comme on le voit
actuellement en Syrie, en Tunisie, en Égypte,
en Irak, en Afrique noire ou en Amérique latine, où nous imposons
nos postulats de démocratie et d'économie et où ça ne marche pas, ou
mal.
Marue-Sabine
Roger, dans son roman Attention
fragiles,
paru dans une collection pour adolescents, nous montre dans un hiver
rude plusieurs personnages qui vont se croiser : Laurence, jeune
femme battue, a fui son compagnon et, devenue SDF, elle habite avec son fils Nono dans
un grand carton de réfrigérateur abandonné sous la passerelle de
la gare. Elle lui fait croire qu'elle part travailler,
et fait la manche. Lucas, le jeune employé du buffet de la gare, qui a perçu sa détresse, lui
donne de temps en temps des croissants ou sandwiches qui auraient,
sinon, été jetés à la poubelle, et lui offre à boire. Bien sûr, seulement
quand le patron n'est pas là : le patron "me regarde comme
si j'étais une merde. J'ai pas d'autres mots pour le dire. Et tant
pis si ça choque. La vraie vulgarité, elle n'est pas dans les mots.
Elle est dans la crasse des âmes", pense Laurence, qui craint
surtout qu'on lui enlève son bambin à qui elle recommande de ne pas
bouger. Mais Nono, qui parle tout seul à son panda Baluchon, repère
sur la passerelle, en haut, un étrange jeune homme avec un chien :
c'est Nel le lycéen, aveugle, qui va au lycée avec son chien. Là,
Cécile, la jeune lycéenne mal dans sa peau, car elle est laide –
un boudin – va le découvrir et ils vont se rencontrer tous deux :
"Je suis paralysée par ce miracle : je t'ai rencontré. Tu
existes. Tu es là", dit Cécile, tandis que Nel est stupéfait
de trouver enfin quelqu'un qui lui parle vrai : "On fait
comme si de rien n'était, on ne parle pas de ta cécité, on
l'ignore. Du coup, c'est toi tout entier qu'on efface", dit-il.
Il y a aussi le gardien du square où, chaque jour, Laurence amène
Bruno, qui a pour eux de la compassion. Mais quand la pluie arrive et
démolit leur cahute en carton, comment Laurence va-t-elle s'en
sortir ? Elle a bien rencontré Geneviève qui lui a donné le
nom d'une association où elle est bénévole, et qui recueille les
sans-logis... Mais va-t-elle oser y aller ? Car ceux qu'on a
effacés, pour reprendre le mot de Nel, ont du mal à accepter qu'ils
existent et qu'on puisse les aider ! Attention
fragiles
est le roman des exclus, des dépossédés, un roman vibrant
d'intensité, d'une beauté crue et nue. Heureusement, tout le monde
n'est pas comme le patron du buffet de la gare dont la devise est :
Propriété privée. "Privée, oui : d'humanité, de cœur,
d'intelligence", ajoute Laurence. Attention
fragiles est
un livre qui professe la vie, la vraie, pas celle que la société de
consommation nous enseigne, mais celle de la relation humaine entre
les gens, de la communication retrouvée. Et ceci sans aucun
misérabilisme, à coups de notations concrètes, vues, senties.
Il
en est de même de la trilogie de Bill Douglas, cinéaste écossais,
qui s'est servi de sa propre enfance et adolescence. 1945 : un
village minier en Écosse ;
deux enfants sont élevés par une vieille femme, leur grand-mère.
Jamie, le héros, en carence affective, trouve un ami en la personne
d'un prisonnier allemand, à qui il apprend l'anglais. Mais Helmut
est libéré et la grand-mère meurt. Tommy, l'aîné, est envoyé
dans un orphelinat. Jamie est récupéré par son autre grand-mère,
alcoolique. Le père joue aux abonnés absents, Jamie aboutit aussi à
l'orphelinat, où un formidable directeur lui ouvre des voies
insoupçonnées : il veut devenir artiste-peintre. Mais Jamie
est repris par le père, avant d'aboutir à l'armée, où il fait
connaissance de Robert qui lui apprend l'amitié et l'initie à la
littérature. Ces trois films (trois moyens métrages de 48 à 72
minutes), qu'aurait pu signer Charles Dickens, sont en noir et blanc,
comme les rues misérables du village, comme la misère des mineurs,
la saleté des vêtements ; véritable documentaire sur la
destinée déchirante d'un enfant non-désiré. La misère,
économique autant qu'affective, est contrebalancée par les plans sur
l'immensité et le silence de l'espace, des champs, des terrils de
mines, du désert égyptien dans la troisième partie. Aucun
misérabilisme pourtant. Ici, aucune thèse, il s'agit de sentir, comme dans les
romans de Driss Chraïbi et de Marie-Sabine Roger. Et, chaque fois,
l'émotion est au rendez-vous.
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