Notre
temps est interrompu sans arrêt par le besoin compulsif de contrôler
les médias que nous portons sur nous, de consulter notre portable,
de photographier, de chercher des sites sur des cartes et des
informations. Toutes ces pratiques bouleversent l'expérience du
temps continu et sans cassure, car elles transforment le temps en
séquences d'interruptions et de moments fragmentés.
Raffaele
Simone, Pris dans la toile : l'esprit au temps du web,
Gallimard, 2012)
La
vieillesse, la retraite, sont, quand on a encore ses yeux, le temps
propice aux relectures. Je me souviens de ma grand-mère voulant
relire les livres qu'elle avait lus au temps de sa jeunesse. Eh bien,
je fais pareil. Depuis quelques années, j'ai relu Alexandre Dumas
(Les
trois mousquetaires,
Le
comte de Monte Cristo,
Les
mille et un fantômes,
Acté),
Corneille (Le
Cid,
Horace),
Georges Darien (Bas
les coeurs !,
Biribi,
La
belle France),
Julien Gracq (Entretiens),
Marcel Proust (Du
côté de chez Swann),
Racine (Andromaque,
Iphigénie,
Britannicus),
Marius Noguès (Petite
chronique de la boue,
Lutèce
et le paysan,
Contes
de ma lampe à pétrole),
Victor Hugo, (Les
misérables,
Hernani,
Ruy
Blas),
Pierre Véry (Les
disparus de Saint-Agil),
Molière (L'avare,
Le
misanthrope,
Les
femmes savantes),
Shakespeare (Hamlet),
Dostoïevski (L'idiot),
Léon Tolstoï (La
mort d'Ivan Ilitch),
Henri Bosco (L'enfant
et la rivière),
Romain Rolland (Jean-Christophe),
Selma Lagerlöf (Le
merveilleux voyage de Nils Holgersson),
Stendhal (La
chartreuse de
Parme),
Emily Brontë (Les
Hauts de Hurlevent),
André Gide (La
symphonie
pastorale),
Charles Dickens (David
Copperfield),
Mohammed Khaïr-Eddine (Légende
et vie d'Agounchich),
George Sand (Simon,
Leone
Leoni),
Paul-Jacques Bonzon (Delph
le marin),
Jane Austen (Raison
et sentiment,
L'abbaye
de Northinger),
Stefan Zweig (Vingt-quatre
heures de la vie d'une femme),
sans compter d'innombrables poèmes (La Fontaine, Hugo, Rimbaud,
Baudelaire, Verlaine, Apollinaire, Aragon, Neruda, etc.)... On
remarquera que ce sont des livres substantiels – sans quoi on ne
les relirait pas ! – parfois destinés à la jeunesse, comme
l'excellent roman de Bonzon, que j'ai relu avec plaisir, me souvenant
de lui comme du premier roman que j'ai lu, vers neuf-dix ans. J'en
avais peut-être lus avant, mais je ne m'en souviens pas.
De
même que je revois des films : là, je ne fais pas de liste,
elle serait trop longue. Idem pour la musique (classique surtout,
jazz) ou la chanson (française, principalement). Mais, pour en
revenir à la lecture, je sais que notre génération, avec celle que
nous avons éduquée, va sans doute être la dernière à se
passionner pour le livre et la lecture, car nous assistons – et les
instituteurs et professeurs sont en première ligne pour le constater
– à un nouvel essor de l'analphabétisme, à un développement de
l'incapacité de lire, à un affaiblissement de l'usage de la langue,
et donc à un retour prochain de la barbarie, ou plus exactement à
une fracture culturelle qui ira s'élargissant entre ceux qui sauront
et maîtriseront, et les autres. Ceci est lié à l'accumulation
exponentielle des nouvelles technologies : "l'explosion
de la télématique, du Web, de la quantité incontrôlable et de la
nature des gadgets numériques me paraît, sous divers aspects, une
des plus extraordinaires manifestations de folie collective (parfois
aussi d'idiotie) qu'on ait jamais connue",
nous dit Raffaele Simone, ce linguiste italien dans le livre savant
déjà cité en exergue.
Oui,
il y a effectivement une folie – c'est même un crime, de mon point
de vue –
à mettre dans
les mains de tout petits enfants (deux ans parfois, ainsi que je l'ai
vu), des consoles de jeux vidéo, et de les installer seuls des heures
durant devant les ineptes programmes, surchargés de pubs, que la télévision propose aux enfants, jeux et programmes qui les
intoxiquent et transforment leur cerveau en machine à enregistrer et
non pas à penser. Il y a de quoi être effaré de voir parents (et
parfois grands-parents) ne plus être capables de dire NON (par
exemple, j'ai encore vu récemment de très jeunes gamins avec leur
machinerie à la plage, comme si la mer, les vagues, les coquillages,
le vent, le sable, n'existaient pas), ni de fixer des limites à
l'utilisation de la télématique (pas de ça dans la chambre, le
soir, où il s'agit de dormir – et une bonne histoire lue sur un
album, bien pelotonné affectueusement avec l'adulte, remplace
largement l'image vidéo –
ni dans les
voitures ou dans les trains, qui sont lieux de convivialité et non
d'isolement sur sa petite machine sophistiquée –
mais malheureusement là, les adultes sont les premiers à montrer le
mauvais exemple, 80 % d'entre eux tapotant sur leur ordinateur ou
leur tablette ou leur iphone).
De
les voir incapables de parler aux enfants, de leur raconter ou de
leur lire des histoires, de jouer avec eux à des jeux (physiques, de
plein air, pour faire agir le corps, ou plus cérébraux,
d'intérieur, pour faire travailler les méninges), de fabriquer des
choses avec eux, de leur apprendre à participer aux tâches quotidiennes,
toutes activités qui leur permettraient d'appréhender le monde
autrement qu'avec des machines, et surtout qui leur apporteraient le
langage indispensable pour se construire intérieurement et pour
comprendre les autres, pour découvrir la communication et la
relation humaines inter-générationnelle, et peut-être pour ne pas
manquer d'amour, tout simplement. Oui, ça fait peur, cette grande
solitude d'enfants encombrés de machineries hautement
technologiques, mais incapables d'avoir un regard vers la nature,
vers les arbres, le ciel, les nuages, vers les autres (devenus
gêneurs), complètement accros, addicts comme on dit maintenant. Que
deviendront-ils ?
Et je ne sais pourquoi, je pense à Marguerite Duras ; il faut dire que je viens de revoir Hiroshima mon amour, le film de Resnais, dont elle a écrit le scénario et les dialogues magnifiques, et j'ai relevé ces phrases suivantes, que je vous invite à méditer : "Du temps viendra. Où nous ne saurons plus nommer ce qui nous arrivera. Le nom s'en effacera peu à peu de notre mémoire. Puis, il disparaîtra tout à fait."
Et je ne sais pourquoi, je pense à Marguerite Duras ; il faut dire que je viens de revoir Hiroshima mon amour, le film de Resnais, dont elle a écrit le scénario et les dialogues magnifiques, et j'ai relevé ces phrases suivantes, que je vous invite à méditer : "Du temps viendra. Où nous ne saurons plus nommer ce qui nous arrivera. Le nom s'en effacera peu à peu de notre mémoire. Puis, il disparaîtra tout à fait."
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